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02 juillet 2016

Lady Susan

Calèche au pied de quelques marches dénotant la demeure-château, bas de chausse de domestiques, sceau en cire d'une lettre qu'on décachette : Love & Friendship commence et je me dis que j'ai déjà vu cent fois cette agitation en costume d'époque1. Seuls changeront les noms et les figures. Justement, Whit Stilmann nous les présente derechef : la scène d'ouverture in media res enchaîne avec une série de médaillons qui introduisent chaque personnage avec son nom et sa fonction2… exactement comme dans les pièces de théâtre.

En abordant le roman qu'il adapte comme une comédie de mœurs, le réalisateur montre un sens aïgu du théâtre mondain/humain, dont il ne se départit jamais au cours de sa lecture. Souffle sur tout le film un petit vent mordant, qui n'empêche pas la tendresse mais prévient le romantisme. Chacun en prend pour son grade3, et je retrouve là le ton de Jane Austen – même si, n'ayant guère lu d'elle que Pride and Prejudice, je ne peux mesurer la conformité à Lady Susan.

Oui, oui, vous avez bien lu : Lady Susan. Love and Friendship, œuvre de jeunesse de la romancière, n'a pas fourni au fil sa trame – seulement son titre, probablement choisi pour conserver la binarité de Pride and Prejudice et Sense and Sensibility, les romans les plus connus (et donc les plus bankable) de Jane Austen. « Lady Susan » a pourtant un petit côté Oscar Wilde pas déplaisant, qui correspond davantage à ce que Whit Stilmann en fait (et fonctionne mieux, à mon sens, qu'une Keira Knightley trop-intelligente-pour-ne-pas-se-pâmer). Encore une victoire esthétique des roués4.


1
Un détail m'a surprise : les chandeliers allumés près des fenêtres en pleine journée. Bougies comme signe d'une époque ? Il me semblait que c'était une denrée relativement chère et qu'on l'économisait autant qu'on pouvait (d'où les économies de bout de chandelle).
2 Avec les sous-titres qui remontent momentanément au-dessus de ces légendes, c'est un peu le bazar – pas facile à suivre.
3 Chacun-en-prend-pour-son-grade : une dimension occultée par le romantisme dans le cas de Jane Austen, par le misérabilisme dans celui de Charles Dickens, et par le snobisme littéraire dans celui de Proust. Cela ne m'étonnerait pas qu'il y ait quantité d'auteurs dont nous avons une perception commune erronée pour avoir envisagé le récit et/ou le thème de leur œuvre sans souci de style.
4 Quelque part, il est assez logique que le roman, art de la mécanique humaine, fasse esthétiquement triompher ceux qui se rient de ses rouages. Victoire de la lucidité, par-delà le bien et le mal.

 

Le génie du néon ou la violence des paillettes

Le pitch de The Neon Demon est aussi maigre que les créatures qui l'habitent : Jesse, jeune fille à la beauté spontanée, débarque à L.A. pour devenir mannequin et pénètre un monde où tous s'agrègent autour d'elle par attraction-répulsion. Seulement voilà, dans ce monde de papier glacé, le film vacille comme un néon qui tarde à s'allumer : les scènes de jour en extérieur mènent inexorablement aux studios des photographes, où tout n'est bientôt plus que chair et lumière, jusqu'à l'abstraction, jusqu'à ce que la lumière pure ou son absence exige le retour du monde extérieur, qui revient comme le jour se lève, pour nous entraîner à nouveau, dans sa course implacable, vers sa dissolution. Plus le film avance, plus le monde s'abrège et se précipite dans l'éternité d'une lumière aveuglante : studio blanc, blanc, blanc à en représenter le vide, où semblent flotter les mannequins disposées ça et là dans l'attente ; obscurité complète d'une boîte de nuit / maison hantée, déchirée par des éclairs de chair rouges, verts, un profil, fuchsia, un nez, des yeux sans regard car sans objet ; ténèbres de terreur alors que Jesse écoute à travers la cloison la fille d'à côté se faire violer et que l'obturateur du monde se rétrécit autour d'elle, silhouette foetale que le jour expulsera à nouveau sous la lumière.

Le travail formel de Nicolas Winding Refn est esthétique ; il est même chirurgical, à effacer méthodiquement la profondeur, liposuccion de la troisième dimension. On ne sait bientôt plus apprécier, ni les distances ni la beauté. La plus parfaite des plastiques devient terrifiante. Chirurgie et maquillage, quoique omniprésents, sont anecdotiques : le mannequin devient femme bionique d'être en permanence scruté. Dévisagé : défiguré. Le regard que l'on pose sur cet être l'aliène ; il devient une créature, de cauchemar plus que de rêve, au point de faire basculer le film dans une horreur de science-fiction1. Le corset enfilé pour le shooting ne serait-il pas une carapace ? Les ongles, des griffes ? Et les tresses rampant à même le crâne, prêtes à siffler sur vos têtes ? Ces filles ne sont pas humaines. Sont-elles mêmes belles ?

Tout se disloque. On rappelle que la vraie beauté est naturelle et on en instaure Jesse (Elle Fanning) comme gardienne ; il lui faudra ainsi mourir pour déterrer la signification de ce lieu commun : le naturel n'est pas du nude mais du putréfiable. Under the Skin2. Le réalisateur dépèce cette réalité d'un coup : c'est beau, c'est violent. Au passage, la foutaise de la beauté intérieure est retournée comme un gant : aussi dérangeante cette vérité soit-elle, Dean3, le petit ami de Jesse, ne se serait jamais retourné sur elle si elle n'avait été si belle. La beauté est incarnée. Animée et incarnée – c'est du pareil au même, l'endroit et l'envers d'un même être. Tout comme le vernis est l'endroit et l'envers de ce monde glossy-glamour ; plutôt que de tenter de l'écailler, le réalisateur en rajoute une couche. Il n'en montre pas le dessous, mais le dessus : le vernis comme glaciation de l'être.

Notre obnubilation des corps nous désincarne.

Mit Palpatine


1
Je propose le glamour-gore comme appellation de genre.
2 Troublante convergence avec le film de Jonathan Glazer. Quelque part, Neon Demon, c'est est un peu le clip eaux noires d'Under the Skin, mais pendant la moitié du film.
3 Karl Glusman, qui jouait dans Love (d'où la tête connue, sans que je puisse la remettre en contexte).

 

26 juin 2016

Folles de tristesse

Beatrice (Valeria Bruni Tedeschi) est une bourgeoise extravagante – certes mythomane et bi-polaire. Elle s'amourache amicalement de Donatella (Micaela Ramazzotti), une mère grunge – et dépressive – à qui l'on a retiré son fils. Ce duo improbable s'échappe de la villa psychiatrique dans laquelle il est traité, ivre de joie et de psychotropes, pour découvrir, au terme d'un périple qui nous aura dévoilé leur histoire, que l'on ne peut guère échapper à soi-même. Exit l'euphorie hystérique, bonjour tristesse : c'est là que commence la joie. Et l'émotion : il faut attendre que les personnages nous aient épuisés de comédie pour nous sentir empli d'une humanité partagée avec ceux que l'on qualifie un peu trop vite de fous, qui ont peut-être simplement plus souffert que nous. La scène aquatique avec Donatella, où la mort disparaît dans une promesse d'éternité, est magnifique d'empathie : Paolo Virzì nous fait épouser sa vision, comprendre son geste, et rachète ainsi la volubilité quelque peu pénible de Beatrice. Les filles de tristesse, même Folles de joie, il faut se les coltiner.

25 juin 2016

Lui, Paul Verhoeven

Elle s'ouvre sur des cris équivoques : lutte ? ébats amoureux ? La caméra tourne, nous allons être renseignés… mais nous nous retrouvons face au chat, miroir de notre propre questionnement. L'animal se désintéresse assez vite du spectacle, que l'on suppose alors banal, et c'est à ce moment précis que l'on est catapulté sur la scène… du viol – avec du sang et des éclats de vaisselle que la victime s'empresse de balayer une fois tout terminé. Elle : Isabelle Huppert, la bourgeoise masochiste de La Pianiste. À qui d'autre confier le rôle d'une femme que sa profonde indifférence aux autres et à elle-même, engendrée par un père serial killer, fait à la fois garce et figure stoïque ? Elle a l'hébétude pragmatique. Il lui pleut devant comme derrière, jusqu'à l'incongruité, jusqu'au rire.

J'ignorais qu'on pouvait rire devant un thriller (le pull de Palpatine attestera qu'il s'agissait quand même d'un thriller) : sous cape, parce que ce n'est pas drôle, sous forme d'un hoquet sonore avec le reste de la salle, parce que ce n'est pas drôle mais quand même, secousses partagées avec Palpatine jusqu'aux fronts qui s'entrechoquent, puis chacun recalé dans son siège, les mains retournées dans le vide, mais what ? plaquées contre la bouche, sérieusement ? index qui reste en travers de la bouche, majeur et pouce qui enserrent la mâchoire, moue mi-perplexe mi-admirative de la perplexité dans laquelle on est plongé, fascination mi-amusée mi-horrifiée, et mon nez à nouveau dans le cou de Palpatine, torse martelé, bras malaxé, parce que je suis une petite nature et que c'est violent. Inattendu, en réalité.