04 octobre 2013
Concert pour flûte et souris
L’ouvreur n’a plus de programme et seul Ravel m’est resté en mémoire après le rapide coup d’œil jeté au billet mais les premières notes de la flûte font apparaître Nicolas Leriche sur son rocher : L’Après-midi d’un faune, de Debussy. Pourtant, quelques mesures plus tard, l’imaginaire de Nijinsky a reflué devant la chaleur méditerranéenne et les décors marins d’Afternoon of a faun. Les gréements des archers rendent la vision de Robbins évidente : moi aussi, je vois bleu.
La station balnéaire laisse la place au sanatorium lorsqu’on attaque le Concerto pour piano et orchestre n° 3 de Bartók. Je me demande comment fait Paavo Järvi pour ne pas se retourner et hurler par-dessus le couvercle du piano : « ÇA VA, LES TUBERCULEUX ? » Il n’en fait évidemment rien et la caméra de mon imagination continue à arpenter les couloirs blancs de l’hôpital, s’arrêtant dos à la vitre d’une nurserie : je suis sûre qu’on a planqué un bébé dans le piano, Piotr Anderszewski n’arrête pas de faire des mimiques pleines de pédagogie, d’attendrissement et de voyelles. À ce rythme-là, on apprendrait le solfège avant d’avoir commencé à parler. Langue maternelle : piano. Un peu moins piano quand trois poussées sonores très cuivrées provoquent trois zooms out successifs – l’orchestre dans son ensemble, l’espace scénique, la salle qui l’entoure de ses balcons. Certaines musiques ont cette qualité de vous faire soudain prendre conscience de l’espace qui vous entoure, des volumes vides qui structurent les bâtiments aussi bien que votre vie, pleine d’inattentions – et de faire surgir le silence au sein de la musique, pour Bach ou Ysaÿe. Serendipity soupçonne le bis d’être de celui-là et je n’ai pas grand mal à le croire, tant la musique nous fait voyager à travers les âges de la vie. Je suis sûre que les cahiers de partitions, fermés sur les pupitres, sont des albums remplis de vieilles photographies, marquées d’un halo lumineux semblable à celui qui entoure le pianiste pour ce bis intimiste.
Il ne manquait que la main de Palpatine sur mon genou – appliquée paume conquérante comme un coup de cymbale alors que je l’ai rejoins au balcon et que la Symphonie en trois mouvements de Stravinsky s’ouvre devant nous. Au sens propre : traversée par une contraction tellurique tirée du Sacre du printemps, elle ouvre une brèche – un gouffre –, devant nous, dessiné par le cercle des musiciens qui ne cesseront de danser au bord du précipice, se tordant, se contorsionnant pour ne pas tomber, sans jamais cesser de danser, jusqu’à devenir de petites silhouettes noires de dessin animé, ces mêmes petites silhouettes qui hantent la caverne de Platon l’apprenti sorcier, peintures rupestres déformées par le feu. Fin du morceau : une éruption de lave filmée comme un dessin des siècles passés par Arte, travelling sur la lance dressée d’un Amérindien ou le cou d’un animal fantastique au croisement du diable et du lama.
Le Boléro de Ravel mérite d’être vu d’en haut, pour repérer les instruments qui, un à un, entrent dans la danse, à commencer par le tambour et son bruissement imperceptible. Je mets plusieurs mesures à le repérer : le musicien est immobile à force de concentration et rien ne bouge que ses poignets. J’imagine déjà les crampes comme le jour, l’un des premiers en conduite accompagnée, où j’ai emprunté le périph’ bouché et ma cheville s’est crispée de devoir sans arrêt lever le pied pour n’avancer qu’avec l’embrayage (flex n’est pas la position naturelle du pied chez la danseuse, même amateur). Deux poignets pour tenir le même rythme d’un bout à l’autre et soutenir l’ensemble de l’orchestre, c’est un peu le défi du danseur sur sa table ronde, voué à aller au-delà de l’épuisement. Un à un, les instruments à vent s’approchent du cercle, solennel, de ceux qui jouent déjà et attendent, approchant leurs lèvres de l’embouchure, de sauter le pas, le premier souffle comme un soupir résolu où puiser l’énergie pour aller jusqu’au bout. Petit à petit, le son lève et Paavo Järvi, presque impassible au début, fait des gestes de plus en plus puissants pour soulever cette pâte sonore, toujours plus lourde des sonorités incorporées, jusqu’à ce que l’on arrive au point limite où l’on ne sait plus qui, de la musique ou du chef, dirige l’autre. Juste au moment où il semble sur le point de perdre la main, où elle menace de devenir incontrôlable, il s’arrache à sa fascination et finit enroulé dans un coup de baguette, face au public.
22:22 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, concert, odp, bartok, debussy, ravel, stravinsky
28 septembre 2013
Pianistes siamoises et violon suspendu
Contrairement aux Animaux de Poulenc, je ne me sens pas l'âme d'une enfant modèle. J'ai encore envie de bavarder avec JoPrincesse quand les musiciens cessent de s'accorder et que le chef rentre en scène. Pas très concentrée, je rate une grande part du safari musical, même si j'entends le nasillement d'un canard du côté des bassons et que j'aperçois un aristochat agiter ses petites pattes blanches au-dessus des percussions, après m'avoir surprise au piano. Le carnaval avance masqué, on dirait un cortège d'animaux non pas costumé mais déguisé en foule urbaine. Renseignements pris, il s'avère que c'est précisément l'intention du compositeur : ne garder que les personnages humains des Fables de la Fontaine, quitte à pratiquer l'anthropomorphisme inversé. Plutôt drôle pour un compositeur qui me fait à chaque fois penser au poulain des tablettes de chocolat. Toujours en train de chercher la petite bête, je sais. Et je l'ai trouvée : c'est une grosse coccinelle qui dirige l'orchestre à coups d'envolées de 30 centimètres sur le côté.
S'avancent ensuite les solistes siamoises pour le Concerto pour deux pianos en ré mineur1. Les sœurs Labèque, décrites par Palpatine comme la terreur des pianos, ne sont pas si redoutables. Si j'étais un piano, j'aurais bien plus peur de Berezovski – même si je m'abandonnerais facilement à ses frappes et caresses alternées. Le toucher des sœurs Labèque est de l'ordre du piquant, avec des doigts-stilettos assortis à leur talons aiguilles. Penchée sur son clavier, Katia en est de temps à autre brusquement éjectée, cheveux électrisés, comme une sorcière ébouillantée par les projections de son chaudron. Sa sœur Marielle, en face, offre une image plus apaisée (moins liftée, surtout, selon @IkAubert) mais l'une comme l'autre surprennent par des instants clairs et légers, perdus au cœur de la vallée orchestrale, comme des lucioles (une fée ?) sous cloche. Il reste quelque chose de la pureté enfantine chez ces sœurs un peu frappadingues, une joyeuse dureté qui les fait taper du talon dans un bis jazzy endiablé – le cliquetis de l'aiguille en guise de métronome (je soupçonne Katia d'y avoir mis des fers à claquettes). Je suis encore émerveillée par la solidité de ces chaussures.
Pendant la cinquième symphonie de Tchaïkovski, ce sont d'autres talons que l'on entend, tandis qu'ils s'esquivent aussi discrètement que possible vers la sortie : une violoniste a fait un malaise, raccompagnée par sa voisine. La place est immédiatement comblée par le collègue de derrière, show must go on, mais le violon est resté suspendu au pupitre par la crosse. Ce violon, c'est exactement mon esprit en concert : suspendu au milieu de l'orchestre, il n'a rien à y faire, mais il est parfaitement à sa place, très content d'être là, parfaitement incongru. On peut bien l'oublier, qu'importe : il est solidement arrimé, on finira par le retrouver à la fin de la pièce, quand il aura été mille fois frôlé par des caresses musicales. Certaines l'auront touché, d'autres n'auront même pas été conscientes, le faisant seulement dériver vers de nouvelles idées, curieusement associées. Et de temps à autre, il se réveille là, un peu vide, un peu sonné par ces drôles de pensées, qu'il essaye d'ajuster à ce qu'il entend, surpris que tout soit déjà si différent.
Revenue à moi, j'ai à peine le temps de chorégraphier un adage que je reste suspendue en grand développé à la seconde, prise de cours par la fin du mouvement – à côté de moi, JoPrincesse a déjà imaginé le ballet en entier. Heureusement, il me reste encore un mouvement pour remarquer le nouveau bassoniste, plutôt mignon malgré des difficultés d'ordonnancement capillaire propres à ce pupitre (petite pensée pour Palpatine avec cette vue dégagée sur Lola, qui a dirigé tout le concerto des sourcils entre deux pom pom), et essayer de déterminer la composition de la baguette du chef. Il faudrait demander confirmation à Ollivander, mais je penche pour un crin de licorne et une carapace de scarabée en poudre. Avec davantage d'expertise, je me lancerais bien dans la rédaction d'un catalogue raisonné de la baguette. Il y aurait sûrement une pince de crabe, une écaille d'hippocampe et un poil de toon dans celle de Paavo Jarvi. Ou bien une dragée de Bertie crochue, allez savoir.
17:49 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, concert, odp, poulenc, labèque
Cygne black : gare à la noyade
La parodie était une bonne idée mais elle ne tient pas la distance : à mi-chemin, Dada Masilo secoue le carcan qu'elle a elle-même mis en place et bascule vers le lyrisme, juste quand on commençait à s'habituer aux cygnes caquetant comme les poules du Moulin Rouge, à leurs pieds en fer à repasser et aux tutus bon marché. J'ai un peu grincé des dents au début : la balletomane n'accepte la parodie que tant que les pointes sont tendues et le sacro-saint en-dehors respecté – en somme, tant que la critique vient du sérail et présuppose une adhésion incontestée à ce dont elle se moque avec la bienveillance de l’auto-dérision.
La justesse de la parodie détend l'atmosphère : le chassé-croisé des solistes, qui se manquent parce qu'ils ne regardent jamais dans la bonne direction, est assimilé au Guignol, tandis que le premier pas des défilés royaux, toujours sur le même accord, est renommé le « Let's get married! step ». Le commentaire est toujours un instrument efficace de mise à distance (cf. Jérôme Bel) mais la parole éloigne de la danse et, en l'absence de recherche théâtrale, la danse risque de ne plus être qu'illustration redondante.
Le Let's get married! step
Curieusement (ou pas), les photos que l'on trouve sont celles, plus structurées, de la partie parodie.
Heureusement, les corps reprennent rapidement leur droit de cité et la parodie laisse place à la relecture : les cygnes se déchaînent sur fond de danses africaines, baignés par les cris d'encouragement du groupe, à l'enthousiasme communicatif. L'humour est toujours là mais ne fait plus obstacle à la beauté du mouvement et des corps : on s'aperçoit soudain que les tutu froufroutants délicieusement décalés sur les bustes lisses et noirs des danseurs les mettent sacrément en valeur (contrairement aux tuniques cheap des danseuses). Le frémissement des cygnes est génialement rendu par les tremblements incessants de la danse africaine – ici, les piétinés ne sont pas un pas académique mais bien le martèlement du sol.
Photo de John Hogg
Un V pas à pas, martelé avec le pied-béquille de derrière. Je n'avais jamais fait gaffe qu'il y avait une sorte de descente des ombres dans le Lac.
Mais alors qu'on commençait franchement à s'amuser, le cygne black apparaît et c'est le début de la fin. La Mort du cygne de Saint-Saëns retentit soudain, comme un cheveu sur la soupe. Si encore elle était interprétée par la jeune fille (l'oie blanche) qui n'a plus qu'à s'effacer devant le beau jeune homme (le cygne black)... mais non, c'est lui qui en hérite, alors qu'il aurait suffi de lui confier la variation d'Odette pour créer une belle ode lyrique à l'homosexualité – laquelle variation se transforme en un interminable appel du pied de la jeune fille, qui n'arrive évidemment pas à capter l'attention de Siegfried. En l'absence d'inversion du genre, le décalage musical continue et connaît son apogée avec un extrait de Tchaïkovski remixé à la flûte de pan – vous avez bien lu, l'équivalent du Lac des cygnes joué par un groupe de Péruviens dans le métro. Ce n'est même pas moche – plutôt planant – mais ça commence à faire beaucoup. Le coup de grâce : Arvo Pärt. Les premières notes de Tabula rasa se détachent dans l'obscurité. Le mouvement affleure sous de longues jupes longues unisexes, buste nu pour tous, et s'amplifie jusqu'à ce que les danseurs s'effondrent un par un. Si l'on n'estampille pas ce final de critique du sida, c'est beau. Un peu dans l'esprit du Sang des étoiles. J'aurais voulu que le spectacle commence à ce moment-là, pour nous dérouler une œuvre contemporaine personnelle et poétique. Ou que la parodie ne se soit jamais arrêtée.
Il y a beaucoup de bonnes choses. Il y en a en réalité beaucoup trop, surtout si l'on considère que parodie et lyrisme sont antinomiques et que l'on passe de l'un à l'autre en une petite heure de temps. J'en ressors avec l'impression que l'on a agité le spectre du Lac, le ballet par excellence, pour attirer le public parisien. Soit, c'est de bonne guerre. J'espère simplement avoir un jour l'occasion de voir l'énergie de la troupe et le talent de la chorégraphe dans une synthèse plus aboutie.
11:59 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, lac des cygnes, dada masilo, théâtre du rond point
25 septembre 2013
Mythologies : Μακρόπουλος
L'Affaire Makropoulos me rappelle Vente à la criée du lot 49 : embarqué dans une histoire complexe d'histoires intriquées, on se concentre pour essayer de ne pas perdre le fil mais lorsqu'on s'aperçoit qu'il y a en quantité et qu'on ne fait que resserrer un peu plus le mystère à chaque fois qu'on en tire un, on commence à lâcher prise. Dans cette histoire d'héritage qui traîne depuis un siècle, pleine de fils plus ou moins légitimes, de fils naturels, de maîtresses, d'amantes et d'épouses sur trois générations, je finis par me laisser porter par la musique et cette curieuse femme qui semble les connaître toutes, tout comme elle connaît les surnoms de chacun de ces hommes. Sans schéma pour identifier Bertik à Albert, Pepi à je ne sais qui et savoir qui est l'arrière-grand-père de qui, advienne que pourra. Dans l'opéra de Janáček comme dans le roman de Thomas Pynchon, il s'avère que l'on a fait exprès de nous embrouiller et que l'on a fort bien fait de ne pas s'en formaliser.
La vérité n'éclate pas, prononcée dans le silence après une explosion qu'on aurait pensé triomphante. Ελίνα Μακρόπουλος. La vérité, c'est qu'il n'y a pas d'explication, pas de verbe, seulement une évidence, un nom – étranger, comme la vérité, toujours étrange. Le prompteur l'écrit d'ailleurs en grec alors qu'il s'affichait jusque là dans l'alphabet occidental, comme pour redonner son étrangeté au trop bien connu. Elina Makropoulos est Emilia Marty, est Eugenia Montez, est Ellian MacGregor. Elle est née en Grèce en 1575. Fille d'une longue tradition mythologique et d'un père jeté en prison pour charlatanisme, elle a reçu de ce dernier une immortalité de trois cents ans1 après que l'empereur, à laquelle elle était destinée, a demandé la preuve de cette formule de jouvence – malheureux qui demande des preuves au lieu d'accorder sa foi ! Tout comme l'avocat de McGregor, c'était manifestement « un esprit pratique, qui ne prend pas en compte les miracles ».
Le miracle ne semble pourtant pas se considérer comme tel. Après avoir passé trois cents ans à en paraître seize, Elina s'est mise à vieillir et, la mort approchant, essaye de remettre la main sur la formule mais il semblerait que ce soit plus par instinct de survie plus que par réel désir de vivre. À fréquenter des générations d'hommes, elle a accumulé une expérience qui ferait paraître candide le plus libertin des hommes, les a attirés, manipulés, en a aimé un, aussi, mais de son propre aveu, on se lasse d'être bonne comme d'être mauvaise.
Les mues successives de toutes les femmes qu'elle a été, mortes les unes après les autres, en ont fait la femme par excellence et le mythe a pris le pas sur sa personne. Elle n'est pas encore morte qu'elle est déjà un souvenir, un peu comme Marilyn Monroe, à laquelle l'identifie le metteur en scène. Aux images d'archive projetées pendant l'ouverture, répondent les rôles et les perruques par lesquelles Emilia-Elina convoque l'image de la star – le King Kong géant assurant le spectaculaire. Au milieu de tous ces rôles, tous ces personnages, toutes ces femmes, on a perdu Elina – qui ne revient à elle que pour mourir enfin. Se noyer dans les lumières nocturnes d'une piscine tandis que les hommes restent au bord de la rambarde, comme des mafieux sur le pont d'un bateau. Fin de la projection.
Qui veut vivre pour l'éternité ? C'est poignant, cette énergie que l'on met à en faire une question rhétorique, à se prouver que l'immortalité n'est pas souhaitable. À accepter d'être mortel, malgré les mythes et les stars, grâce aux mythes et aux stars. On y met beaucoup d'énergie parce que l'on sait que l'on ne s'y résignera jamais vraiment2 : pourquoi, sinon, l'affaire Prus-MacGregor serait-elle devenue l'affaire Makropoulos ?
1 Même l'immortalité est à durée limitée, maintenant – je ne sais pas si vous voyez la précarisation de l'emploi divin. La modernité, je vous jure...
20:28 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : opéra, janáček, bastille, makropoulos