Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

15 décembre 2013

Proko, Chosta, y'a qu'à

À l'orchestre de Paris, les premiers violons sont polyvalents. Lorsque ce n'est pas Roland Dugareil qui s'improvise luthier en plein concert (je n'y étais pas mais on m'en a fait le récit), c'est Philippe Aïche qui remplace au pied levé le chef-d'orchestre souffrant. Ses collègues sont un poil plus concentrés que d'habitude, prêts à faire tout leur possible pour alléger la peine de leur camarade. Le second violon, promu premier par la force des choses, donne le la au piano et tout le monde se tient bien droit sur sa chaise.

On sent un peu ce flottement de quand la prof de danse, absente, a exceptionnellement demandé à une élève avancée de la remplacer : la fille panique un brin (je le sais, c'était moi), tout le monde fait les exercices demandés mais l'ambiance n'est pas la même, le cours manque d'assurance. Il se passe la même chose avec le troisième concerto de Prokofiev, malgré la volonté du chef-violoniste, qui ne ménage pas ses efforts (plus dans le style amortisseur que ressort, caractéristique de Paavo Järvi, le toon à baguette). Il en met plein les mirettes, un peu moins plein les oreilles. Les lignes musicales tremblotent (où est-ce qu'on va ?) puis s'affermissent (on ne sait pas mais on y va), sans toutefois trouver l'allant nécessaire pour rythmer l'ensemble (quand est-ce qu'on arrive ?).

Laurent trouve au chef un « physique de sommeil » et ce n'est pas Palpatine qui le contredirait, ayant manqué de se casser la figure en s'endormant après une longue journée de salon. Il n'empêche : chapeau bas et martèlements de pieds pour avoir relevé le défi. Le chef-violoniste et le pianiste se battent presque pour faire saluer l'autre, celui-ci se servant de l'appui qu'il prend sur le bras de celui-là pour l'envoyer saluer à l'avant. Match nul : ils saluent épaule contre épaule, après un changement de main de baguette – c'est que c'est encombrant, cette chose-là.

 

Après l'entracte (où l'on a élaboré les catégories de « chefs qui se regardent de dos » et « chefs qui se regardent de face »), Philippe Aïche retrouve sa place, au soulagement du second violon, qui ne savait manifestement pas à quel moment donner le signal de départ à la fin du concerto. Le nouveau chef intérimaire est un assistant de Paavo Järvi (aurais-je trouvé qu'il en reprenait un peu les attitudes si je ne l'avais pas su ?) et démontre une qualité essentielle du chef d'orchestre : c'est un tiers, qui dirige d'autant mieux l'orchestre qu'il n'en fait pas partie. Les musiciens ne s'inquiètent pas pour lui et ne s'en soucient que dans la mesure où c'est lui qui la donne (la mesure).

Ajoutons à cela les 9 cors et 9 contrebasses de la septième symphonie de Chostakovitch, dite « Leningrad » : tout de suite, ça envoie beaucoup plus. Surtout que tambours et trompettes nous signalent au loin une bataille à venir. De la même manière que les danses folkloriques ou les danses de salons renvoient à une pratique sociologique dans le ballet, tambours et trompettes ont ceci de particulier qu'ils peuvent symboliser une musique extérieure à la symphonie en son sein même, pourvu qu'on les en distingue – ici, par le volume sonore initial. Une citation comme une autre, me direz-vous si, comme moi, vous avez pensé à Ravel en entendant le crépitement du tambour dans le lointain. Lorsqu'il se rapproche et que la musique enfle, on croit être reparti pour de ces vagues dont Chostakovitch a le secret mais elle se brise très vite et avec elle, l'élan du combat – le tambour essaye bien de relancer le mouvement mais c'est une reprise avortée, qui ne réussit pas à secouer le silence depuis lequel elle s'élance.

À partir de là, j'ai du mal à imaginer la grandeur du peuple russe, qu'a voulu convoquer le compositeur, autrement que comme le souvenir d'un passé tsariste perdu. Curieuse manière d'encourager les troupes que cette symphonie à faire pleurer les pierres de la forteresse Pierre et Paul – à moins de penser qu'émouvoir fasse vraiment se mouvoir. Je dois avouer ne pas avoir trop creusé la question, distraite par la découverte d'un nouveau contrebassiste canon puis par une multitude de pensées prosaïques1, que j'ai essayé de noyer dans le flux de la musique – en vain : la Neva devait déjà être gelée. Le reste du concert a glissé sur moi, un brin éternel, un brin interminable. Lorsque le premier violon donne le signal du retour en coulisse, c'est d'un grand rond de bras : allez, hop, let's call it a (challenging) day, on remballe.
 

1 Au prochain #JeudiConfession, je vous avouerai que je me suis soudain rappelée avoir oublié de recontacter la banque – là, je ne peux pas, c'est un peu honteux comme pensée de concert.

08 décembre 2013

Pourquoi je kiffe Chostakovitch

Indice : ce n'est pas parce qu'il ressemble à Harry Potter.

 

En deux concerts, un concerto et quatre symphonies, par l'Orchestre du Théâtre Mariinsky, dirigé par Valery Gergiev.

Symphonie n° 9 en mi bémol majeur
Concerto n° 1 en ut mineur pour piano, trompette et orchestre à cordes (Daniil Trifonov au piano, Timur Martynov à la trompette)
Symphonie n° 4 en ut mineur

Symphonie n° 14 pour soprano, basse et orchestre de chambre
Symphonie n° 5 en
mineur

 

Parce que : son univers narquois et bariolé

On croirait circuler entre les roulottes de Petrouchka1, chaque attraction écrasant le bruit des autres lorsqu'on passe devant et qu'elle occupe soudain le devant de la scène. Comme à la foire, les tableaux musicaux se succèdent, se juxtaposent, se superposent, dans une surenchère bigarrée. Chacun d'eux est d'autant plus surprenant qu'il n'a rien à voir avec le précédent, comme si toutes les tonalités de la vie avaient été convoquées pour tenir dans la même symphonie.

 

Parce que : ses parodies de marche militaire

L'enthousiasme qui se déploie dans la cinquième symphonie est terrifiant d'ironie. La grosse caisse devient un bonhomme bedonnant et chacune des percussions une verrue qui rend difforme la parade militaire, bientôt en vrac comme un éclopé d'Otto Dix. Grotesque de lourdeur dans la cinquième symphonie, la marche militaire est, inversement, parodiée par des vents excessivement frivoles dans une neuvième symphonie impertinemment légère (Staline en a piqué une grosse colère ; quelle manque de solennité !). Quant au Concerto n° 1, il part carrément en free style : « la trompette débite par-dessus, toute fière, ses absurdités militaires ou chasseresses2. »

 

Parce que : ses surprises déconcertantes

Les détracteurs de Chostakovitch considéraient sa musique comme chaotique, névrotique. Ils n'ont manifestement pas perçu le formidable de cette composition bipolaire, toujours prête à vous couper l'herbe sous le pied en passant de l'allégresse au grinçant comme on passe du rire aux larmes : on ne s'installe jamais, sinon dans l'intranquilité la plus totale. Le pianiste du Concerto n° 1 est à peine assis que déjà il se penche sur son instrument, toutes pattes dehors, métamorphosé en grande sauterelle qui défend son territoire contre la trompette. Les instruments se coupent la parole : de vrais animaux de fables. On retrouve même un canasson échappé entre les poèmes de Lorca, Rilke et Apollinaire qui se cabrent devant le miroir que leur tend Chostakovitch : « Je ne vois rien de beau dans cette fin de notre vie et je m'efforce de le dire par cette œuvre. » Voilà l'élégie piétinée au galop par des sonorités cocasses, la grande faucheuse démantibulée avec sa faucille, la beauté des poètes méconnaissable en russe – ce sont les coups portés qui font éclore les fleurs du mal, coups de minuit au célesta (je ne suis pas certaine de l'instrument mais, d'un point de vue onomatopéique, le célesta sonne bien).

 

Parce que : ses vagues sonores

On se laisse emporter par la chevauchée fantastique de l'orchestre sans s'apercevoir que c'est une cavalerie de rouleaux compresseurs, de rouleaux prêts à nous broyer, nous noyer dans des vagues assourdissantes. On les entend surtout dans la cinquième symphonie : des vagues sonores par lesquelles on se laisse emporter tant qu'elles montent mais qui, parvenues à leur paroxysme, nous noient dans notre propre enthousiasme, celui qu'on ne pouvait pas ne pas ressentir, celui qu'on devait, que l'on doit ressentir, que l'on nous somme de ressentir : « C'est comme si on nous matraquait tous en nous disant : Votre devoir est de vous réjouir, votre devoir est de vous réjouir. » À quoi le compositeur répond : regardez ce que j'en fais de cet enthousiasme dont vous me rabattez les oreilles, regardez : vous entendez ? Vous y voilà sourd.

Paroxysme et paradoxe : ces vagues qui nous submergent, le compositeur les provoque pour qu'elles déferlent sur ceux-là même qui les exigent, quand bien même elles devraient le noyer en même temps. Subies et infligées, elles sont l'arme à double tranchant que manie l'orchestre dans une lutte titanesque. Lorsqu'elles se brisent, on découvre un paysage désolé, qui en appellent d'autres encore : il faut que la désolation disparaisse ; si l'on n'arrive pas à la faire cesser ni à la masquer, la lutte titanesque reprendra et finira par l'éliminera en détruisant ce qu'il en reste.

 

Parce que : sa désolation magnifique

Quand la joie autoritaire et sa dérision féroce refluent, un instrument survole lentement le paysage de désolation qu'elles ont laissé, se pose quelque part, au milieu d'une plaine enneigée. La voix qui s'élève alors est ce qui s'approche le plus du lyrisme, lequel ne peut plus être qu'un mensonge au sein d'une société communiste. Le basson n'exprime pas les épanchements d'une âme, il la dit seule, dehors, dans le froid, à l'abri du monde rentré chez lui. Qui d'autre que Chostakovitch confierait un tel chant du cygne à cet instrument nasillard ? Ou rendrait par l'égrenage de la harpe, d'habitude si apaisante, la mécanique d'une boîte à musique, du temps compté ?

 

Parce que : la lutte contre le silence

« L'art, c'est la rupture du silence. » J'ai attrapé la phrase au vol en feuilletant le programme et je n'y ai plus trop pensé jusqu'à la fin – jusqu'aux fins. Celle de la cinquième symphonie frappe fort, un grand coup de grosse caisse avant le silence, auquel elle ne se rend pas si facilement : le musicien, qui s'est reculé pour frapper avec plus de force, se jette d'un coup sur l'instrument pour étouffer toute résonance, dans un geste qui tient autant de l'embrassade que du hara-kiri par maillet – conclusion parfaitement ambiguë3 pour cette symphonie qui refuse de se taire comme de chanter des louanges immérités. Plus subversif encore, le decrescendo finale de la quatrième symphonie, tout en vibrations, fait bourdonner le silence au point que l'on ne sait plus si la musique a ou non déjà pris fin. J'ai rarement vu le public retenir aussi longtemps ses applaudissements, qui finissent par éclater, comme à regret. Vous reviendrez bien pour un concert sous la clim' au rang K du second balcon : Chostakovitch vaut bien un rhume, non ?

 

1 Le programme en trouve même une citation dans le Concerto n° 1.
2 Programme, p. 50.
3 Kundera aurait pu intégrer cette cinquième symphonie dans son essai sur les paradoxes terminaux, tant cela correspond bien. Mais je vais essayer de vous épargner mon revival du *Kundera power* en le limitant aux notes de bas de page.

04 décembre 2013

Partita 2 en 3

Partita 2, comme son nom ne l'indique pas, est en trois parties : la musique de Bach jouée dans l'obscurité par Amandine Beyer, le duo de Boris Charmatz et Anne Teresa De Keersmaeker dansé dans le silence et les deux, enfin, réunis. Sur le moment, cela paraît moins schématique que ça. En l'absence de lumière qui s'allume, on met un certain temps à comprendre que ce qu'on a pris pour le prologue est en réalité une partie entière du spectacle. La présence de quelques ninjas de Pleyel ou de l'Opéra aperçus par Palpatine prend alors son sens ; pour les spectateurs du théâtre de la Ville, venus voir de la danse, en revanche, c'est un peu comme si le spectacle n'avait pas encore commencé : ça s'agite dans tous les sens, ajuste son manteau, finit de ranger son sac et tousse à qui mieux mieux miasmes... Petit à petit, ça se calme, l'œil s'habitue à l'obscurité et la musique rigole sur une cascade de têtes faiblement éclairées par la signalétique des issues de secours, créant pour chacun une auréole de quelques cheveux fous. Alors qu'à Pleyel, la musique de Bach fait apparaître les espaces vides de la salle et y circule comme la lumière des vitraux à l'intérieur d'une cathédrale, nous rapprochant ainsi un peu du passé, elle résonance moins au théâtre de la Ville, se heurte à la masse des corps, confinée dans la chaleur. J'attrape quand même le bras de Palpatine au cas où Bach m'entrainerait dans ses montagnes russes émotionnelles mais en réalité c'est surtout parce que ses fringues sont douces et qu'il n'y a rien à voir que je risquerais de louper en posant ma tête sur son épaule. On est bien, on s'endormirait presque quand la violoniste arrête soudain de jouer et sort de scène. Ah bah, au revoir.

Les deux danseurs rentrent alors dans la pénombre : les cônes et bâtonnets de votre rétine se font des politesses, c'est un peu usant. Heureusement, le jour se lève plus vite que dans Cesena ; malheureusement, la poésie de l'aurore est oubliée. Les deux danseurs marchent, courent, sautent et dansent sur une espèce de rosace dessinée au sol, qui promet un joli bouquet de trajectoires et ne tient qu'à moitié ses promesses – dans le terme de rosace, que tout le monde a tout de suite adopté sans s'en rendre compte, affleure le parfum un peu fané de Rosas danst Rosas. Il y a bien des gestes qui me font sourire mais dans l'ensemble, je regrette Bach.

On s'ennuie tranquillement jusqu'à ce que les danseurs partent, à la suite d'une dizaine de spectateurs lassés, et reviennent avec la violoniste. Comme la superposition des calques sur Photoshop, celle de la danse et la musique fait apparaître les formes ; on ouvre l'œil. Les mouvements trouvent enfin leur raison d'être, ne serait-ce que par la répétition : lorsqu'on s'aperçoit qu'on les a déjà vus, qu'on reconnaît les premiers, on se met à attendre les suivants, à l'identique. Il ne peut en être autrement puisque tout a déjà eu lieu. La musique ne fait que mettre en relief les pics de jubilation, où l'envie de sauter l'emporte sur le bruit que feront les baskets à la réception. Mais en dehors de ces moments qui me faisaient déjà sourire, j'ai du mal à suivre Keersmaeker qui semble volontairement laisser de côté des accents par lesquels je me serais laissée emporter avec joie. J'essaye d'entendre la musique comme elle la danse et finit non sans mal par deviner une espèce de ligne sous le flot des notes, presque inexistante à force de constance – le silence de la musique, comme il y a le silence de la mer (en termes musicaux : la basse). En suivant cette ligne musicale, tracée à la craie, la danse très mesurée de Keersmaeker installe un rythme qui laisse la place à l'écoute, comme celui de la marche laisse place à la réflexion. Il y a quelques années, j'aurais peut-être apprécié qu'on m'entraîne vers la musique par le corps. Mais depuis, j'ai appris à l'écouter (assise, avec mon imagination propre) et Partita 2 est trop humble (ou trop mathématique1 ?) pour me la faire entendre autrement et renouveler l'image que je m'en suis faite. Elle ne fait qu'en proclamer la suprématie par une danse toujours à la limite de la redondance.

 

1 « Ce qui m'intéresse, c'est que […] la danse permette de visualiser la structure de la partition, ses fondations. » A. T. D. K., citée dans le programme.

29 novembre 2013

Ce que le balletomane occidental ne voit pas de lui-même

À propos du Ballet national de Chine, il y a deux mois au théâtre du Châtelet.

 

À chaque fois qu'il est question de relation entre danse et politique surgit Le Détachement féminin rouge, qui dispute également à Épouses et concubines le titre de grand ballet classique chinois, au sens occidental du terme. Autant dire que j'étais très curieuse de voir et que je n'étais pas la seule. Pour autant, ce ballet ne saurait se résumer à une curiosité que l'on bazarderait dans un coin de son blog comme dans un de ces cabinets du xviiisiècle : si l'on veut bien s'y frotter un peu, on remarque que cet objet insolite a tout d'un miroir, qui reflète notre tradition occidentale du ballet, et d'un miroir sans tain, qui plus est, qui laisse apercevoir la manière dont la Chine s'approprie des traditions qui ne sont pas les siennes, adoptant les codes de l'Occident sans en adopter les valeurs.

Comme à peu près tout ballet du répertoire, l'intrigue du Détachement féminin rouge peut se résumer en une phrase : une servante se libère du joug des propriétaires terriens qui l'asservissent et rejoint la phalange féminine de l'Armée rouge, qui fera bien évidemment triompher le communisme, non sans quelque sacrifice héroïque. Sur cette trame somme toute maigre vient se greffer l'attirail du ballet classique, avec variations des solistes, ensembles tirés au cordeau et avancée narrative à coups de pantomime. On y trouve beaucoup de petits pas mesurés, à la manière des pas glissés que l'on peut voir dans l'opéra chinois, et de têtes inclinées, peu compatibles avec la technique classique qui utilise la projection du regard pour tenir le mouvement (mais quand on danse Le Lac des cygnes sur les épaules et la tête de son partenaire, on ne s'arrêtent pas à de tels détails) mais qui donnent à sentir la prégnance de l'humilité dans les cultures asiatiques. La stylisation n'est jamais loin de la simplification : on nous donne à voir une culture folklorisée, beaucoup plus simple à assimiler puisqu'elle assume déjà notre point de vue d'Occidentaux. Le Détachement féminin rouge est ainsi à la Chine ce que La Bayadère est à l'Inde : on a simplement remplacé les jarres par des sacs de riz.

Les tableaux créés sont redoutablement efficaces ; la salle entière éclate en applaudissement lors d'une traversée des danseuses en grands jetés, l'une après l'autre, comme les balles des fusils qu'elles mettent en joue (Diane et Actéon s'est bien modernisée). Ce passage m'est resté en mémoire comme emblématique du ballet : d'une part, le défilement ininterrompu des danseuses ressemble au déroulé d'un zootrope, rappelant ainsi que le ballet est l'adaptation d'un film ; d'autre part, le défilé militaire met en lumière l'un des fondements de la danse classique : la discipline. S'il est rare que le corps de ballet incarne sur scène un corps d'armée, il n'en partage pas moins un certain nombre de caractéristiques communes comme les alignements ou la synchronisation, raffinées à l'extrême (que l'on pense par exemple aux barèmes de taille et de poids pour rentrer à l'école de danse de l'Opéra de Paris) – un véritable bataillon de ballet. Armée de l'air ou de sylphides, l'envol est toujours strictement encadré, limité1 : la vitesse à laquelle les danseuses se succèdent les oblige à faire des grands jetés beaucoup plus longs que hauts. Sur ce plan-là, Opéra de Paris ou Ballet national de Chine, même combat.

La différence fondamentale par rapport au ballet occidental est que la transgression d'Icare ne constitue même plus une tentation : alors que, sous nos latitudes, le corps de ballet sert d'écrin à une soliste que son partenaire aide à défier la pesanteur en la portant, il est le sujet même du ballet. Le Détachement féminin rouge exalte la force du groupe ; l'individu ne s'en distingue pas, sinon comme figure exemplaire, qui tient plus du mythe que du héros. La suprématie du groupe sur l'individu se traduit par l'absence de pas de deux, pourtant un élément essentiel de tout ballet classique (occidental), au point que de nombreuses pièces néoclassiques ne sont plus constituées aujourd'hui que d'une succession de pas de deux. Ce n'est pas un hasard si le chorégraphe, qui maîtrise parfaitement les codes du ballet classique, les a remplacés par des pas de trois (entre l'héroïne et les deux soldats qui la trouvent ; entre l'héroïne, le chef et la cheftaine du bataillon... seule exception : un duo de deux femmes, deux camarades, donc). L'amour, auquel est majoritairement associé le pas de deux dans les ballets du répertoire, est potentiellement source de troubles pour l'ordre social : le prince Albrecht séduit une simple paysanne ; la fille mal gardée agit en cachette de sa mère ; ne parlons même pas de Roméo et Juliette... La tendance des amoureux à se soustraire à la société fait de l'amour une valeur délicate à reprendre au compte de l'idéologie communiste, où chaque relation devrait dans l'idéal inclure un tiers (l'État communiste). En même temps, l'abstraction se communique bien moins aux foules que le sentiment : les pas de trois laissent ainsi affleurer le pas de deux sous surveillance, et l'on prend bien soin de tuer la passion dans l'œuf, en sacrifiant le héros (le prince, dans le schéma des contes) sur l'autel de l'héroïsme (l'exemplum idéologique) – il n'était héros qu'au sens dramaturgique du terme : un personnage principal. Au bout de la formation en V, le drapeau communiste a remplacé le prince.

Cette capacité à reprendre les structures du ballet classique sans en reprendre les valeurs (ou plus simplement, les histoires, l'imaginaire) est fort surprenante, car il ne s'agit pas seulement d'un vocabulaire chorégraphique (dans lequel néoclassiques et contemporains ont pioché à loisir) mais de la structure même du ballet, en actes, variations, ensembles et pantomime. Or cette structure, on ne l'a pour ainsi dire jamais vue à nue ; lorsque des chorégraphes classiques occidentaux la reprennent aujourd'hui, ils reprennent en même temps les thèmes qui lui sont habituellement associés (La Source, Le Petite Danseuse de Degas...). À la surprise de voir ainsi notre ballet décortiqué s'ajoute celle de voir avec quelle habileté la récupération est opérée : dans la structure vidée de ses valeurs, d'autres valeurs sont placées, comme interchangeables – exactement comme la Chine a repris la structure capitaliste de l'économie en remplaçant le libéralisme que nous lui avions associé par l'idéologie communiste. La facilité avec laquelle ce pays adopte les codes de notre société sans être affecté par les valeurs qu'ils véhiculent suggère que nous n'aurons aucun mal à nous laisser berner par leur occidentalisation très superficielle. Il n'y a qu'à voir la manière dont nous nous sommes rendus au spectacle, la manière dont nous avons capitulé devant l'énergie qui y était déployée, après avoir souligné que, quand même, c'est affreusement kitsch.

L'utilisation massive de ce terme par la critique et les blogueurs m'a fait tiquer : hors Europe de l'Est, le kitsch est habituellement perçu comme une notion esthétique ; or, il prend ici le sens que lui donne Kundera, « un paravent qui dissimule la mort2 » qu'on utilise pour exclure « de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable3 ». Le kitsch politique du communisme4 réside dans la négation de toute résistance de la réalité à sa doctrine et le camouflage de l'inacceptable parole des dissidents derrière un paravent de propagande. Mais les spectateurs ont-ils seulement conscience de la pertinence du terme qu'ils emploient ? La qualification, souvent étayée par la mention des costumes ou du passage où le héros meurt sous le feu de petites flammèches ridicules, vise bien dans les esprits le sens premier du terme : l'esthétique. Les spectateurs condamnent tour à tour l'esthétique kitsch du ballet et la visée propagandiste du ballet sans s'apercevoir de la contradiction qu'il y a alors à apprécier le spectacle : si, dans le cadre d'une œuvre de propagande, dont on ne peut démocratiquement pas prétendre aimer le fond, on n'aime pas non plus la forme, que reste-t-il ? La découverte d'une curiosité, s'empresse-t-on de répondre. Mais alors, pourquoi s'amuse-t-on, au point d'applaudir au milieu de la traversée en grands jetés ?

À ce stade de la réflexion, soit on est obligé de réhabiliter l'esthétique et d'avouer que les tableaux dansés trouvent grâce à nos yeux, soit on doit envisager le kitsch dans son aspect politique – ce qui revient finalement au même : à reconnaître la force d'attraction du kitsch, qui lie esthétique (le beau) et morale (le bon) dans un semblant de platonisme. On a beau le condamner, il ne cesse de nous fasciner :

« À l'instant où le kitsch est reconnu comme mensonge, il se situe dans le contexte du non-kitsch. Ayant perdu son pouvoir autoritaire, il est émouvant comme n'importe quelle faiblesse humaine. Car nul d'entre nous n'est un surhomme et ne peut échapper entièrement au kitsch. Quel que soit le mépris qu'il nous inspire, le kitsch fait partie de la condition humaine5. »

On a beau jeu de s'amuser de la réception premier degré du parterre de dignitaires chinois, qui arborent tous un brassard comme signe d'appartenance au parti ; l'insistance avec laquelle on condamne le message politique de l'œuvre et l'on tourne en dérision la propagande qui, évidemment, n'a aucun effet sur nous, démocrates que nous sommes, indique que nous n'échappons pas plus au kitsch droits-de-l'hommiste :

« Le besoin du kitsch de l'homme-kitsch (Kitchmensch) : c'est le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s'y reconnaître avec une satisfaction émue6. »

Un bon spectacle et une bonne conscience pour le même prix, ce n'est pas beau, ça ? Le kitsch des autres est reposant, il nous empêche de voir le nôtre (ou alors, c'est juste parce que je n'ai pas encore de place pour La Belle au Bois dormant) et instaure un semblant d'entente en s'adressant à lui : « La fraternité de tous les hommes ne pourra être fondée que sur le kitsch7. » Sûr qu'on s'entendra plus facilement sur un ballet de propagande que sur la peine de mort !

À lire aussi, la critique de Rue89.

  

1 L'idée est développée dans La Fabrique de l'homme occidental, un documentaire réalisé à partir du livre éponyme de Pierre Legendre. Du coup, je ne devrais pas tarder à me mettre à la lecture de La Passion d’être un autre. Étude pour la danse, du même auteur – auquel j'ai également piqué l'idée du titre à partir de Ce que l'Occident ne voit pas de l'Occident

2 Kundera, L'Insoutenable Légèreté de l'être, édition Folio, p. 367.

3 Idem, p. 357.

4 « Ce qui lui répugnait, c'était beaucoup moins la laideur du monde communiste […] que le masque de beauté dont il se couvrait, autrement dit, le kitsch communiste. » Idem, p. 358.

5 Idem, p. 372.

6 Kundera, L'Art du roman, p. 160.

L'Insoutenable Légèreté de l'être, p. 363.