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15 juin 2008

Les gâteaux s'envolent, les écrits restent.

Ces indications qui ne servent à rien :

- A même la bouteille : L'abus d'alcool est dangereux pour la santé. A consommer avec modération.

- Sur le côté des paquets de céréales : le mode d'emploi, où l'on apprend qu'il faut mettre les céréales dans un bol et les arroser de lait chaud ou froid selon notre préférence, mais qu'on peut aussi les déguster (règle d'or : on ne mange jamais, on déguste) avec du yaourt, du fromage blanc etc. 

- En bas des publicités de délicieuses cochonneries industrielles (dixit mon grand-père) : Pour votre santé, évitez de manger trop gras, trop sucré, trop salé. Mais achetez quand même nos produits. Des aristotéliciens dans l'âme.

- Sur les paquets de Granola : A consommer rapidement après ouverture.    

14 juin 2008

I would prefer not to

Bartleby a ceci de vrai qu’il ne refuse pas à proprement parler – il préférerait ne pas. Ne pas – point. Moi, c’est moins métaphysique : je préférerais ne pas me repointer. On s’est déjà développé en deux dimensions, largement étalés sur nos copies avec des têtes de dix pieds de long, alors entrer dans la troisième dimension… Certes, khûber nous donnerait peut-être plus de profondeur. Mais c’est aussi là que se présente le gouffre. Avant de sauter à pieds joints et poignet délié (on ne joue pas à la marelle où le dernière case est toujours le septième ciel), je préfèrerais m’assurer d’un parachute – alors je me sers de l’attente des résultats comme un parapluie. Les baleines ploient un peu sous les giboulées professorales. On a compris que la formation n’était pas « hypokhâgne, khâgne » mais « hypokhâgne, khâgne, khâgne ». Encore heureux que l’on n’incite pas les khûbes à bikhâter, on pourrait croire entendre des chèvres chevrotantes. Et nous de suivre comme des brebis, d’ânonner pendant encore un an au bic. Débilitant. Pourtant la tortue devrait le savoir d’après ce bon vieux Marx : en histoire, les événements se répètent deux fois, la première comme tragédie, la seconde comme comédie. La khâgne classique a eu ses grandes répliques, ses tirades sans rime(l) ni saison , son décor très Louis XIV et son destin arbitraire, car « tel est notre bon plaisir ». Nous de majesté aimerions bien ne pas être ridiculisés en une seconde année burlesque. La khâgne class-hic répliquerait avec la grande artillerie, nous tiraillerait à tire larigot pour à la fin de sa révolution réclamer notre abdication. Le comique de répétition à ses limites. La perspective du burlesque ne me fait pas rire et je n’ai pas grande envie que l’actuel dilemme cornélien du mauvais histrion m’expédie ratio militari dans le théâtre de l’absurde. Temps du salut (à la fac). Mais le rideau ne tombe pas.

Voyez-vous, je préférerais ne pas khûber. Pas franchement envie.
Mais le problème est que je voudrais vouloir khûber.
Donc je voudrais ne pas vouloir vouloir khûber.
Je me dis qu’ils vont déguster l’année prochaine, avec toutes les épreuves en six heures, le commentaire latin, la science comme thème de philo… rien que pour ça,  ça vaut la peine de ne pas khûber. « Donc tu es toujours en train de te convaincre de ne pas khûber », souligne ma mère. La porte du frigo est restée un moment bouche bée et a répondu à ma place par une sorte de bruit de mouche. I would prefer not to.

30 mai 2008

Ouvre les yeux

 

    … et branche tes neurones. Le film d’Alejandro Amenabar passé hier sur Arte (qui se trouve ainsi absoute de ses reportages animaliers et de sa mauvaise conscience historique) n’a rien du film un brin niais devant lequel on sourit non moins niaisement, et qui constitue une transition toute trouvée entre une explication de texte et le sommeil. Il serait plutôt une sorte d’Eternal Sunchine of the spotless mind moins poétique et beaucoup plus machiavélique, du genre à mettre vos neurones en ébullition, sans pour autant tricoter avec vos nerfs comme y réussit si bien Mulholland Drive. Pourtant la construction du film est complexe.

 

            L’histoire d’amour qu’on avalerait presque

 

Le film s’ouvre sur une voix enregistrée comme réveil, qui répète « ouvre les yeux, ouvre les yeux », avec à peu près autant de chaleur humaine que celle du changement au métro Montparnasse, « gardez les pieds à plat, gardez les pieds… ». L’image apparaît et le flou devient net au rythme de l’ouverture des yeux du protagoniste – première indication de la subjectivité de la caméra. César, Don Juan flanqué d’une mèche charmeuse et d’un meilleur ami, enchaîne les piques et le renouvellement du peuplement de ses draps. On y retrouve d’abord Nuria, sorte de femme fatale moulée dans une robe chinoise rouge, des boucles d’oreilles qui se balancent en même temps que ses yeux et une coupe au carré qui coupe court à toute interrogation quand aux pensées qu’elle recouvre. Mais lorsqu’à son anniversaire son meilleur ami ramène Pénélope Cruz sous le nom de Sofia, vous vous doutez bien qu’exit Nuria. Seulement César a la mauvaise idée de tomber amoureux de cette nouvelle Cléopâtre, et lorsqu’il la ramène chez elle, il passera la nuit à la regarder dormir – inédit pour lui. Au matin, Nuria l’attend dans la rue et lui propose de rattraper cette nuit perdue. Seulement, Nuria n’est pas femme fatale pour rien et voyant César lui échapper alors même qu’il est à côté d’elle dans la voiture, elle décide de façon irréfléchie de tout envoyer en l’air. Elle ne parvient pas à suicider César comme elle le fait d’elle-même - le verbe ne supporte que le réfléchi- mais le défigure avec art – le septième, très précisément, en rendant hommage à Elephant man. Jusque là, c’est simple comme la jalousie, et beau comme le sourire des deux acteurs principaux.

 

            Enquête policière dans les recoins d’un cerveau

 

(ou pourquoi la présentation de Télérama m’a immédiatement fait penser à Piège pour Cendrillon, de Japrisot – autrement plus retors qu’Un Long dimanche de fiançailles) 

Le seul problème, c’est que cette histoire nous est livrée en flash-back aussi éclatés que la vie de César, au fur et à mesure que le psychiatre de l’hôpital pénitencier parvient à comprendre celui qui est accusé de meurtre, un César qui n’a gardé des Empereurs romains que la folie néronienne. Plus rien d’impérial chez cet être recroquevillé à terre et qui avance masqué dans ses souvenirs. Fou mais pas cinglé, il donne comme réalité ce qui d’un coup de caméra correctrice se révèle être un rêve. Défiguré après l’accident, il renoue cependant avec Sofia qui parvient à rester aussi insensible à la reconfiguration géographique du visage de César qu’elle l’est devant les passants lorsqu’elle se fige sur les bancs publics (eh, non, les amoureux ne se bécottent pas) déguisée en automate/mime. C’en serait presque beau. Mais le désordre de son visage défiguré n’a d’égal que celui qui règne dans son esprit. Alors qu’une opération miracle l’a replacé de plein droit dans son statut de beau gosse, il se réveille un matin le visage à nouveau défiguré et Nuria a remplacé Sofia dans son lit (quand je disais renoué, ce n’était pas que métaphoriquement). Deuxième réveil qui renvoie le premier au statut de cauchemar. Pogrome d’innombrables glissements. La caméra s’est installée directement dans le cerveau de César ; rêve et réalité sous sont donnés sans indication autre que leur succession chronologique et l’on suppose rêve ce dont la réitération modulée se pose comme réalité correctrice. Le point d’ancrage qui permet de trouver un semblant de cohérence se trouve être la cellule de l’hôpital prison.

            Tantôt en focalisation interne ou externe, la caméra suit toujours le point de vue de César et nous donne à voir, comme disait Jean-Pierre Richard à propos de Nerval (rien à voir, je sais, mais j’aime bien l’expression) « un monde sans couture », tout aussi fondu dans la trame du film que du discours indirect libre dans un roman. J’ai découvert il y a peu que le montage pouvait suggérer un point de vue par des moyens autrement plus efficaces que les lumières, le cadrage ou les effets spéciaux, à l’occasion d’une certaine scène de Jeux d’enfants, où le personnage de Guillaume Cannet fait croire à celui de Marion Cotillard qu’il s’est tué dans un accident de voiture, le film nous donnant à voir la mise en scène du personnage comme vérité. Fin de la digression, il y a déjà assez à faire avec un seul film.  

Reste à élucider cette question de meurtre. Les rêves de César empiètent peu à peu sur la réalité passée, jusqu’à s’y substituer. Un matin, César retrouve Nuria à la place de Sofia, qu’il se met à battre pour qu’elle lui indique ce qu’elle a fait de sa rivale. Mais là, pas de deuxième réveil. Lorsqu’il se retrouve au poste de police pour porter plainte contre Nuria, celle qui a ses traits possède bien les papiers de Sofia, est identifiée comme telle autant par l’inspecteur de police que par le meilleur ami de César venu pour lui casser la figure. Bien que l’on voie le calvaire de César puisque la pellicule imprime ses traumatismes, on conclue à la démence. Mais rêves et réalité continuent à se superposer avec toujours plus d’indistinction. Et si, finalement, Nuria avait vraiment pris la place de Sofia ? Ou pire, ne faut-il pas inverser l’ordre établi depuis le début du film par le spectateur et considérer comme rêve ce que l’on avait pris pour réalité et inversement ? Après tout, le psychiatre soutient à César que son visage n’est pas déformé et qu’il lui suffirait d’ôter son masque pour le vérifier. Tout ce que l’on a identifié comme l’histoire d’amour  pourrait très bien n’être qu’un alibi fantasmé par l’inconscient de César pour se dédouaner du meurtre qu’il a commis.

Mais quel meurtre, d’ailleurs ? Une nouvelle substitution se produit ; en pleines roulades amoureuses, Sofia a à nouveau disparu sous les traits de Nuria, que César entreprend d’étouffer sous un oreiller. Lorsque les mains cessent de se débattre, César ne soulève pas l’oreiller : on ne sait si le fantasme a repris (César voit à nouveau son visage défiguré), ou si le fantastique a pris le relais. A trop chercher la logique de celui qu’on dit fou, on ne comprend plus grand-chose et le fantastique apparaîtrait paradoxalement comme une explication rationnelle moins compliquée.

 

                 Neurones gelés par les cryogénistes – science-fiction à la rescousse


César en tenait déjà une couche, on nous en rajoute une autre. A ces rêves-fantasmes-réalités vient s’adjoindre des bribes d’un autre rêve, qui n’a pas grand-chose à voir avec ce qui précède. Un contrat à signer, une histoire de cryogénisation… un relent du documentaire regardé à la télé la première nuit passée chez Sofia ? César a l’intuition qu’il y a quelque chose d’autrement plus important là-dessous et convainc le psychiatre de l’emmener dans cette entreprise de cryogénisation. Dans ce tissu de propositions délurées qui font rire le psychiatre, le businessman propose qu’au sortir de la congélation, le client ne vive pas dans le monde totalement nouveau qu’il y aura alors, mais dans une réalité virtuelle fabriquée sur mesure, selon les désirs du client. César pense qu’il est dans cette situation et le psychiatre ne tarde pas à basculer dans cette même situation lorsque le dieu omniscient du rêve sur mesure vide le monde de sa population, tout cela n’étant finalement que des « personnages » virtuels. Le psychiatre, à trop épouser les fantasmes de son patient, serait-il lui aussi devenu fou ? Pourtant l’homme qui apparaît sur le toit de l’entreprise de cryogénisation, représentant virtuel de la compagnie dans l’esprit de César, propose une explication telle que l’on y adhère bientôt. De ce que l’on a vu, seul le tout début est réel. La réalité s’est fondue-enchaînée dans le rêve bien avant les glissements que l’on a pu remarquer. César s’était en réalité (si cette expression a encore du sens) isolé après son accident, jusqu’à trouver l’entreprise de cryogénisation dont il a été question. Il signe, se suicide, et lorsqu’il a été ranimé quelques centaines d’années plus tard, a été plongé dans le monde virtuel de ses souhaits, sans en être conscient. La transition sans point de suture a lieu quelque temps après l’accident. Toutes les hésitations entre rêve et réalité que l’on a pris tant de soin à tenter de différencier ne sont en fait que du rêve. Il ne s’agit pas de tiraillements entre les mondes de la réalité et du sommeil, mais de dérèglements de la « réalité virtuelle » fabriquée par la société de cryogénisation, des soubresauts de l’inconscient de César qui n’a pas oublié comme il était prévu que ce qu’il vit est une réalité sans relief, modulée par son seul esprit. Il y a de quoi devenir fou, même et surtout à l’intérieur de la réalité de son seul esprit. Un monde selon son désir, oui, mais à condition que l’on ignore qu’il y obéisse. On accepte de s’aveugler (inconsciemment) mais non de se tromper sciemment. Rien de moins créatif qu’un monde imaginaire qui n’offre aucune résistance et se modèle selon les attentes de son démiurge – attentes qui n’en sont plus et deviennent des pensées performatives. (On peut d’ailleurs remarquer que le monde que s’est inventé César est plutôt complexe – il n’y a que face à la complexité que l’on a envie de simplicité ; seule, elle paraîtrait platitude).  

            L’homme de la société lui propose de rejoindre le monde réel (mais cents ans après celui qu’il a connu). Comment ? en se jetant de l’immeuble. Incitation au suicide ? Retour à la réalité ? Il saute. Noir. Une voix « ouvre, les yeux, ouvre les yeux. » L’écran reste noir. Générique.

 

Ferme la bouche et ouvre les yeux

 

Le film procède par renversements successifs, renvoyant dos à dos rêve et réalité.  A chaque fois, la couche qui servait de point de repère est englobée dans une vision plus vaste et perd son caractère de point d’ancrage. Ce qu’on croyait une simple histoire linéaire se mue en un puzzle à reconstituer avec toutes les difficultés que pose l’esprit perturbé de César. Alors que l’on acceptait les distinctions entre rêve et réalité posées par César, leur intrication de moins en moins distincte conduit à prendre de la distance. Le spectateur est alors dans la même position que le psychiatre et prend cette couche de l’histoire comme référence stable, doutant de plus en plus trouver une logique dans l’esprit de César.

Puis l’on vient à douter de la santé mentale du psychiatre lui-même jusqu’à ce que, suprême renversement, on nous révèle que quasiment tout ce que nous avons vu jusque là n’est qu’une réalité virtuelle (le film, en somme). Les contradictions fusionnent et la réalité, niée à chaque renversement/ élargissement, est toujours à chercher plus loin.

C’est finalement le recours à la science-fiction qui nous permet paradoxalement de continuer à fonctionner avec les schémas rationnels de notre monde – d’après lequel celui de César semblait jusqu’alors fait. La réalité, mise à mal, ne renverrait finalement qu’à l’interprétation la plus cohérente. Car Ouvre les yeux a ceci de fantastique que les interprétations se multiplient et se sur-impriment les unes aux autres sans pour autant effacer la pertinence de celles qui précèdent. Ce foisonnement baroque ouvre de multiples perspectives, tout en offrant de quoi satisfaire l’esprit rationnel du spectateur. Ce dernier peut également choisir de se laisser porter, d’accepter que soit mis en question le rapport à la réalité et suivre l’injonction de César à son psychiatre (qui constitue finalement un double du spectateur à l’intérieur même du film – le spectateur comme le psychiatre disparaissant après ce dernier suicide de César) : « Il faut arrêter de chercher à comprendre, sinon tu vas devenir fou ».

            Quant à la fin, elle clôt le film d’une main de maître. Conformément à l’interprétation recourant à la science-fiction, César peut se réveiller dans un futur non rêvé, auquel cas l’écran noir a l’intelligence de ne pas donner un contenu précis à ce futur – il n’y a rien qui vieillisse plus mal que l’image que nous avons du futur. Les gadgets ont tôt fait de devenir ridicule. On peut également y voir un nouveau renversement, faisant de la totalité du film un rêve. C’est alors indifféremment César ou le spectateur que la voix tente de réveiller, ce dernier étant invité à regagner sa réalité et à éteindre sa télévision. « Ouvre les yeux » ouvre et referme le film sur lui-même, invitant la première fois le spectateur à suivre la caméra, la dernière, à la quitter, en gardant cependant le titre en tête.

 

    Toutes mes excuses pour cet article un brin égoïste : s’il m’a permi de mettre mes idées au clair, il doit ressembler à une bouillie d’hébreu pour vous. J’essayerai de pondre un prochain post qui ne nécessite aucune aspirine. Mais aussi, ce film m’a mis le neurone en ébullition : il était tout frétillant, friand qu’il est de mise en abyme.

[Tu avais raison, Melendili, pour la taille de la police. Un chouilla trop grand, maintenant^^]

28 mai 2008

Coupé –assemblé

    Ce post m’avait donné envie de lire Mythologies, et un lundi matin de grande lassitude envers mon Gaffiot (ne faisant pas de latin du week-end, je m’y mets la veille pour le lendemain) j’avais subrepticement pris l’ouvrage de Barthes sur les rayons du CDI. Le temps d’emprunt du CDI étant ce qu’il est, j’avais grappillé quelques mythes modernes qui me parlaient et condamné le reste au silence. En allant à Gibert il y a quelques jours, je suis retombée dessus (en occasion en plus, si ce n’était pas un signe, ça). J’ai commencé à lire dans l’ordre, donc sans sauter le « Catch », premier article qui ne m’avait guère inspirée. Et bien que l’on en soit à cent lieues, j’ai pensé à la danse qui elle aussi est à la frontière entre sport et spectacle, quoiqu’elle soit sport qui tend au spectacle tandis que le catch est, comme le montre Barthes, un spectacle qui se prétend sport. Je ne sais pas vraiment pourquoi le glissement m’est venu à l’esprit ; peut-être cette comparaison malheureuse, « trop musclé comme un mollet de danseuse », qui relève elle aussi d’un certain cliché. J’ai souvent l’impression que pour la plupart des gens, la danse, c’est ça, une succession de clichés. Alors pour remettre un peu de mouvement dans tout ça, voici un petit démontage de la boîte à musique, ritournelle d’un côté et danseuse en plastique de l’autre.  

 

Coupé : pile, image mielleuse, face, image amère, et une pièce qui ne se rejoint jamais

Amer

La danse, c’est la souffrance ; les pointes, des instruments de torture ; les auditions, un panier de crabes ; le ballet, un monde de requins. A décliner avec toutes les variantes possibles : acharnement, labeur, douleur, école de rigueur, orteils sanglants, pestes, régimes, orgueil, piston… on ne manque généralement pas de synonymes. Certes, pour devenir professionnel, il est recommandé d’avoir une santé de fer et un moral d’acier ; à la fois la dureté et l’éclat du diamant. Bien sûr, il y a des pestes (c’est malheureusement un fléau universel). Assurément, on maudit les pointes à chaque fois qu’on en inaugure une nouvelle paire (et je maudis particulièrement les revendeurs français pour ne pas importer de pointes russes). Sûr qu’on ressort d’un cours autrement plus fatigué que d’une promenade de santé. Certes. Mais. Pas seulement. Et ce n’est pas non plus l’autre cliché extrême, plus écœurant encore – parce que si la vision de martyr a au moins le mérite de reconnaître le travail du danseur, celle de l’étoile l’enrobe de paillettes un brin aveuglantes.

Mielleux

La ballerine noyée dans une barbe à papa de tulle et de lumières – tutu plateau, pointes, et cherry on top, le diadème. Vous pouvez tout de suite refermer la boîte à musique, la magie de la scène n’est pas là. Il n’y a rien de pire que cette mièvrerie, toute contenue dans le mot de « ballerine » que n’emploiera jamais une danseuse. A la rigueur, elle piétine le mot dans un modèle Repetto hors de prix, la marque si connue étant devenue l’emblème de la danse… à la ville. En studio on lui en préférera d’autres, sauf peut-être pour les pros qui recourront à du sur mesure.

La mièvrerie rose dragée ne connaît que trois pas :

-         l’arabesque, LA pose photogénique par excellence – un beau cliché donc

-         la pirouette (cacahuète)

-         l’entrechat, pour faire pendant à l’appellation d’origine contrôlée de « petit rat » - « de l’Opéra » pour la rime.

La mièvrerie rose dragée pense…
… qu’on ne danse que les bras en couronne (visualiser ici une imitation simiesque) et sur du Tchaïkovski
… que la danse ne demande aucun effort.
… qu’on prend les cours en tutu. On en trouve une réminiscence dans Billy Elliot où les gamines des mineurs sans le sous sont en tutu (costume de scène, faut-il le rappeler, assez cher pour ne pas dire parfois hors de prix), alors que de simples justaucorps seraient en réalité un uniforme assez inespéré.
    La mièvrerie rose dragée est un attendrissement maternel, résultant parfois d’une frustration personnelle.
La mièvrerie rose dragée m’écoeure. C’est en partie à elle que l’on doit la démographie bancale des cours de danse où les garçons se font rare et où les classes se clairsement avec l’âge (même si le cours surpeuplé au-delà d’une certaine densité expose mes voisines au risque de se prendre un coup de pointe pendant les grands battements).

Clichés de danse

  Réalisé à partir de phots trouvées sur... des skyblogs. Non, non, je ne tire aucune conclusion.

Il y a pire que la mièvrerie rose dragée, qui au moins se repère de loin. Il y a la mièvrerie blanche, tout aussi dégoulinante de bons sentiments. Blanc comme la feuille blanche d’où l’on part ; 0 capacité, 0 soutien familial, 0 pointé. Blanc comme le succès éclatant auquel on arrive, par une chance non moins éclatante qu’on rebaptise travail. Cette dernière substitution permet de réintégrer l’autre cliché, celui de la dureté, dont on cache l’amertume en la faisant toujours suivre du doux goût sucré des efforts récompensés.
   
        Le mythe de la self-made dancer constitue ainsi la trame de la plupart des films de danse. Dans Save the Last Dance, elle finit par intégrer la Julliard School, épaulée par un nouvel amour (parce que si la danseuse n’est plus à présent confondue avec la courtisane, elle demeure aimable, et il est de bon ton de marier la mièvrerie rose dragée avec une fleur bleue). Dans Center Stage (Danse ta vie sous nos latitudes, les Français ayant tout de même le chic pour nous pondre des titres d’une niaiserie achevée – et ils aiment beaucoup la vie, parce que cette année je regardai un film, une histoire de musicien, rebaptisée Les gammes de la vie quand le titre de la VO était Die Zeit, die man Leben nennt - approximativement, et que l’on peut à peu près traduire par « L’instant qu’on appelle la vie »), bref, dans Center Stage, donc, la self-made dancer rentre à l’ABT school, alors même que sa technique n’est pas d’une propreté irréprochable – remarquée pour un certain on-ne-sait-quoi (en fait par la caméra qui fait un gros zoom sur la candidate à la self-made dancer – et ça, je peux vous dire que c’est du cinéma. Du moins en France, où les écoles prennent parfois des filles au charisme de navet bouilli pourvu qu’elles battent leurs chats six – même si d’autres ont toute la classe requise, n’est-ce pas Virginie ?). Bref revenons à nos moutons exgregius. Ils bataillent dur, accumulent les échecs, travaillent dur, et finissent par réussir, toujours de façon fulgurante et éclatante – il est bien connu que l’on passe de vilain petit canard à cygne noir par un coup de baguette magique.

J’aimerais bien parfois voir des films qui ne finissent pas en apothéose. Des filles qui se plantent sans pour autant s’effondrer. Quoique ce soit peut-être le bon sentiment de trop : réussir non pas à surmonter mais à accepter son échec, pensez. Surtout que la leçon d’humilité risquerait de se transformer en hymne au martyr. Pour la danse classique. Curieusement, il n’en va pas de même dans les films de danses de salon. Cela fait un bien certain de voir le plaisir de danser mis à l’honneur, même si l’on échappe pas toujours aux clichés. Dance with me m’avait à ce titre assez plu, malgré son côté je-sors-les-jeunes-de-leur-misère et ses inévitables couples (quoique démultipliés, ils soient paradoxalement plus supportables) (Dance with me dont le titre original était… Take the lead. Dans la catégorie je garde l’anglais parce que ça fait moins tarte, mais je donne un titre basique pour que tout le monde comprenne, c’est pas mal je trouve). Shall we dance ? (on remarquera une grande originalité dans les titres) ne tire pas mal son épingle du jeu, et par une pirouette (planée) évite de se figer dans le cliché. Ainsi, même si le protagoniste se trouve embarqué dans des cours de danse de salon pour le visage d’une belle jeune fille (déjà, un léger décentrement, ce ne sont pas les yeux), il n’en tombe pas amoureux, la sensualité (un chouilla exagérée) demeure l’apanage du tango,  et les cabris (caracolant sur le quai de la gare) sont bien gardés. Il danse parce que ça lui fait du bien – et à nous aussi.       

            Il n’est cependant pas tout à fait anodin que ces films mettent à l’honneur les danses de salon, qui, ainsi que semble l’indiquer leur nom, devraient rester confinées dans un espace privé. Un autre problème se dessine en réalité : non plus montrer que la danse (classique) est un art sérieux pour lequel il faut se battre (plus que travailler, un peu de violence en guise de passion), mais que la danse (de salon) existe pour de bon. Dans Dance with me, le professeur de danse, qui se jette dans la gueule du loup en allant donner des cours de danse à des cas désespérants plus que désespérés de jeunes en échec scolaire,  a tout le mal du monde à leur faire admettre que ce n’est pas un « truc de ringards ». S’il y réussit en employant la manière forte avec ses jeunes protégés, rien qu’à en juger par les sièges vides de la salle de cinéma, il y a encore du pain sur la planche pour convaincre de l’actualité de ces danses qui sont autre chose que la survivance des bals de nos arrière-grands-parents.

 

Assemblé : rendre la monnaie de sa pièce

            Comment faire coexister les deux clichés dont on sent bien que la vérité se trouve quelque part entre les deux (souvenance émue du cours sur Pascal) ? Les films livrés avec faire-part et dragées ont choisi de les faire se succéder, puisque les faire coexister sans modulation revient à faire l’éloge du masochisme (ça fait mal mais c’est bon – parce que c’est beau). Pourtant, il y a de ça. La différence essentielle vient du fait que toutes ces perceptions viennent de l’extérieur tout en se voulant intérieures : le spectacle est beau donc je nie tout travail, ou je vois des exercices qui me paraissent relever de la torture donc c’en est.
        On ne parvient pas à concilier les deux clichés pour la simple raison qu’ils ne s’appliquent au même objet : le miel renvoie à l’art tandis que l’amer renvoie au sport. Clichés inconciliables parce qu’ils renvoient à la contradiction même de la danse qui, pour le danseur, est un art qui passe par le sport – mais ne le devrait pas pour le spectateur. Pour celui qui la pratique, la danse est artistique dans le sens où elle concourt à former ce qui est ensuite (si on est en studio) ou simultanément (en scène) perçu comme art. L’œuvre d’art n’existe que lorsqu’elle est détachée de sa genèse et de l’artiste. Or dans la danse l’artiste est en même temps le matériau. Le seul moyen d’éviter les glissements qu’il y a là en puissance est de préserver la distance qu’instaure la scène – que le ballet reste bien inaccessible de l’autre côté de la rampe. C’est pour cela qu’en visite guidée, la scène perd toute magie, révélant ses mécaniques, scotchs au sol, cintres nus et câbles en tous genre, qui tranchent avec le velours des sièges et les dorures du plafond (je pense au Palais Garnier). Elle a perdu toute vie, ce pour quoi elle a été instituée n’a pas lieu. Pas de cérémonie. Tandis que lorsque cette dernière a lieu, la scène devient un temple avec ses décors, ses costumes et ses lumières et… ses dieux, rangés dans le ciel sous l’étiquette d’étoile (encadrés par des dizaines d’astéroïdes au statut de demi-dieux). Est-ce un pur hasard si Claire-Marie Osta, étoile à l’Opéra de Paris, a hésité à entrer dans les ordres avant d’embrasser la carrière de danseuse ? ou si dans le livre Itinéraire d’étoiles, la légende de l’une des (superbes) photos indique : « la barre, cette prière du danseur » ? - il s’agit bien là d’une mystification nécessaire, celle qui fait passer du plan de la mécanique du corps humain et celui de l’œuvre d’art. A la différence de…      

         L’image mielleuse : les danseurs vous tiennent la dragée haute, et s’amusent de ce que vous adorez les idoles plus que les dieux, ce qui contribue à leur donner ce rang plutôt que la puissance qui s’en dégage. Mais il se trouvera relativement peu de groupies dans le monde de la danse : les véritables fidèles, passé l’âge de bout d’chou, ont vite fait de troquer leur panoplie Barbie délavée et leur chigon-champignon contre une tunique noire (non couleur comme négation). [Je ne prêche pas pour autant la suppression du rose… il s’en trouvera certaines qui, venues à la danse pour le tutu, n’y verront bientôt qu’un symbole].

         L’image amère est au final peut-être la plus révélatrice, parce que doublement trompeuse. Elle n’est pas, en effet, le négatif du cliché rose mais plutôt son double. J’ai compris cela en lisant le deuxième article de Mythologies, « l’acteur d’Harcourt » : « […] Passé de la « scène » à la « ville », l’acteur d’Harcourt n’abandonne nullement le « rêve » pour la réalité ». C’est tout le contraire : sur scène, bien charpenté, osseux, charnel, de peau épaisse sous le fard; à la ville, plane, lisse, le visage poncé par le vertu[…]. A la scène, trahi par la matérialité d’une voix trop musclée comme les mollets d’une danseuse ; à la ville, idéalement silencieux, c’est-à-dire mystérieux, plein du secret profond que l’on suppose à toute beauté qui ne parle pas.[…] / L’acteur, débarrassé de l’enveloppe trop incarnée du métier rejoint son essence rituelle de héros, d’archétype humain situé à la limite des normes physiques des autres hommes. […] la foule des entractes qui s’ennuie et se montre, déclare que ces faces irréelles sont celles-là mêmes de la ville et se donne ainsi la bonne conscience rationaliste de supposer un homme derrière l’acteur : mais au moment de dépouiller le mime, le studio d’Harcourt, à point survenu, fait surgir un dieu, et tout, dans ce public bourgeois, à la fois blasé et vivant de mensonge, tout est satisfait. »

Dans la danse aussi, un mythe se substitue à un autre : la danseuse « gracieuse » (voilà un autre mot que je déteste, typique d’un regard vaguement niais et pourtant assez juste.. gracieuse… grâce… ) laisse place au self-tortionnaire. Il ne s’agit pas de faire que l’étoile s’écrase au sol comme une vulgaire météorite mais paradoxalement de renforcer son caractère fantastique. Rappeler que la Willis a un corps, c’est souligner l’habileté avec laquelle elle maîtrise ce corps. De ce qu’elle en fait presque ce qu’elle veut, la danseuse demeure essentiellement Willis ; le corps trop humain est modelé par une volonté qui ne l’est presque plus. On admire à l’égal du résultat le travail qu’il a fallu fournir pour y parvenir. En somme, on a métamorphosé le dieu en « surhomme », peut-être parce que, même s’il est tout aussi inaccessible, il paraît plus proche, il n’est plus sans commune mesure.

Ce second cliché est donc plus complexe que le premier, d’autant plus qu’il est à l’occasion lui-même utilisé par les chorégraphes : on peut citer par exemple Véronique Doisneau de Jérôme Bel, à l’affiche de l’Opéra de Paris il doit y avoir quelque chose comme trois ans. Je ne l’ai pas vu (ni malheureusement Etude qui était dans la même soirée), mais les critiques montraient assez qu’il s’agissait bien d’une mise en scène de l’hors scène – le mythe de la démystification. Ce type de métalangage est toujours intéressant… pourvu qu’il ne se substitue pas entièrement pas entièrement au langage d’origine (et apparemment, c’était plus ou moins une des critiques adressées à cette pièce).

    Si cette vision de la danse se généralise, il risque d’y avoir un certain dérapage de l’art vers le sport… un amour de la prouesse d’autant plus dangereux pour l’art qu’il transforme ce dernier en sport sans en donner les règles et donc sans lui donner les moyens de devenir populaire. Combien de fois j’ai entendu dire « Je ne comprends rien à la danse ». Comme s’il y avait quelque chose à comprendre. Les codes sont là pour les danseurs bien plus que pour les spectateurs. Cherche-t-on à « comprendre » la musique ? – pas au sens strict du mot il me semble. La musique comme la danse nous « parlent » au sens où elles nous touchent. Il ne serait même pas illogique que la danse nous touche plus facilement que la musique, puisqu’elle en est, non pas une illustration (attention, là je mords), mais une transcription qui se donne en simultané. Le danseur devant être dans l’intensité pour pouvoir transmettre l’émotion, le travail est mâché, presque par procuration (d’où l’on voit que le cliché tout rose de l’absence d’effort n’est pas loin) – du prêt-à-ressentir. La virtuosité est fascinante, mais elle l’est bien plus encore lorsqu’elle parvient à se faire oublier… comme Aurélie Dupont dans la Dame au Camélias… mais là on rentre dans le domaine du spectateur émer(ê)veillé !