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02 septembre 2011

La piel que habito

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[À teneur fortement réduite en spoilers. Du 0% avec astérisque.]

Analyser le dernier film d'Almodovar reviendrait à le dévisager. À défaire les scènes pour mieux les habiter, on finirait par perdre leur identité et se comporter comme Robert, chirurgien, qui traite chaque partie du corps de sa patiente séparément, jusqu'à en oublier l'individu auquel il fait peau neuve. Les marques qui délimitent les tronçons de membres auxquels s'étend chaque greffe tiennent tout autant des morceaux comestibles à découper dans le bœuf ou le cochon que des coutures de vêtement – déconstructions réassemblées. Détruire ou reconstruire, on hésite, à moins qu'il ne s'agisse de détruire pour reconstruire (une vie, une vraie, Vera, la patiente) ou de reconstruire pour mieux détruire (patient vient du latin patior, souffrir). L'identité de cette patiente enfermée chez le chirurgien a disparu non pas derrière mais sur son visage, qui, nu, en cache beaucoup plus que le masque de l'affiche.
 

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La beauté d'Elena Anaya rend le spectateur incapable de dévisager Vera, qu'elle incarne, et il ne peut que la contempler comme Robert contemple cette Venus sur son écran de surveillance devenu tableau, sans plus surveiller le déroulement des opérations.
    

 

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[Elle, allongée comme un nu]

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[Lui, spectateur de l'écran-tableau, y entre comme dans la toile des Ménines]

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[Rapprochements sûrement tirés par les cheveux. On trouvera beaucoup plus facilement des allusions à Titien (sa Vénus est accrochée dans l'escalier) ou Dali (Vera allongée sur une grosse balle comme une montre molle ; le fils de la domestique déguisé en tigre). Quoiqu'il en soit, les références picturales sont trop nombreuses pour être anodines : cette forte esthétisation contribue à suspendre le jugement critique du spectateur ; la morale est supplantée par l'esthétique. Le spectateur est alors libre d'associer et assimiler les rapports abracadabrants établis ou suggérés par le film.]


La vengeance de Robert est de toute manière trop folle pour qu'on puisse la deviner sous les traits profondément humains d'Antonio Banderas, et même lorsque le flash-back est assez avancé pour que l'identité effacée de Vera se laisse deviner sans difficulté, notre curiosité croit encore au suspens. La violence de cette vengeance s'apparente au viol et la personne privée de son identité prive aussi le spectateur d'une distinction claire entre victime et bourreau. Fasciné, on ne surveille ni ne juge plus ; il en va de même du spectateur avec le film que du chirurgien avec sa captive : il l'a dans la peau. 

29 août 2011

Un jour

La fable, le sujet et la comédie romantique

 

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[Difficile d'analyser sans spoiler, à plus forte raison quand c'est par la fin que tout commence.]


Après quelques images de notre héroïne du jour, un compteur s'installe en bas à gauche de l'écran (un peu comme dans 500 jours ensemble, ce qui, avec l'italique bien anglaise bien niaise, m'a fait un peu peur) et entreprend de nous faire remonter le fil des ans. Vu le flashback, le spectateur se doute bien que le début du film correspond à la fin ; ce qu'il ne sait pas encore, c'est qu'il ne s'agit pas de l'happy end de la comédie romantique mais de la fin d'une histoire amour (quand je vous disais que l'amour n'a pas de fin heureuse car l'amour heureux prend alors fin), qui ne coïncide pas elle-même avec la fin du film. Trois fins : celle de la comédie romantique, celle de l'histoire d'amour et celle du film qui n'est donc ni tout à fait une comédie romantique ni tout à fait une histoire d'amour.

 

Un jour, mon prince viendra

Pour remettre un peu d'ordre dans tout cela, revenons au flashback, à l'intérieur duquel la chronologie (et la comédie romantique) reprend ses droits. Emma (Anne Hathaway) et Dexter (Jim Sturgess, pas dégueu) se rencontrent après la remise de leur diplôme et, après une fin de soirée ratée où ils se couchent ensemble (tout est dans le pronominal), deviennent amis plutôt qu'amants. Malgré leur proximité suspecte et l'évident regret d'Emma, « la vie les sépare » : elle, s'enferre dans un tex-mex pourri ; lui, débute son ascension télévisée. Puis, dans leurs voies différentes, ils évoluent en sens contraire : la bigleuse s'épanouit en belle plante tandis que le roi du showbizz devient une épave. Enfin les vases communiquent, Emma constate s'être plantée avec son apprenti comique pas très drôle et Dexter est repêché par une femme sans humour qui devient sa femme puis son ex.

Les différentes époques de leur vie sont très bien identifiées : à défaut de vraiment faire vieillir les personnages, des coupes et des styles vestimentaires différents marquent le temps qui passe. 

 

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[Anne Hathaway en geekette- une fausse fausse moche]


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 [... et en goguette]

 

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[Jim Sturgess en étudiant sympathique]

 

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[... et en bogosse insupportable]

 

Leur amitié amoureuse survit aux aléas des vies qu'ils ont à moitié choisies, à moitié subies, entretenant chez le spectateur l'attente amoureuse du « un jour, mon prince viendra ». Puis les erreurs reconnues et la course de rigueur observée, ce sont les retrouvailles – voilà pour la comédie romantique. Ils se marièrent et n'eurent pas d'enfant. Parce que l'héroïne meurt.

 

Un jour noir

Retour au début du film qui, jusqu'à présent, ressemble à ce qu'Emma aurait pu voir défiler devant ses yeux avant de se faire percuter par un camion. Cette scène est ambivalente, sorte de pivot qui met successivement l'accent sur la comédie romantique (qui prend ainsi fin, encadrée par la reprise de la scène initiale) et sur le drame (qui commence). La narration du deuil (jolie scène avec l'ex d'Emma qui remercie Dexter de l'avoir rendue heureuse mais souhaite couper les ponts car ils n'ont rien d'autre à se dire – et avec l'ex de Dexter qui l'aide mais ne reviendra pas auprès de lui, malgré leur fille) suggère que l'histoire d'amour n'est pas l'histoire de toute une vie, que celle-ci déborde celle-là et que c'est à l'intérieur de son foisonnement, avec ses hasards et ses aléas, qu'on trouve les événements à partir desquels construire une histoire – un amour ou... un film. Grâce à cette poursuite du bonheur, Un jour réinscrit l'histoire d'amour dans la contingence de deux vies bien (même mal) remplies et en fait une négation de la comédie romantique, tout comme la comédie romantique se veut la négation et le dépassement du conte de fées. Dans cette course à la réalité, l'idéal est repoussé comme obstacle (il met fin aux histoires – ou alors il s'agit de L'Astrée mais c'est tellement long que je ne peux même pas vous dire si cette comparaison a lieu d'être) mais non pour mieux être sauté ça c'est l'héroïne, car il reste ce qui confère sa force à l'ensemble sinon bien prosaïque (Thomas Pavel appliqué aux romances, pincez-moi).

 

Un jour, autrefois

Le seul moyen d'incarner à nouveau cet idéal perdu avec l'héroïne est de ressusciter cette dernière par le souvenir. On termine ainsi par un flashback dans le flashback, qui ne nous ramène pas au début du film mais à celui de l'histoire. La boucle est bouclée à l'anglaise. Nous revoilà au temps des espoirs, lors de la rencontre dont il nous manquait un morceau. Après leur nuit amicale, les jeunes tourtereaux un peu tourte quiche échouent à nouveau à concrétiser leur désir mais cette fois, la faute incombe à des parents rentrés trop tôt ; ils échangent leur numéro et se quittent dans un baiser à la Doisneau. Voilà l'affiche et son aspect de photo sépia qui aurait dû nous prévenir de ce que le titre ne renvoyait pas à l'avenir mais au souvenir du passé, dans lequel s'ancre toute l'histoire qui a suivi. Le drame trouve dans le souvenir son apaisement et, bien qu'on se demande pourquoi l'amour esquissé bascule à nouveau dans l'amitié (ce qui rend certes plus évidentes encore leurs retrouvailles), ce jour passé nous réconcilie en même temps avec celui où le prince devait venir puisque le souvenir est placé à la fin du film, dont on est habitué à ce qu'elle livre le fin mot de l'histoire.  

26 août 2011

Les Bien-aimés

J'ai bien aimé.

 

J'ai encore souri à la sortie en entendant cette impression éponyme. Certaines répliques font rire ou sourire, en effet, mais le dernier film de Christophe Honoré n'est pas drôle. Ses bien-aimés feraient plutôt pendant aux amoureux classiques qui, contrairement aux amants, aiment sans l'être en retour. Et de l'amour perdu aux absents défunts, il n'y a qu'un pas. Ils ont été aimés et ne (le) sont plus. Ne reste alors de ces amours que le fruit bien-aimé, un enfant qui poursuit la vie.

Le titre serait seulement ironique envers ces mal-aimés si leur peine ne venait pas de ce qu'ils ne manquent pas d'amour mais au contraire de ce qu'ils crèvent sous le poids de celui qu'ils ne peuvent donner. Même dénoués, les liens ne vous rendent pas votre légèreté :

« mais j'ai beau faire je tombe d'amour
les filles légères ont le cœur lourd
le poids du cœur attrape toujours
les filles légères et toutes un jouront ce sentiment d'échouer
de s'être légèrement plantées »

 

Bien-aimés : le client par la prostituée, la prostituée par son amant, le mari infidèle par sa femme, le second mari par la femme redevenue maîtresse du premier, la fille par la mère, la femme par le sex-friend, le gay par l'amoureuse. Ils sont amoureuse qui sourit, amoureux transi d'amour et de froideur, amant comblé, amant érotique, mari cocu et résigné, femme trompée et adultère, amant impossible, enfant rêvé avorté par la réalité ; toutes les combinaisons, aucune recette. Toute leur vie, ils sont confrontés à la difficultés d'aimer sans se faire mal – à soi et aux autres, qui ont bien le temps de devenir des bien aimés au passé pendant la quarantaine d'années que couvre le film. Ludivine Sagnier vieillit en Catherine Deneuve. La première entonne le film par un refrain qu'Alex Beaupain, à la frivolité toujours pleine de finesse, replace à la fin dans la bouche de la seconde :

« Je peux vivre sans toi, tu saisle seul problème mon amour, c'estque je ne peux vivresans t'aimer »

La boucle est bouclée lorsque la jeune femme qui rechigne à suivre son amant à Prague a laissé la place à une vieille femme pleurant son premier mari :

« Tu n'es plus là, rien n'a changé
le problème est le même, tu sais
je peux vivre sans toi, oui mais
ce qui me tue, mon amour, c'est
que je ne peux vivre sans t'aimer »

Elle peut (sur)vivre sans lui, faire les courses et même souffler des bougies d'anniversaire, mais l'amante est tuée par l'amoureuse qu'elle est redevenue.

 

Ces bien-aimés semblent ne jamais pouvoir aimer et être aimé en même temps et de la même personne, si bien que l'une se demande à la fin s'il vaut mieux être à la place de celui qui aime ou de celui qui est aimé. Le sex-friend amoureux éconduit choisit sans hésitation la seconde solution et fait ainsi rejaillir une certaine tendresse sur tous ces bien-aimés.

Bien-mal-aimés, en somme, qui à force de liberté se sont abandonnés (vertu érotique mais non amoureuse) : « Il faut du temps pour comprendre que la liberté est la pire offense en amour. » Car le bien-aimé, s'il est celui « qui est aimé de préférence à tout autre », ne peut (que) souffrir le pluriel.

 

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[Les amours où l'on s'emmêle les pinceaux.]

 

[Si je n'avais pas réécouté toutes les chansons d'Axel Beaupain béni, j'aurais sûrement enclenché le *tchèque power*, raconté mon étonnement de voir au générique Milos Forman et des subventions du cinéma tchèque, puis mon plaisir face à la gueule virile et séductrice de Rasha Bukvic dont le personnage, Jaromil, porte le prénom du héros de La vie est ailleurs et ressemble étrangement au Tomas de L'Insoutenable Légèreté de l'être (médecin volage qui s'éprend d'une Tereza-Madeleine, laquelle se fait la malle après l'invasion des chars russes) – Kundera figure dans les remerciements.]

[Et si je m'étais laissée emporter par mes hormones, j'aurais sûrement souligné à quel point Louis Garrel (le sex friend) est toujours agaçant et ajouté, pour me dédouaner, qu'il a le chic de faire flirter le comique avec le tragique.]

25 août 2011

Anna Karénine et Levine

Après le chien de Tereza et Tomas, un crapaud géant japonais, l'hystérique Catherine et le ballet de Boris Eifman, j'ai enfin lu Anna Karénine. Et je m'étonne de n'avoir vu aucune allusion à Levine*, qui aurait du donner son nom au roman. Mais voilà, seul le drame fait des histoires et celle d'Anna constitue le contrepoint grâce auquel la simplicité de Levine n'est pas naïveté. À travers le répondant de ces deux personnages, Tolstoï pose la question de comment vivre.

D'un côté du spectre de la Russie tsariste, on a la vie mondaine telle que la pratique Stiva, le frère d'Anna, en prenant du plaisir sans trop s'embarrasser de moralité ; à l'autre extrémité, la vie des paysans. Entre les deux, Levine tente quelque chose. D'abord seul avec son travail d'exploitant agricole, il s'y plonge pour ne pas voir la mort mais son labeur risque à chaque seconde de réapparaître dans toute sa vanité, d'autant plus que les modernisations qu'il propose en tant que propriétaire terrien éclairé se heurtent à l'inertie des paysans. Puis, encouragé par la vieille servante, il se marie enfin et ne vit plus alors pour quelque chose mais pour quelqu'un. Cette nouvelle dimension se révèle supérieure une fois compris qu'elle ne remplace pas le quelque chose mais s'y ajoute, lui donne un sens (adresse à). Il lui faut pour cela se reprendre et apprendre l'équilibre : il ne s'agit pas tant de le trouver et de s'y maintenir que de la rectifier sans cesse – comme en danse où, point extrême de tensions contradictoires, il ne saurait être statique.

C'est cet équilibre qui n'est pas respecté par Anna. La tragédie ne tient pas tant à sa passion pour Vronski, ni au non-respect des convenances (même si cela permet de condamner toutes les échappatoires de la situation) qu'au fait de s'être donnée entière sans rémission à un seul être – une seule partie de sa vie. Lorsqu'il n'est plus nourri (par quelque chose), l'amour (de quelqu'un) tourne en rond et finit par se mordre la queue. C'est pourquoi la jalousie, cette auto-destruction de l'amour, est figurée par le cercle, le cercle des pensées dont Anna ne parvient pas à s'extirper (cf. les douches de lumière encerclant l'héroïne dans la chorégraphie de Boris Eifman). Anna Karénine a échoué à mener sa vie mais n'est pas pour autant une cruche amoureuse ; sa chute est d'autant plus grande qu'elle est grande dame.

Dans l'ordre de l'histoire, Levine ne peut trouver réponse à ses questions qu'après la mort d'Anna, c'est-à-dire après la disparition de la passion, mauvaise en tant qu'elle prend le pas sur les autres. Le problème de Levine se résout lorsqu'il comprend que le pourquoi se résorbe dans le comment – vivre et non raisonner. Encore une fois, je suis heureuse d'avoir été retardée dans mes ardeurs de lecture car, jusqu'à l'année dernière, je ne l'aurais peut-être pas compris – pas compris comme on comprend Tolstoï et toute chose : en l'ayant ressenti. La raison peut avoir tort dans ses conclusions impeccables, elle peut être juste mais demeure fausse tant qu'elle est en contradiction avec le cœur. On peut sentir qu'on est dans le faux et néanmoins s'obstiner parce qu'on s'est prouvé qu'on avait raison par la raison et que l'on est trop orgueilleux pour paraître se contredire (alors que céder permet d'être enfin en accord avec soi-même). Agir plutôt que de raisonner ; quand on raisonne sur soi, les conclusions ne sont bonnes qu'à condition d'être logiques et conformes à ce que l'on éprouve moralement par expérience.

Pour en arriver là, il faut d'abord s'être laissé aller au penchant à l'argumentation à l’œuvre dans tout le roman. Le processus, où la dispute y prime parfois sur le thème débattu, est analysé ou plutôt déroulé dans le roman avec des discussions de toutes sortes (agricole, politique, économique, sociales, mondaines avec des potins, etc.), ce qui donne aussi de l'ampleur à un livre qui, du coup, n'est pas que théorique. Un peu comme Proust dans Le Côté de Guermantes, Tolstoï reconstitue une famille, une société mondaine ou intime, les flux et reflux de la conversation, les plaisanteries même (il y est aussi question d'asperge). Peut-être même de façon plus poussée s'il est vrai qu'on y parle au discours direct, non de manière rapportée, et que la peinture en est moins de biais. Proust le cède à Balzac. Là réside aussi l'intérêt du roman, dans ce qu'il laisse transparaître d'une société à travers les conversations de la (bonne) société. Le communisme y est ainsi évoqué au gré des difficultés éprouvées par Lévine à moderniser son exploitation, qui se heurte à un attachement à la terre particulier aux paysans russes. En même temps, ces propos ne dénotent aucunement la tentative de truffer le texte ; Tolstoï a quand même réussi à me faire lire, sans qu'il m'en coûte, des considérations sur l'agriculture. Cet ancrage dans le contingent empêche d'osciller entre le tout et le rien jusqu'à ce que l'un bascule dans l'autre d'un coup.

On se trouve raffermi à la lecture de ce pavé. Rasséréné.

 

* Je lutte pour ne pas mettre d'accent, la faute à Lénine.