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10 novembre 2012

Arrière ! Scènes de concert

Il y a souvent un registre qui s'impose plus facilement qu'un autre pour parler de tel ou tel compositeur.

Pour Ravel, ce serait la lumière : dans Le Tombeau de Couperin, des touches floues et brillantes que j'ai eu du mal à ajuster, comme lorsque l'on peine à faire le point sur des jumelles puissantes – toujours trop près ou trop loin pour que l'impression d'ensemble se fasse.

Pour Mozart, ce serait la chaleur : une lumière aussi, mais ardente. Le velours rouge, le cuivre des instruments et le scintillement des lustres brûlent avant que le moelleux musical ait eu le temps d'engourdir le spectateur. Le Concerto pour violon n° 3 me donne le sentiment de savoir par avance ce qui va suivre, et pourtant ce qui arrive est toujours inattendu – et toujours évident après-coup. Un pas de côté, un léger décalage et voilà l'avidité joyeuse, désireuse, vivante qui se met en branle et fait cavaler les perruques entre les meubles d'appartement.

Pour Dutilleux, ce serait la physique : des ressorts qui lâchent, d'un coup, des tensions très claires qui sautent, percutantes, des projections comme des cordes qui cassent en série, par à-coups accumulés, à la manière des fusées de feux d'artifice. Et au milieu, le silence où s'étouffent les vibrations.

 

Après l'entracte, je me replace à l'arrière-scène, où le voisin sexy remplace avantageusement le nez siffleur qui m'en tenait lieu. Le problème de la première catégorie, en effet, n'est pas uniquement son prix : c'est aussi la population capable de se la payer, majoritairement âgée, pédante et tuberculeuse – voire dure de la feuille, comme le monsieur dans la file d'attente, qui a dû mettre sa main en cornet pour entendre ce que lui disait l'ouvreur (en gros, qu'il risquait, outre de ne pas entendre la musique, de ne pas pouvoir assister au concert, presque complet). Le pauvre a dû faire trop de Sacre du printemps à l'arrière-scène quand il était jeune. J'en suis ressortie heureuse mais presque sourde. Un miracle que les musiciens aient encore de l'audition, même avec leurs bouchons d'oreille.

À l'arrière-scène, on ne peut pas être dépassé par la musique : seulement englouti. Alors que d'habitude le printemps de Stravinsky se contracte et que la musique se rétracte avec la violence d'un tsunami à marée basse, ne se laissant approcher qu'à l'instant de nous submerger, l'orchestre de Paris nous plonge au sein de cette nature secouée de spasmes. La jungle est partout : le bec sinueux des bassons-boas réveille toute la férocité des bêtes, qui émergent d'entre les feuilles hautes des partitions. Un papillon égaré volète ; avec lui disparaît la seule évocation d'un printemps de poète. C'est par de violentes contractions que la nature accouche d'elle-même. On serre les abdos pour encaisser les coups de tambour. Au loin s'annoncent des colonies de fourmis à cordes, probablement géantes à en juger par le vacarme qu'un pachyderme aurait eu du mal à produire. Leur marche ressemble à celle d'une armée de robot : peu importe combien on en écrase, il y en aura toujours assez pour nous submerger – réplique sismique de la nature aux mécanismes techniques par lesquels on a voulu la mater. Cela fourmille, se contracte, convulse et éructe, enfin : le printemps s'est reproduit. La main-mitraillette de Paavo Järvi salue tous les musiciens de l'orchestre et le public fait de son mieux pour rendre les décibels qu'on lui a envoyés.

 

Depuis l'arrière-scène, on peut observer la tête de l'ami berlinois battre la mesure avant de se renfrogner ou encore Palpatine à la dérobée. Pas repéré de lapin dans cette jungle : Hugo a dû prudemment garder forme humaine.  

04 novembre 2012

The Rake's Progress

Habituellement, l'héritage miracle d'un obscur oncle intervient sur la fin, lorsque les amants ont été surpris ensemble au lit et qu'il faut trouver une condition au jeune homme désargenté pour pouvoir le marier. Dans The Rake's Progress, il survient dès le début alors que Tom et Anne profitent des mœurs de leur époque* pour batifoler sans convoler, sous le toit même du futur beau-père. De Molière à Stravinski, la providence est devenue hasardeuse, ouvrant au danger plus qu'elle en écarte. L'homme venu annoncer au jeune homme fainéant que jamais il n'aura à travailler le précipite dans le désœuvrement.

 

 

Sous prétexte de faire fructifier l'héritage, il l'entraîne à la ville. Pour quitter la chambre lumineuse où les rideaux volaient sous l'action des ventilateurs et laissaient entrer « des parfums et des sons d'allégresse » d'une nature printanière, Tom emprunte une petite échelle dont il descend un à un les degrés – la descente a commencé. Il laisse derrière lui cette chambre qui apparaît déjà comme un souvenir, encadré et inatteignable, et se laisse initier au plaisir – ou à ce qui est communément admis pour tel, Tom ne semblant pas en prendre outre mesure. Élève docile et désœuvré, il sombre peu à peu dans la débauche mais, ce qui est curieux, beaucoup moins par goût que par faiblesse. Au milieu des prostituées, il pense encore à Anne, l'aime et en souffre, sans pour autant songer à la retrouver.
 

 

Nick Shadow fait de lui ce qu'il veut et lorsqu'il lui fait miroiter une invention miraculeuse qui change les pierres en pain, Tom s'illusionne davantage encore qu'il n'escroque les ouvriers. Cette machine d'alchimiste soi-disant chrétien, Olivier Py la figure sous forme d'une roue dont les rayons sont des néons : hypnotisé par ce qui brille facticement, Tom ne voit pas que la roue tourne et que sa chance est en train de le perdre.
 

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Déçu par la nature qu'il rend responsable de sa mécompréhension des plaisirs et de la nature humaine, il prend son contrepied sur le conseil vicié de Nick et décide de s'enticher de ce qu'elle a produit de plus laid. Baba, femme à barbe et bête de foire, lui apparaît comme le remède au plaisir, qui lui-même devait l'être à l'amour. C'est alors une débauche, non plus des sens, mais de grotesque et d'acrobaties. Jongleurs, musclors, nains, danseuses de revue emplumées grouillent sur scène et font alors ressortir le parti-pris d'Olivier Py de ne pas avoir représenté la débauche à demi-mot. Au-delà de la provocation qu'il y a à exhiber porte-jarretelles et nudité bandée à des spectateurs très convenables, le bordel qui se tient sur la scène du palais Garnier trouble autant les habitudes de l'amateur d'opéra que les sens de Tom. Le premier, distrait par ce qui s'agite sous ses yeux, peine à se concentrer et à écouter, tout comme le second a du mal à entendre la voix de la raison ou même celle, avec un e, de la nature.

 

 

Esclave d'une liberté qu'il a voulue et qui, en l'absence de liens, ressemble davantage à une errance, Tom ne peut plus croire à sa bonne fortune. Les dettes se soldent par une vente aux enchères ; après les bêtes de foire, c'est tout un bestiaire de sculptures qui est exhibé devant un public curieux et contempteur : boa, autruche et un for-mi-dable pingouin (le mien est tout fier de se faire épousseter par procuration par une soubrette).

Froid. La descente aux enfers se finit sans feu ni flamme – à la rue. Corps exténué, Tom s'est perdu et avec lui, la raison. L'homme qu'Anne, sainte Anne, récupère n'est plus ni lui-même ni le même : elle peut lui pardonner mais lui ne peut pas se racheter. Elle veille sur ce vieux fou comme sur l'enfant qu'il lui a fait avant de la quitter, jusqu'à ce qu'elle comprenne que la Vénus qu'il aime n'est pas plus elle qu'il n'est Adonis : il n'a jamais eu le cœur de l'aimer autrement que comme un idéal regretté. La force lumineuse d'Anne (Anne Trulove) n'a pas réussi à sauver Tom de son ombre, Shadow méphistophélique – seulement à la préserver de son amour. L'épilogue rit jaune : sans dieu, pas de morale à l'histoire quand ses protagonistes en ont été dépourvus.

 

Le vrai héros de l'histoire, c'est Nick, i.e. Gidon Saks, formidable voix et acteur.
 

Vu en compagnie de Palpatine.
 

* Seulement, oups, l'action est censée se dérouler au XVIIIe siècle. Pourtant, je trouvais l'ambivalence du progrès (du débauché ou non) très ancrée dans le XXe...   

14 octobre 2012

Le [formidable] Château de Barbe-Bleue et de Bartók

J'aime décidément cette rentrée symphonique : troisième concert, troisième invitation, par une généreuse anonyme cette fois-ci. Et une soirée qui pourrait prétendre au titre de concert de la saison grâce à sa seconde partie. Oubliez l'Espagne pour construire des châteaux : c'est en Hongrie qu'il faut aller.


La symphonie italienne et dispensable de Mendelssohn

Cette symphonie est anti-synesthésique au possible – une musique sans image, sans nature ni lutin, où les flûtes ne sont que des flûtes. Pour le chef, qui y est plongé, c'est OK, fait-il de la main ; et je crois voir une ombre chinoise cancaner en basson.

J'essaye alors des images de campagne puis de salons luxueux, comme face au miroir on porte devant soi une robe en la tenant par le cintre. Mais je vois au premier coup d'oeil que cela n'ira pas ; je repose mes images sur le portant et passe le reste en revue sans conviction, en sachant d'avance que l'ensemble de la collection n'est pas dans le ton. Les lustres et les fauteuils en velours sont beaucoup trop étincelants et solennels pour ce morceau. La marche que l'on entend est trop légère pour des militaires, même d'apparat, mais elle n'a pas non plus l'allant d'une virée campagnarde qui envoie valdinguer les petits cailloux du chemin de terre. Du paysan, elle n'a que la simplicité, pas la robustesse ni la bonhommie.

C'est une musique d'honnête homme, voilà. Pas de désir, même à réprimer : une simple ligne de conduite à angles droits, comme le tracé d'une architecture sans fioritures. Et lorsque l'on s'emporte, c'est en bon père de famille un peu bourru, qui s'adoucira à la fin, au retour du fils prodigue. Lequel a fait son tour d'Italie, faut-il croire à la lecture du programme que je n'avais pas eu et qui me livre un titre aux antipodes (européens, certes) de mon imagination. Drôle d'Italie que ces paysages au rayonnement mesuré, sans éclat ni aplat, aussi exubérants que des croquis aux pastels de ses ruines. 


Bartók, Balázs et Le Château de Barbe-Bleue,
investi par Elena Zhidkova et Matthias Goerne

Après ce drame bourgeois bien policé, celui de Barbe-Bleue a une tout autre allure. Bien étrange si l'on considère que ce n'est plus le personnage éponyme mais son château qui en est au centre. Barbe-Bleue semble s'y retrancher comme une bête dans sa tanière, sans que l'on comprenne au juste ce qu'il cherche à fuir. On s'attendrait plutôt à ce que cela soit sa nouvelle épouse qui cherche à prendre à fuite. Mais la porte d'entrée reste ouverte et malgré l'obscurité du château, elle ne songe guère à l'emprunter pour aller rejoindre celui, lumineux et orné de roses, d'un prince de conte de fées. C'est ici un conte humain et la nouvelle épouse, qui n'a été ravie à son fiancé que pour son propre ravissement, prend le risque qu'il ne soit que trop humain – inhumain. Elle n'est pas une jeune fille ingénue qui cède à la curiosité en l'absence de son nouveau mari ; Judith ne cède à rien et surtout pas à ce nouveau mari, que je ne peux m'empêcher d'imaginer un instant en Holopherne.

Judith. Ce prénom seul suffit à introduire le doute. Ce n'est plus Barbe-Bleue qui est terrible mais de ne plus être certain de savoir qui l'est. Le comte, bourru comme une bête blessée plus que féroce, semble chercher à se protéger tandis que l'autre conte, celui que l'on connaît, désigne la nouvelle épouse, inconsciente du danger qu'elle court, comme victime. Pourtant la poupée blonde glamour qui chante sous nos yeux a quelque chose de terrible dans le regard, inquiétant à force de fascination, et dans la voix, qui couvre sans problème l'orchestre. Judith obtient de son mari qu'il ouvre une à une les sept portes du hall. La deux premières confirment la barbarie attendue de Barbe-Bleue : la salle de torture et la salle d'arme sont toutes deux entachées du sang qui se trouvait originellement sur la clé confiée à la jeune femme. Judith se délecte de son épouvante, veut baiser de ses lèvres les murs qui saignent, le désirant d'autant plus que cela devrait la répugner. Elle aime Barbe-Bleue, jusque dans son ignominie, et le lui dit, comme un avertissement : cet amour qu'elle livre, par lequel elle se met à sa merci, est un aveu de force et non pas de faiblesse, car elle exige la même chose en retour. Elle n'aura de cesse de le vampiriser, aspirant son sang et celui qu'il a répandu avec la même avidité, le même délice, absorbant chaque recoin de son être jusqu'à fusionner avec lui.

Judith presse Barbe-Bleue d'ouvrir les autres portes, pour faire pénétrer la lumière dans le château. Cette volonté de percer à jour les secrets de son mari se répète après l'ouverture des trois portes suivantes et à chaque fois, cette demande s'accompagne d'une dissonance grandissante, comme si le danger venait justement de là, de la connaissance que l'on tient absolument à porter sur les parts d'ombre du château de Barbe-Bleue ; comme si la cruauté de ce dernier n'existait pas tant qu'on ne l'en soupçonnait pas. Tout à la fois délivré de ses ténèbres et livré au jour qui inonde la salle, il supplie sa femme d'en rester là – et les harpes ont quelque chose de céleste, quelque chose de pur, qui atténue la vague dissonante qui vient de déferler.

Le trésor aux cuivres scintillants, le jardin de fleurs et le domaine entier du comte, terre et lune comprises, qu'ont dévoilés respectivement les troisième, quatrième et cinquième portes auraient dû suffire à Judith comme preuves d'amour. Barbe-Bleue a offert tout ce qu'il pouvait à celle que son âme noire n'a pas repoussée. Mais Judith ne voit plus dans le trésor que les dépouilles de ses femmes précédentes, souillées de sang, de ce sang qui abreuve les fleurs du jardin secret et gorge le nuage dont l'ombre assombrit le tableau. Elle en veut plus, elle veut la vérité, elle veut que cet homme ait tué ses premières femmes, car tant de richesses et de générosité ne peut venir de lui seul. La septième porte ouvre alors sur un lac de larmes, mémoire des chagrins passés, qui n'a plus la douceur du « sang qui sourd des fraîches blessures ». Forcée, l'âme un instant lumineuse du comte se referme sur l'amertume de ce lac de larmes.

En le sommant de se livrer au moment même où il avait commencé à se confier, Judith l'a accusé et a rompu irrémédiablement la passerelle qui aurait pu les mener l'un à l'autre. Elle voulait la vérité et non la légende, la septième porte la lui révèle : Barbe-Bleue y cachait son amour pour toutes ses femmes, « vivantes toutes ! Toutes vivantes ! » Tout le sang qu'elle a vu, c'est elle qui l'a voulu, celui d'amours qu'elle aurait souhaité mortes et qui continuent d'irriguer le jardin secret de Barbe-Bleue, de le nourrir et de passer dans son sang, de s'y mêler. « Dis-moi, dis-moi Barbe-Bleue, qui avant moi tu as aimé ? » Quelles femmes a-t-il aimé, qu'elle doive encore tuer dans son cœur pour y régner sans partage, sans jamais être gênée par le fantôme d'une rivale ? En s'éprenant d'une brute sanguinaire comme d'un coureur de jupon, elle a pris le risque de finir comme les précédents numéros de la série pour être la seule à survivre, celle que l'on choisit et dont on ne sépare plus.

En répandant le sang dans ses visions, c'est Judith elle-même qui a commis les meurtres dont elle accusait Barbe-Bleue, parce qu'elle aurait secrètement voulu qu'il en soit l'auteur. En élimant ce qui le constituait, ce qui faisait partie de son histoire, elle l'a du même coup atteint et, en perçant à jour ses secrets, l'a blessé profondément. Sans rémission, sans retour en arrière possible. Il ne lui reste plus qu'à disparaître à son tour derrière la septième porte, déjà franchie à l'instant même où elle a voulu l'ouvrir, parée du manteau que Barbe-Bleue lui a installé sur les épaules. Elle pensait pouvoir endosser son passé, l'aider à porter le fardeau de son âme, mais il se révèle trop lourd, précisément à l'instant où elle n'a plus le loisir de le rendre. Ce poids qu'ils auraient pu porter tous deux, si Judith s'est résignée entre la troisième et la cinquième porte, elle le lui a arraché et il les a perdus. Elle doit vivre avec ce qui lui est insupportable pour n'avoir pas su l'aimer sans le comprendre – d'un amour aveugle qui se serait heurté à certains de ses secrets, demeurés étrangers, mais par lequel elle aurait pu le toucher. Elle ne peut plus vivre dans le château qu'elle a assiégé et mis à sac par des torrents de lumières. « Désormais, tout sera ténèbres, Ténèbres, ténèbres... » 

 

Dans les contacts avec les personnes qui ont la pudeur des sentiments, il faut savoir dissimuler : elles sont susceptibles d’une haine subite pour qui surprend chez elles un sentiment délicat, enthousiaste ou sublime, comme s’il avait vu leurs secrets.

Si on tient à leur être agréable en pareils instants, qu’on les fasse rire ou qu’on leur décoche quelque froide raillerie : leur émotion se glacera et elles se ressaisiront aussitôt.

Mais je donne ici la morale avant l’histoire.

Nous avons été un jour si proches l’un de l’autre dans la vie que rien ne semblait entraver notre amitié et notre fraternité, seul l’intervalle d’une passerelle nous séparait encore.
Et voici que tu étais sur le point de la franchir, quand je t’ai demandé : « Veux-tu me rejoindre par la passerelle ? »

Mais déjà tu ne le voulais plus, et à ma prière réitérée tu ne répondis rien.

Et depuis lors, des montagnes et des torrents impétueux, et tout ce qui sépare et rend étranger l’un à l’autre, se sont mis en travers, et quand bien même nous voudrions nous rejoindre, nous ne le pourrions plus.

Mais lorsque tu songes maintenant à cette petite passerelle, la parole te manque et tu n’es plus qu’étonnement et sanglots.

Nietzsche, Le Gai savoir.


 

Voilà le pourquoi de la dissonance assourdissante lorsque Judith réclame que lumière soit faite : il ne faut pas que Barbe-Bleue entende ce que sa pudeur veut taire. Lui sait d'instinct qu'il n'y a nul besoin de montrer ce qui est déjà là, et que Judith ne fera que rendre son passé trop encombrant en le plaçant en pleine lumière. Déjà, il pense à eux deux avec nostalgie – harpes et célesta.

 

Ils ont aussi tremblé : Palpatine, Klari, Joël, Hugo...

 

03 octobre 2012

À la croisée des mondes artistiques : danse et musique

Résumé (si, si, j'ai plus de notes que ça) de la conférence de Sonia Schoonejeans au théâtre des Abbesses

 

Les conférences de Sonia Schoonejeans sont toujours aussi conviviales et érudites. Celle-ci a peut-être été un peu plus dur à suivre – la faute à la rentrée (cela fait longtemps que je ne suis pas restée assise deux heures pour écouter quelqu'un parler) ou à la moindre fluidité de la conférencières, qui ne cesse d'ouvrir des parenthèses dans le sujet (c'est délicieux) et dans ses phrases (ça l'est moins à l'oral). Il faut dire que les idées se tiennent et s'emmêlent, en cohérence avec les relations qu'entretiennent danse et musique.

La conférence s'articule autour de la soumission ou au contraire de la prééminence, pouvant aller jusqu'à l'indépendance, d'un art par rapport à l'autre. Le tandem danseur-musique est donc écarté au profit de la collaboration entre compositeur et chorégraphe, dont quelques couples illustrent à chaque fois un mode d'association différent.

 

Maître à danser et maître de musique, 2 en 1

À l'époque baroque, danse et musique sont à égalité et le maître à danser est souvent, sinon compositeur, du moins musicien – souvent violoniste, pour accompagner les cours. Ainsi, si Lully compose la musique du Bourgeois gentilhomme, c'est Beauchamps, le maître à danser qui a codifié les positions de la danse classique, qui s'occupe de celle des Fâcheux. La tradition du maître de ballet musicien perdure jusqu'au XIXsiècle : Arthur Saint Léon, le créateur de Coppélia, est aussi violoniste. Cette paisible égalité entre danse et musique est mise à mal par l'essor de l'opéra, qui affirme la supériorité de la musique sur la danse, qui n'a plus voix au chapitre et sera au mieux admise comme divertissement (la présence d'une danseuse dans Capriccio n'est peut-être rien de moins qu'historique). Il n'existe en effet pas des soirées dédiées à la danse jusqu'à la fin du XIXsiècle en Russie et du début du XXen France. Même Giselle et ses consoeurs ailées étaient donnés dans un cadre plus large : de la musique avant toute chose !

 

Petipa et Tchaïkovsky, la contrainte sublimée

L'apparition de programmes axés uniquement sur la danse correspond en Russie aux ballets de Petipa et Tchaïkovsky. Avec ce compositeur rattaché au théâtre, qui compose aussi bien pour l'art lyrique que chorégraphique, la danse n'a plus à faire à un de ces compositeurs de second rang dont elle devait se contenter. Pourtant, même avec quelqu'un de ce calibre, le modus operandi ne change pas : le maître de ballet donne des indications très précises (découpage, présence d'adage... jusqu'au nombre exact de mesures) auquel le compositeur doit se conformer. Alors que cela peut apparaître comme une subordination (d'où les compositeurs de second ordre, je suppose – le musique pour la danse est considérée comme un genre mineur), cela ne dérange pas Tchaïkovsky, pour qui ces indications sont à la musique ce que les contraintes sont à la littérature de l'Oulipo.

 

Tchaïkovsky à Nikolayev, le 2 juin 1891

« The procedure for creating ballet music is the following. A subject is selected. The libretto is then worked out by the Administration of the Theatre, according to their financial means. The choreographer then works out a detailed project of scenes and dances, and indicates as well, not only the exact rhythm and character of the music but even the number of bars. Only then can composer begin writing the music... » 

D'autres extraits (parfois croustillants) ici

 

Balanchine et Stravinsky, la synesthésie

On connaît bien la formule de Balanchine selon laquelle il faut voir la musique et écouter la danse, mais en qualité d'estomac sur pattes, je préfère cette nouvelle-ci, plus prosaïque et rigolote : « La musique doit se mêler à la danse comme le lait dans le café. » Le chorégraphe, qui joue du piano et se serait bien vu violoniste soliste, partage avec Stravinsky plus qu'un passé d'émigré. Ils sont tous deux passés par les Ballets russes et leur collaboration telle que nous la montre une vidéo, avait l'air pleine d'esprit et d'humour – lorsqu'il est question de créer une danse pour des éléphants (sic), Stravinsky demande à Balanchine : « Et ils sont jeunes, ces éléphants ? » (Éléphant Paname aurait-il quelque chose à voir avec cet épisode ?)

[La vidéo, quasi-incompréhensible car les deux compères parlent en anglais la bouche pleine, n'a eu l'air de poser au public... pas plus que les extraits en italiens non sous-titrés... Ce que Palpatine avait remarqué lors de 1980 se confirme, le public du théâtre de la Ville est vraiment à part.]

Apollon Musagète, d'abord créé par Stravinsky pour un festival, marque un tournant pour Balanchine, qui ose ne pas ''tout utiliser'' (costumes, décors...). Suivront Orpheus, Agon ou encore Violon concerto. Pour Balanchine, la difficulté est de ne pas chorégraphier en contradiction avec la musique ; il est attentif au moindre accent et, contrairement à l'usage qui veut que les chefs adaptent le tempo pour donner un peu plus de confort aux étoiles et leur permettre de resplendir un peu plus, il fait danser au rythme voulu par compositeur – d'où des variations d'une rapidité phénoménale, totalement inhabituelle.

 

Merce Cunningham et John Cage, autonomie et coïncidence

Cunningham voulait se dégager de l'emprise musicale et rendre la danse indépendante de ce support, qui n'est pas d'abord le sien (le corps du danseur). La musique continue d'exister dans le temps de la danse mais y reste extérieure : les deux arts, totalement autonomes, sont juxtaposés sans lien autre que la durée de la pièce. Il ne s'agit pas de renoncer au sens que produit la rencontre de la danse et de la musique, mais à une forme de production intentionnelle.

Le recours de Cunningham au hasard vient peut-être de là, de la nécessité de trouver une autre structure. En l'absence du cadre fourni par la musique, il faut inventer de nouveaux repères et rapports (rapports entre les danseurs et rapport à l'espace). À la contrainte musicale se substitue la contrainte du corps lui-même ; elle n'est plus extérieure au mouvement, c'est le mouvement même, qui explore ses limites en passant d'une position à une autre. Même sans parler de l'influence de Duchamp ou du bouddhisme zen (pas de jugement de valeur, pas de hiérarchie, pas de chronologie...), la logique du chorégraphe semble plus claire tout d'un coup, non ?

Bon, en toute honnêteté, le résultat ne m'enthousiasme pas plus qu'avant pour autant. Chorégraphie sous l'eau avec un gong aux ondes waterproof, pièce déterminée uniquement par un processus aléatoire, cartes ou dés, performance où la musique est improvisée avec les moyens du bord, barreaux métalliques des sièges ou cartons, les expérimentations de Cunningham et de Cage m'apparaissent comme un passage obligé pour déboucher vers d'autres pratiques de la danse, un moment historique fécond du point du vue intellectuel, mais ne m'intéressent pas franchement en elles-mêmes. Et visiblement, à l'Opéra, on n'était pas plus emballés que ça à l'époque : il a fallu verser un deuxième salaire aux musiciens pour qu'ils acceptent de « jouer » sur des cartons, sous la direction simultanée de trois chefs d'orchestre, et un danseur affirme que « l'important est que l'on puisse travailler comme le souhaite le chorégraphe et que le public y trouve son... bonheur est un bien grand mot, mais... » (le début de la citation est approximative, mais pas la fin). Ah, ce franc-parler qu'autorise l'ignorance de l'histoire à venir, qu'il est bon à entendre !

 

Silence, on danse !

La proclamation d'indépendance de la danse l'a parfois conduite au silence. Ce rejet radical de la musique se rencontre à des époques où on remet tout en question, et tout d'abord au XXsiècle autour de Laban. Les recherches se transforment en spectacle, par exemple un solo de Mary Wigman, qui partage avec Laban l'idée de l'autonomie rythmique corporelle : dans le silence, le déroulé du geste dépend uniquement des ressources organiques du corps, « murmure du sang » et respiration.

Le second temps fort (mais toujours silencieux) est celui de la Judson, accompagné d'une forte contestation politique (dans les années 1960, peut-il en être autrement ?). La suite ressemble à du name dropping car cela ne m'évoque rien, même si, grâce à ma lecture de Philippe Noisette dans l'après-midi, j'ai su les orthographier : Yvonne Rainer, qui veut un geste sans accent, sans relief, où le style disparaisse (cela me fait penser au Monologue shakespearien de Vincent Delerm : « Pas de décor pas de costume c'était une putain d'idée / Aucune intonation et aucun déplacement / On s'est dit pourquoi pas aucun public finalement » ) ; Serge Paxton et sa technique de contact-improvisation, ou encore Trisha Brown (là, non seulement je connais, mais j'adore) dans Glacial Decoy. Et le numéro complémentaire : Lucinda Childs, artiste minimaliste qui chorégraphie sur la musique répétitive de Philip Glass, autre façon de se heurter au temps.

 

En avant la musique !

Aujourd'hui, on trouve de tout : des bruitages réalisés par des corps qui servent de caisses de résonnance, selon la technique du patting, des chorégraphies sur des textes, dont le rythme est supposé assez fort pour se substituer à la musique (Preljocaj sur un texte de Mauvigner ou Genet), des partitions classiques revisitées avec distance (Bach dans Wolf d'Alain Platel) ou au contraire étudiées avec soin (Anne Teresa de Keersmaeker dans Cesena – ou Drei Abschied, l'histoire d'une musique qui résiste à la chorégraphie), des ambiances sonores (1980 de Pina Bausch)... des morceaux déjà existants, créés pour l'occasion ou récupérés, bricolés ou plaqués a posteriori sur la danse. Ainsi, c'est un pur hasard de timing si Le Jeune Homme et la mort est dansé sur du Bach, Cocteau pratiquant la « synchronisation accidentelle » : trouvant toujours une musique adéquate pour les images qu'il avait filmées, le cinéaste appliqua la même chose à la danse (comme Cunningham, sauf que c'est adéquat).

 

Kader Belarbi et Philippe Hersant, cerise sur le gâteau

Je ne rattachais à rien le compositeur venu là pour témoigner de son expérience, lorsque le sésame est prononcé : Wuthering Heights (en anglais dans le texte à la reprise, parce que le traducteur français commençait à réclamer son dû).

[Instant de pâmoison]

Pas de légèreté créatrice ni de tâtonnements en studio pour cette grosse machine de 40 danseurs, 70 musiciens, aux deux heures de musiques. L'Opéra de Paris est une grande maison et il s'agissait d'une commande dans les règles de l'art. Kader Belarbi est arrivé avec un livret bien ficelé et la musique a été écrite sans avoir vu la moindre répétition (la partition a été finie et enregistrée en amont – quelques modifications et coupures seulement), selon les indications et les gestes esquissés par le chorégraphe. La difficulté a été de se comprendre : un adage ne signifie pas la même chose pour un danseur ou pour un musicien, et traduire sa pensée dans le langage de l'autre demande un effort de compréhension réciproque. Au final, la collaboration a été enrichissante, même si cela n'a pas influé par la suite sur la manière de travailler du compositeur, qui découvrait l'univers de la danse : « j'avais l'impression d'écrire un opéra sans paroles ».