Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

25 novembre 2013

Souvenirs en sourdine

Mozart / Bruckner

Mon souvenir du concerto s'est amalgamé à d'autres, qui, répétés, mélangés, oubliés forgent l'imaginaire d'un compositeur, qui fera dire : c'est du Mozart, comme on dirait : c'est du chocolat et de la pâte d'amande, en croquant dans une Mozartkugel. Avalé, on n'en a pas de souvenir plus précis que : c'était bon ; il faudra en goûter à nouveau pour en retrouver la saveur.

L'effet que m'a fait la messe de Bruckner, en revanche, je m'en souviens beaucoup plus distinctement. Par pur préjugé onomastique, j'ai longtemps renâclé devant ce compositeur. Et puis : la messe. Un Léviathan spirituel qui vous fait sentir appartenir au chœur des chanteurs et des hommes, qui doutent souvent, sombrent et souffrent parfois mais sont toujours soutenus, sans cesse soulevés, entraînés par cette foi moins divine qu'humaine, divinement humaine, qui tire sa force et sa beauté de sa fragilité même. Je découvre ce qu'est une communion, une comme union, une presque union qui vous comprend sans jamais vous perdre dans le tout, lequel se dissoudra plutôt que de risquer de vous écraser – une gigantesque vague se brisant d'elle-même en innombrables gouttes d'écume.

 

 Mit Palpatine

 

Bartók / Janáček

À la recherche du concert perdu. Bartók / Janáček : si je l'ai noté sur mon post-it à chroniquettes, c'est que j'y ai assisté.

Le brainstorming donne :

trous : 1 / mémoire : 0

La recherche sur le blog de l'Orchestre de Paris :

résultats : 78 / résultat : 0

Nombre de pages d'archive sur blog de Palpatine :

Lola : 14 / Bartók : 4 / Janáček: 3 / Bartók-Janáček : 1 dont 0 concordance

Le googlage Klari + Bartók + Janáček me renvoie chez Joël, qui remporte donc la palme du blogueur le plus assidu (concert du 22 février, par Radio France – je pouvais toujours chercher du côté de l'Orchestre de Paris). Une petite vérification sur Wikipédia1, un brin de reconstitution, un soupçon d'imagination et voilà la Sinfonietta avec sa rangée de trompettes à la place du chœur. Ouf !

 

Mahler

Mahler, alors qu'il s'agissait en réalité de Sibelius / Chostakovitch / Malher : c'est dire si « la mahlerisation souristique est en marche ». Toute la symphonie pourrait se résumer en une image : le lutin Paavo Järvi, agitant sa baguette comme un chef de chantier agiterait les bras pour diriger la manœuvre, fait surgir un immense tronc d'arbre de terre, un tronc géant, façon géant de la mythologie germanique, une colonne d'écorce volcanique, qui jaillit en continu dans un tremblement de terre formidable – force tellurique qui n'est pas sans rappeler l'iconographie et la temporalité des mangas...

 

Détail d'une capture d'écran de Dragon Ball (je crois)

 

01 novembre 2013

Khatchaturian, Khachatryan

Si l'on pouvait prendre une photographie longue pose des mouvements de baguette du chef d'orchestre, on obtiendrait les traces de patin sur Le Lac enchanté de Liadov (avec les tintements que l'on entend, il ne peut s'agir que d'un lac gelé). Tugan Sokhiev a une curieuse manière de tenir sa baguette, comme une tasse de thé, et de la manier, comme un peintre à l'oeil sûr qui ajoute les touches essentielles au tableau – le tout avec une fermeté certaine : à n'en point douter, le chef russe a été un diplomate britannique dans une autre vie.

Dans le Concerto pour violon de Khatchaturian, la baguette devient une grande aiguille à broder, telle qu'en tiennent les souris dans le monde de Béatrix Potter. Mais le couturier, c'est Sergey Khachatryan, qui complote évidemment pour que je ne sache jamais orthographier Khatchaturian, en lui associant toujours son nom. Déjà vu en concert (et quel concert !), le violoniste bat des records de choupitude caliméresque. Lorsqu'il attend que ce soit à nouveau son tour de jouer, il tient son instrument contre sa bouche ; avec sa chemise par-dessus le pantalon, il me fait penser à un enfant en pyjama qui enfouit son visage dans son doudou. Et lorsqu'il joue, sa bouche s'arrondit comme pour retenir une ronde, ne pas la souffler comme une bulle de savon, son front se ride de surprise et de joie face aux émotions transmises par les vibrations du violon, ses yeux se ferment : il devient son violon. J'en veux pour preuve ses sourcils qui prennent la forme des ouïes, en arabesque, lorsqu'ils se froncent. Et ses jambes, qui se referment systématiquement l'une contre l'autre lorsqu'un long coup d'archet est tiré, comme s'il tirait sur un fil de marionnette en même temps que sur les cordes. Il entraîne avec lui la carte de l'Orient, aussi souple qu'une nappe sur laquelle collines, dunes et désert pèsent le poids des assiettes et couverts. Par-dessus, éclosent des fleurs d'encre, qui se déploient à la façon des fleurs en papier japonaises à chaque ploum de contrebasse. Bientôt, il vaudra mieux substituer des montages à mes chroniquettes de concert...

De qui, le bis ? Première et certainement dernière fois de ma vie que je battrai Serendipity à cette devinette. C'est simple : si cela ressemble par moments à du Bach (1) mais que ce n'est pas du Bach (2) et que je connais indéniablement ce morceau (3), il n'y a aucune doute, c'est Ysaÿe1. La sonate n° 3 après vérification. Khachatryan le joue exactement comme il faut le jouer, en se retenant d'accélérer, assez lentement pour que l'on doive retenir un gémissement. Les cordes contre lesquelles frottent l'archer se font aussi rugueuses que l'écorce d'un arbre et, juste au moment où ça devient intenable, l'archer se remet à glisser à toute allure. Ysaÿe, c'est vraiment le compositeur qui t'écorche les tripes (jamais les oreilles). Ce concert était vraiment pour moi. Khachatryan repart comme il est arrivé, une main sur le cœur (comment ça, mes connaissances anatomiques laissent à désirer ? Oui, bon, le cœur, le sternum...).

« Le thème de ces Variations op. 36 est bien une énigme, car la proposition qui est présentée au début de l'ouvrage n'est que le contrepoint d'une mélodie fantôme. Elgar n'a jamais voulu révéler l'identité de ce thème, malgré les nombreuses hypothèses qui n'ont pas manqué d'être soulevées2 […]. » Avec leurs numéros suivis d'initiales, les Variations Enigma d'Elgar me font étrangement penser à The Figure in the Carpet, une nouvelle d'Henry James publiée en1896, deux ans avant la composition des variations, dans laquelle un auteur rend complètement fou l'un de ses critiques en lui disant qu'il a manqué son secret, caché dans l'œuvre « like a complex figure in a Persian carpet ». Le critique s'ingéniera toute sa vie durant à fouiller l'œuvre à la recherche d'un secret qui n'est pas dans l'œuvre mais pour ainsi dire l'œuvre elle-même, sa structure, le simple fait qu'elle s'apprécie dans son ensemble – confortablement installé dans son fauteuil, peu importe que l'on devine ou non les amis du compositeur désignés par les initiales accolées à chaque variation ou bien encore les influences qui président à « cet harmonieux assortiment de pastiches ». Ils sont fort, ces Anglais, quand même. Ils ont une manière extraordinairement élégante de se foutre de vous et de faire en sorte que vous en soyez en plus absolument ravis.

Tant pis pour tous ceux qui auront préféré fêter Halloween ou assister à la première de la triple bill à Garnier : le second balcon fermé par manque d'affluence m'aura permis de me replacer tranquillement au parterre et de passer avec l'Orchestre du Capitole une excellente soirée, en compagnie d'Isabelle, Ken, Serendipity et Hugo, digressions chocolatées incluses.
  

1 Sergey Khachatryan joue de surcroît « le violon « Ysaÿe » de Guarni del Gesù ».
2 Note du programme, par Isabelle Werck.

30 octobre 2013

Le deuil à la craie

Malheureux Admète, malheureuse Alceste. Pardon ? Le choeur n'est pas contrariant, il répète : Malheureux Admète, malheureuse Alceste. Autant que les dieux grecs exigent la mort de quelqu'un pour épargner la vie du roi, ça ne me défrise pas, rien que de très normal, autant qu'Alceste soit une femme, c'est un peu perturbant pour le lettreux de base. Passé le choc de découvrir que, chez Gluck, Alceste n'est ni un homme ni à bicyclette ni misanthrope, on peut étudier le pedigree de notre héroïne : reine, mère de deux enfants et épouse éperdument amoureuse du roi – mourant, donc. Lorsqu'elle apprend le marché des dieux, son sacrifice est une évidence – douloureuse mais une évidence quand même.

 

 photo Alceste-Garnier-Agathe-Poupeney_zps79ca1571.jpg

Mise en scène d'Olivier Py, photos d'Agathe Poupeney
 

Là où cela devient intéressant, c'est qu'il n'est pas seulement question d'honneur, de devoir ni même de passion. Le monologue de renoncement d'Alceste, sans cesse repris et interrompu, laisse deviner que la douleur de la disparition le dispute à l'amour : mourir à la place de l'être aimé, c'est aussi lui laisser porter la douleur du deuil. En renonçant à la vie, elle renonce à ses douleurs comme à ses joies et fait certes le deuil de son mari mais meurt en le sachant vivant. Lorsqu'Admète l'apprend, il réagit de même et refuse d'être sauvé par la mort de celle sans laquelle il ne peut vivre. Quelque part, cette honorable lâcheté témoigne de ce que chacun a fait de l'autre sa vie et préfère la perdre plutôt qu'éprouver la perte de ce qui la rend désirable.

Alors que dans une tragédie classique, ces atermoiements sacrificiels finiraient immanquablement par susciter l'ennui, ils instillent ici une poignante mélancolie, qui trouve écho dans l'effacement des magnifiques dessins à la craie qui constituent des décors éphémères et que le spectateur voit à regret disparaître. Palais Garnier décrété palais royal, vue de Venise ou d'ailleurs, immense cœur aux artères malades, vagues cardiaques, forêt de rêves et de cauchemars, ciel étoilé de désirs et de regrets... loin de déconcentrer, comme j'ai pu l'entendre, ces décors successifs offrent un point d'ancrage pour laisser dériver son esprit en toute sérénité, au fil de la craie, dont on ne sait jamais tout à fait où elle va nous mener – plus loin dans l'intrigue, dans la beauté fragile de l'instant ou dans la loge où l'on se trouve, à caresser du regard les contours de la personne à côté de nous.
 

 photo alceste_olivier_py_1_zps3027e593.jpg

 Sophie Koch

On a fait le deuil d'une fin heureuse et à la limite même d'une fin lorsqu'un happy end survient. Après tant de souffrances, quand le deuil est enfin fait, quand Admète et Alceste pourraient mourir l'un à l'autre, les sauver tous deux est presque une cruauté. Leur tristesse était si belle que leur joie soudaine gâche un peu la mienne. La magnanimité finale des dieux, spécialité baroque selon Palpatine, passait mieux chez Lully, du peu que j'en ai vu.

Applaudissements. Puis un grand oh, bref et soudain, à l'unisson. Après le deuil, qui se ressent : la mort, qui ne se comprend pas, celle de Chéreau, dont l'annonce déclenche la stupéfaction dans la salle. En sortant, personne ne parle de l'opéra.  

29 octobre 2013

Électre rupestre

En y réfléchissant, je crois que c'est la première fois en quatre ans d'initiation à l'opéra que je vois la même œuvre dans deux mises en scène différentes. Deux Elektra de Strauss à quelques mois d'intervalle : en juillet à Aix-en-Provence, avec l'Orchestre de Paris, dans une mise en scène de Patrick Chéreau et en octobre à Bastille, dans une mise en scène de Robert Carsen. D'emblée des préférences se dessinent : la voix démente d'Evelyn Herlitzius et les nuances de l'Orchestre de Paris pour Aix, le décor choisi par Carsen pour Paris (désolée pour Chéreau, je ne suis pas du genre à porter aux nues un artiste parce qu'il vient de mourir). Je sais bien qu'on ne peut pas comparer ce qui n'est pas comparable mais j'ai eu la si nette impression d'assister à deux opéras différents qu'au-delà de ces préférences instinctives, mes souvenirs n'ont pas donné lieu à une comparaison mais à une confrontation, de laquelle est ressorti plus distinctement le parti-pris de chaque interprétation.

* * *

Lorsque le rideau se lève, la balletomane ne fait qu'un tour : Pina Bausch ! Comme dans Le Sacre du printemps tout un chœur/corps de ballet est allongé par terre, dans la terre (même si cette fois-ci, c'est de la terre qui ne tache pas). Tout autour, des murs gigantesques, incurvés en bas, nous enferment dans un puits sans ouverture, une grotte sur les parois de laquelle les silhouettes sont projetées comme des peintures rupestres, tantôt seules et frêles, tantôt en masse, menaçantes. Plus aucun souvenir de la lumière méditerranéenne, la tragédie grecque renoue avec les instincts humains qui grouillent de désir et de vengeance depuis l'époque des cavernes. Simplement vêtues de longues robes noires (identiques au point que j'avais du mal à différencier les deux sœurs), les femmes de la cour des Atrides n'ont gardé des temples grecs que la stature de leurs colonnes : l'assise de leurs convictions les font se dresser d'un bloc contre qui s'y oppose. La musique, elle aussi, fait bloc. Beaucoup plus massive que celle de l'Orchestre de Paris à Aix-en-Provence (ne serait-ce que par le nombre d'instruments dans la fosse*), elle fait d'Électre, Clytemnestre et Oreste des monstres mythologiques. La reine régicide n'est plus une femme de pouvoir et séduction qu'ébranle la doute et la crainte : elle seule (avec Égisthe) apparaît vêtue de blanc éclatant, aveuglant (Électre). Certaine d'avoir fait ce qu'il fallait, ses cauchemars sont ses seuls remords, auxquels elle cherche un remède médical – et la voilà dans son grand lit blanc, non plus une amante royale mais une malade qui attend son traitement. Si folie il y a, ce n'est plus celle, psychologique, qui s'infiltre dans les esprits par quelque faille pour les faire douter jusqu'à les rendre fous, ce n'est plus celle qui rend la vulnérabilité dangereuse, conduisant Électre à devoir danser pour continuer à vivre en plein déséquilibre : c'est celle, infaillible, inflexible, qui interdit le doute, bloque toute tentative d'analyse, jusqu'à ce que le geste soit accompli et que l'on se couche, de marbre.

La mise en scène de Carsen, qui emporte ma préférence à cause de son esthétisme puissant, va pourtant de paire avec une interprétation musicale qui ne peut faire entendre ce qui m'avait fascinée à Aix-en-Provence : la fragilité des êtres, leurs douleurs et motivations inconscientes. Pour cela, il fallait la mise en scène de Chéreau, plus terne certes mais aussi plus « théâtrale » : la cour, l'estrade et les portes du palais constituaient un décor classique de pièce, qui laissait davantage place à la parole. On l'attendait, on l'entendait, soutenue par une interprétation très fine, très nuancée de la partition (très Orchestre de Paris, en fin de compte, dont la touche impressionniste, chatoyante, a fini par me faire trouver étranges les grands aplats sonores d'autres orchestres). On voyait, on comprenait des choses d'une pertinence folle que l'on n'auraient pourtant pas soupçonnées, si bien que l'on restait suspendu aux lèvres et aux tripes de l'héroïne, terrifiante d'humanité. À Paris, j'ai admiré mais je n'ai pas été à ce point touchée, malgré la sensualité des pieds nus sur la terre, malgré les métamorphoses du choeur en servantes, chiens, peuple et âmes indistinctes ; malgré l'enfermement de ce gynécée de femmes en mal d'hommes et de liberté ; malgré le cri souterrain de la reine égorgée dans le palais, la tombe même d'Agamemnon ; malgré l'exultation dans la danse, tourbillonnante, où l'on ne sait plus si l'on trébuche encore ou si l'on se relève enfin (au point de finir immobile au moment de la réplique correspondante). Peut-être aussi mon strapontin est-il en cause, placé sous le premier balcon qui semble amortir pas mal le son.

* Vous pouvez lire à ce sujet la quête de la partition adéquate sur le blog de l'Orchestre de Paris