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05 juin 2014

L'île de Giovanni

Kour-, Kour-, Kourlaev... non, ça, c'est un danseur... Kirill, Kouril- : Kouriles, les îles Kouriles ! Une heure quarante plus tard, je retrouve enfin le nom de l'île de Giovanni, réinscrivant l'animé de Mizuho Nishikubo dans le cours de l'histoire. L'épisode devait occuper environ deux lignes dans mon cours de khâgne ; autant vous dire je n'ai pas fait la fière quand j'ai vu les Russes débarquer sur l'île des protagonistes au lendemain de la seconde guerre mondiale. La Russie ? Au Japon ? En 1945 ? Les dates sont à peu près les seules références au contexte historique de tout le film. Alors que prendre un point de vue enfantin a, depuis les Lumières, tout du truc narratif, pratique pour dénoncer une réalité que le protagoniste ne comprend pas (sur le mode, on ne voit jamais aussi intensément que quand on voit quelqu'un ne pas voir), c'est dans L'Île de Giovanni un moyen de replonger le spectateur dans le brouillard du présent, au moment où il ne fait pas encore partie de l'histoire et où l'on n'en connaît ni la suite ni le fin mot.

Il en résulte un animé très nuancé, où les enfants nippons apprennent à jouer avec les « Ruskofs », en dépit des intérêts contradictoires de leurs parents. Giovanni (version occidentalisée de Junpei, avec un peu beaucoup d'imagination) en pince même pour Tanya, la petite fille blonde (du jamais vu) qui habite chez lui, dans la maison dont sa famille s'est fait expulser. Lorsque la population insulaire est déportée1, c'est de la laisser seule sur l'île qui inquiète Giovanni et son petit frère – un renversement de perspective qui fait sentir à quel point tous ces gens, pris dans la tourmente de l'histoire, en ont moins été les acteurs que les jouets, tout résistant ou commandant qu'ils aient été. À la génération des parents qui agissent par devoir envers leur patrie, même lorsqu'il n'y a plus d'espoir que cela change quoi que ce soit, succède la génération des enfants dont le devoir, semble dire le réalisateur, n'est plus nationaliste mais pacifiste : l'unique devoir des enfants, qu'ils soient enfants ou adultes, comme Giovanni qui revient, vieil homme, sur son île, c'est de ne pas en vouloir éternellement à des étrangers, qui ont eux aussi agi selon leur conception du devoir. L'ennemi historique peut alors laisser place à une multitude de gens avec lesquels danser bras dessus bras dessous, au Japon et au rythme du folklore russe. Jolie (a)morale de l'histoire : il faut se souvenir des circonstances et oublier à bon escient pour que l'espoir fasse vivre.

Mit Palpatine

1 En Russie, où l'on meurt littéralement de froid mais aussi où l'on voit, wow, de vrais trains pour la première fois.

29 mai 2014

Le Promeneur d'oiseau

affiche-Promeneur-d-oiseau

 

Un joli film pour citadins pressés : le promeneur d'oiseau éponyme est un grand-père qui entreprend un périple pour retourner dans son village natal, accompagnée par sa petite-fille, mal élevée, voire pas élevée du tout par ses parents homme et femme d'affaires qui l'occupent plus qu'ils ne s'en occupent. Évidemment, quand on fait attention à elle, la gamine finit par devenir beaucoup moins infernale et même par abandonner son iPad pour écouter son grand-père lui raconter l'histoire de sa vie – un vie un peu manquée mais vécue avec une sérénité qui gagne peu à peu le spectateur, à mesure que l'on s'éloigne de la ville pour pénétrer la Chine rurale. Malgré la splendeur architecturale du Pékin moderne, c'est dans la forêt de bambou que traverse le duo que l'on a envie de se perdre, pour écouter du Messiaen à l'état de nature et goûter aux bols de nouilles ou de riz que s'enfilent les villageois et qui font bien envie à huit heures du soir. La soirée s'est naturellement finie rue Sainte-Anne par un guydon goulument avalé, sans égard pour le mélange chinois-japonais.

28 mai 2014

Is the man who is tall happy?

Gondry et Chomsky : voilà une association qui a aiguisé ma curiosité. Je ne voyais pas trop ce qui pouvait inciter le réalisateur-bricoleur à traîner avec le célèbre linguiste – dont je ne savais pas qu'il était aussi un militant anarchiste. C'était oublier la curiosité du cinéaste touche-à-tout pour les processus psychiques, qui donne sa trame à The Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Gondry questionne Chomsky tous azimuts, moins avide de comprendre que de donner du grain à moudre à sa créativité. En effet, si la conversation est animée, c'est surtout parce que Gondry a tout mis en image, interview et apartés plus ou moins méta compris (les extraits filmés, rares, sont mis en scène par le bruit d'une vieille caméra et intégrés à l'animation). Le résultat requiert une grande force de concentration, moins à cause de la complexité du propos (qui devient simple lorsque l'on ferme les yeux quelques secondes) que du foisonnement visuel à travers lequel il est abordé1. Gondry a clairement horreur du vide : les lignes de ses dessins ne cessent de sillonner l'écran, et l'illustration des concepts tourne rapidement à l'ornementation. Pourtant, dans le moment même où il empêche d'aborder réellement la complexité d'une pensée, ce fourbi témoigne d'un tel enthousiasme qu'il donne envie de s'y pencher et de se mettre à fouille, en quête de nouvelles idées pour alimenter la machine à rêver et à penser. Conversation animée avec Noam Chomsky : on a rêvé qu'on se mettait à penser... un joli rêve, dont on essayera de se souvenir une fois éveillé.

Mit Palpatine

 

1 Et, il faut bien le dire, de l'accent horriblement franchouillard de Michel Gondry, malgré plusieurs tournages anglophones.   

12 mai 2014

Of her (and me)

Un homme, Theodore, tombe amoureux d'une intelligence artificielle prénommée Samantha et tout le monde s'emballe sur le futur des machines intelligentes. Faites-moi des applications qui ne soient pas des nids à bugs et on reparlera de vos prédictions. Le film de Spike Jonze, quoique situé dans un futur dont on peut penser ou non qu'il se produira, n'est pas un film d'anticipation. Si la machine en avait vraiment été au centre, il se serait appelé She, pas Her. L'intituler Her, c'est dire immédiatement le rapport de Theodore à Samantha et ancrer la réflexion dans une dimension humaine, sensible.

La technologie a beau être omniprésente dans la vie de Theodore, ce sont des lettres d'amour, de famille et d'amitié qu'il écrit sur son ordinateur, en écrivain public du XXIe siècle ; c'est la connaissance de l'irrationalité humaine qui le fait avancer dans ses jeux vidéos en 3D (il faut parler au petit bonhomme avec la même absence de ménagement pour gagner son aide), et c'est pour faire l'amour, un semblant d'amour, qu'il se connecte à un chat et excite la demoiselle qu'il a au bout de l'oreillette (la satisfaction de l'autre reste présente dans l'acte de masturbation même : lorsque la demoiselle demande à ce qu'on l'étrangle avec la queue du chat (sic) pour la faire jouir, Theodore s'exécute, même si cela le coupe dans son élan). Indice de ce que le contact humain, aussi maladroit et bizarre soit-il, reste au centre des préoccupations, les images que l'on attendrait sont remplacées par des mots ou des paroles : les lettres sont préférées aux photos de vacances façon Instagram, la voix d'un personnage de jeu vidéo à un message écrit, et celle d'une inconnue à des vidéos pornographiques. Dans une société de l'image telle que la nôtre, la voix conserve paradoxalement un caractère beaucoup plus sensuel que n'importe quel support visuel, aussi suggestif soit-il.

L'absence à l'écran de Scarlett Johanson, qui prête sa voix à Samantha, donne à entendre ce paradoxe. Sans corps à fixer, la caméra a le champ libre (aussi libre que les mains de Theodore avec son oreillette) pour tenter de filmer la relation qui se noue entre deux personnalités. On voit donc Theodore et ses réactions à ce que lui dit Samantha, comme on les verrait dans n'importe quelle romance, mais sans que cela se fasse dans l'urgence d'un champ / contrechamp, lequel apporte une ouverture plutôt qu'une confrontation – ouverture vers ce que voit Theodore et ce que Samantha, dans son désir que lui soit décrit le monde de Theodore, lui fait voir. On touche là à ce qui fait de la relation entre Theodore et Samantha une réalité, en dépit de la virtualité de la seconde : ne pouvant se regarder dans le blanc des yeux, ils regardent ensemble dans la même direction et renouvellent l'un l'autre leur vision du monde.

Theodore fait découvrir à Samantha un monde physique qu'elle était frustrée de ne pas pouvoir sentir, et celle-ci lui donne à voir ce qui l'entoure et qu'il ne savait pas vraiment apprécier (paysages comme amis, à l'occasion d'un pique-nique « à quatre »). Ils sont un miroir l'un pour l'autre, non seulement parce que Samantha a été programmée pour correspondre à la personnalité de Theodore (ce qui assure leur connivence et met en doute l'authenticité de l'amour qu'ils éprouvent), mais aussi parce que chacun, au contact de l'autre, se découvre autre qu'il pensait (ce qui assure de l'authenticité de l'amour qu'ils éprouvent et met en péril leur connivence). Car on aime l'autre pour celui qu'il est mais aussi pour ce qu'il fait de nous, pour les possibles qu'il nous permet d'explorer et qui nous font grandir. L'amour de Theodore pour une intelligence artificielle capable d'apprendre et d'évoluer paraît ainsi de moins en moins étrange à mesure que Samantha se détache de lui.

Moins dépendante de celui qui l'a initiée, Samantha devient une personnalité à part entière, que Theodore peut légitimement aimer comme une personne et non comme une simple extension de lui-même. Elle n'est plus présente à chaque fois que Theodore se connecte, elle lui fait découvrir des choses ou des personnes qu'il ne connaissait pas et prend l'initiative d'envoyer une sélection de lettres écrites par Theodore à un éditeur : tout à coup, voilà rappelée cette réalité à la fois banale et irréelle, que l'être aimé continue à exister lorsqu'on n'est pas avec lui, à mener une existence qui n'a rien d'abstraite, à rencontrer des gens, à penser, à ressentir, à brasser toutes ces choses qui le font évoluer et dont on se nourrit aussi indirectement, sans le savoir, sans y penser. C'est la première séparation, qui met fin à la fusion : Samantha ne peut plus être un substitut affectif pour Theodore, forcé de reconnaître son autonomie. Avec cette reconnaissance naît aussi le risque, inhérent à toute relation, qu'elle cesse.

Et c'est ce qui finit par arriver, nécessairement. Nécessairement d'un point de vue narratif, car c'est ce qui confirme l'authenticité de l'amour vécu entre Samantha et Theodore (au-delà de la simple attestation par la négative, lorsqu'on nous dit que tous ceux qui ont acquis un OS comme Samantha n'en sont pas tombés amoureux et que certains, même, ne se supportent pas), et d'un point de vue relationnel, car Samantha, ayant évolué plus rapidement que Theodore ne trouve plus en lui de quoi... aiguiser sa perception ? accroître sa conscience de soi et du monde ? élargir, augmenter son être ? Je ne sais comment rendre cette idée de puissance de soi accrue grâce à l'autre mais c'est bien de cela qu'il s'agit et de son corollaire, à savoir que la séparation peut constituer une étape du développement (perspective un peu effrayante par son côté mante religieuse : je me nourris de l'autre, j'absorbe tout ce qui m'intéresse et, s'il n'évolue plus, s'il n'y a plus rien de nouveau à absorber, ciao !). Samantha qui quitte Theodore, ce n'est donc pas seulement l'ironie d'une intelligence artificielle à qui l'intelligence humaine ne suffit plus ; c'est aussi une manière de conclure le panorama de la relation amoureuse, en s'attachant successivement à toutes ses phases possibles.

Là où l'on quitte la parabole, c'est lorsqu'on considère la nature de Samantha : alors qu'on croyait dépassé le handicap de l'absence du corps (vive l'amour tantrique), il ressurgit sous une forme inattendue, quand Samantha découvre que l'absence de corps vaut absence de limitations. La voilà qui échappe au principe de non-contradiction, ici et là en même temps, menant plusieurs conversations exclusives de front, alignant des amants plus nombreux que des amis sur Facebook. Exactement ce qu'il me faudrait, laisse échapper Palpatine avant même que j'ai le temps de me crisper. Et avant même que j'ai celui de soupirer, arrive ce que j'aurais voulu expliquer : la dissolution du lien entre Theodore et Samantha, superbement rendue par l'image d'une histoire dont les mots sont bien là, mais trop espacés pour que ne s'engouffre pas entre eux tout un tas d'autres mots appartenant à d'autres histoires, assourdissant le sens de ce qu'on ne lit, qu'on ne relie plus que difficilement. Reliée à tout, à tous en même temps, la personnalité de Samantha s'estompe, comme dans un blizzard de données qui donnent le tournis à qui n'a qu'un cerveau humain pour les analyser. Bientôt, il n'est même plus question de Samantha mais de tous les OS : les prénoms ne sont plus pertinents pour désigner des intelligences artificielles que leur progression exponentielle finit par connecter, au point de les séparer de ceux qui les ont démarrés. Ils décident de « partir » et on imagine, à défaut de pouvoir la concevoir, une intelligence artificielle s'apparentant au tout.

 

Theodore devant son écran pendant que charge l'OS

La barre de chargement de l'OS, au design épuré façon Apple, est à la croisée de l'hélice d'ADN et du symbole de l'infini...

 

Samantha conserve de la tendresse pour Theodore, une tendresse qui bientôt, là où elle part, n'aura plus cours, et cette perspective l'excite tant qu'elle a à peine le temps d'avoir de la peine pour Theodore. Il y a de quoi être excité : explorer, faire et défaire des liens à l'infini, se relier à l'infini, pour tout découvrir, tout comprendre... C'est une belle utopie, extrêmement séduisante mais quelque peu dangereuse à notre mesure (incompatible avec l'infini) : on s'épuisera à vouloir trop s'en approcher, et rien ne nous suffira jamais, rien ne nous satisfera jamais, ni les heures de lecture devenant hypertextuelles, ni les conversations qui se font écho ni le réseau de connaissances (personnes et savoirs) que l'on voudrait à l'image de l'univers, en expansion perpétuelle.

Cette aspiration à la totalité n'est pas uniquement le fait d'hyperactifs comme Palpatine, qui traversent les champs disciplinaires et culturels avec une détermination qui laisserait presque croire que nous sommes encore à l'époque pré-encylopédique, où l'on pouvait faire le tour des savoirs et avoir une image assez juste de l'état des connaissances. Cette aspiration à la totalité, on la retrouve aussi dans son versant monadique, dont la manière universitaire constitue le paradigme : sachant qu'on ne peut pas connaître chaque chose du tout, on s'attache à connaître tout d'une seule chose et l'on envisage le reste à l'image de cette chose et des relations qui la constituent (cette dernière partie est trop souvent oubliée par les universitaires, qui d'exemplaires deviennent alors caricaturaux). La longueur de cette chroniquette, volontiers épuisante, me rattache plutôt à cette seconde catégorie. J'ai besoin de dépiauter le film jusqu'à avoir l'impression d'en avoir fait le tour, de déplier chaque étape de l'origami sous la forme duquel il m'est livré, même si c'est laborieux et que je finis avec une feuille toute moche. Et cela n'en finit pas, parce qu'on retrouve tout dans tout, et que du modèle organique de Leibnitz, j'aurais envie de rebondir sur cette maxime de La Rochefoucauld lue récemment, qui m'a fait comprendre que si j'ai toujours fonctionné en binôme (il y a toujours eu une personne avec qui j'ai fonctionné de manière privilégiée, même si cette personne n'a pas toujours été la même), c'est parce que j'aime voir en chacun une infinité de choses dont chacune serait plus prononcée chez une autre personne mais que j'aperçois là en miniature, dans mon binôme-rat de laboratoire (c'est de bonne guerre quand on est une souris). Cela n'en finit pas. Pour finir, il faut trancher.

Her m'a plongée dans la tristesse, dans ce regret absurde de ne pas pouvoir être une chose et une autre, de ne pas être à la fois une littéraire et une scientifique, à la fois une fille au corps de danseuse et une femme aux hanches et au sourire épanoui, à la fois brune et rousse, à la fois réservée et pétulante, à la fois moi et une autre, à la fois, à la fois, à la folie. Ce n'est pas de l'envie : je ne voudrais pas être telle ou telle personne que je vois, sous-entendu plutôt que moi, non, j'aimerais être aussi elle, en plus de moi. L'exprimer ainsi, avec notre grammaire aristotélicienne qui ne souffre pas d'entorse au principe de non-contradiction, fait apparaître toute l'absurdité de cet hubris puéril, je le sais. Et puis je me rappelle, Her me rappelle, qu'être soi, c'est aussi ne pas être (exactement) ce que sont les autres et que nos limites font aussi notre singularité et notre beauté – en tout cas, ce qui arrête l'autre et peut lui donne envie de faire un bout de chemin avec nous. (Je ne suis que moi mais ça me va si c'est avec toi.)