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06 mai 2007

Giselle gît-elle ?

 

Giselle à Toulouse

 

        Vous l’avez certainement déjà rencontré, cette histoire d’une fille qui rêve tant au prince charmant qu’elle en donne le label  au premier venu, qui bien évidemment est vite détrompée –même si l’ersatz de prince est vraiment charmant-, mais par-delà ses cruelles désillusions soutient l’homme imparfait mais cependant aimable lorsqu’il entreprend de se fourrer dans une situation impossible.

      Dans cette perspective, Giselle pourrait apparaître comme le précurseur de je ne sais quelle série télévisée. Transposition au XIX ème siècle où le prince en a vraiment le titre et où l’on n’avait pas encore démystifié le romantisme en naïveté. Théophile Gautier a composé l’argument pour Carlotta Grisi qu’il admirait éperdument et dont il épousa la sœur (si mes souvenirs sont bons). Il y a bien sûr un certain côté poussiéreux à la chose, la petite paysanne, la chaumière, les fantômes peuplant les forêt (et d’un point de vu tout chorégraphique, la pantomime, pas toujours lisible pour le non initié)… mais non dépourvu de pittoresque et de charme. Surtout quand on accepte de se laisser emporter par le ballet, ce qui est inévitablement le cas lorsque vous le dansez et que la musique vous rentre dans la peau. Que vous identifiez un personnage à son thème musical – « Bon, ce n’est pas compliqué les filles, sur les hilarions, vous faites un temps levé vers l’intérieur » dixit notre professeur-répétitrice-Giselle. Je vous entends d’ici… temps levé ? hilarions ? pas compliqué ? à côté Hegel est limpide.

      Dans les grandes lignes, donc, voici l’histoire : Giselle, une petite paysanne qui adore danser tombe amoureuse d’un charmant jeune homme dont elle vient à apprendre le vrai visage : ce n’est pas un simple paysan, mais le prince Albrecht, déjà fiancé à la princesse Bathilde. Giselle en perd la raison et finit par mourir de déraison (c’est beau, romantique et lyrique, vous en rêvez déjà, non ? – toute irone mise à part, la scène de la folie est vraiment un moment génial). Après tant de joyeuses danses, c’est la tragédie, tout le monde pleure, le rideau se baisse. Vient l’acte blanc, où l’on retrouve Giselle, qui en tant que jeune femme fraîchement morte intègre les Willis. Ces jeunes femmes mortes avant leur mariage hantent les forêts et piègent tous les hommes qui viendront se prendre dans leurs filets – pas de pitié, ils danseront jusqu’à la mort. Une sorte de Corpse bride dansé, mais sur la musique d’Adolphe Adam. Vous pourrez toujours venir vous plaindre que c’est mièvre, vous serez reçu, je peux vous l’affirmer. En tant que reine des Willis, je soussigné, Myrtha, déclare avoir tout pouvoir discrétionnaire et tout loisir de me montrer froide, haute, distante, méprisante et par conséquent de vous envoyer bouler danser quand tel sera mon bon plaisir. Ce rôle est un délice. Donc quand Hilarion, amoureux de Giselle (au sens classique du terme) ramène ses pénates sur notre territoire, ni une ni deux, notre nature de mouche reprend le dessus et nous nous jetons sur lui jusqu’à la précipiter dans le lac. Un cas pour l’exemple en quelque sorte, Myrtha n’ayant aucune envie de penser le mal, penser la peine. Naturellement, lorsqu’à son tour Albrecht vient sur la tombe de Giselle, je lance une seconde offensive. Mais la petite nouvelle ne s’en laisse pas compter et tente d’intercéder auprès de moi en sa faveur. Niet. Bien entendu. Mais elle implore et gagne du temps, soutient son cher et tendre dans son épreuve de Marche ou crève Danse et crève, tant et si bien qu’elle parvient à la sauver. Non que je me sois laissée abuser, il ne faut pas abuser des bonnes choses. Mais le gong a retenti sous la forme de trois petits coups de carillon égrainés depuis le village le plus proche : les Willis sont des êtres nocturnes, comme tous les fantômes et le jour les disperse. Giselle a réussi à sauver Albrecht. Ils ne se marièrent point et n’eurent point d’enfants. The end. Enfin un conte qui finit bien.

         Le paradoxe dans le rôle d’un Willis, c’est de devoir donner d’impression d’immatérialité, de légèreté et d’évanescence tout en vous sentant terriblement matérielle dans vos pointes. Le long tutu blanc vaporeux ne suffisant manifestement pas à donner l’impression de légèreté tant recherchée, Myrtha passe sa vie à sauter. A la nuance près que Myrtha ne saute pas comme un petit cabri folâtre mais comme l’être désincarnée qu’elle est. Quand sur la version de l’Opéra de Paris (grâce soit rendue à Arte) vous remarquez que Marie-Agnès Gillot est essoufflée, vous blêmissez. Vous avez déjà la pâleur, c’est un bon point. Et lorsque vous vous mettez à répéter, alors là, vous êtes tout à fait dans le rôle : morte. Défunte élégante et non pas cadavre rigide cependant : nous sommes en plein romantisme, pas dans le feuilleton du jeudi soir à la morgue. Même s’il ne vous est désormais plus possible de mourir de honte, vous vous conduisez avec classe et dignité, sans rire – même quand votre fleur-baguette ponctue à contretemps votre geste aimable pour donner quelque ordre. Cette baguette peut donner lieu à des scènes fort comique à réserver uniquement au making-of de la chose. A un moment de ma variation, je cours de chaque côté de la scène pour lancer mes rameaux magiques dans les coulisses. Mais selon les deux principes qui veulent qu’il n’y ait pas de coulisses dans un studio de danse, et que l’on se dirige toujours dans la direction vers laquelle on porte son regard, j’ai attaqué une des mes consœurs Willis à coups de fleurs. Toujours dans la catégorie bonus du making-of, vous avez :

-         le doux bruit des pointes neuves qui vous donne l’immatérialité d’un éléphant rose  lors même que vous êtes censée ne pas toucher terre. Comme quoi, le monde immatériel des idées est bien bas.

-         Hilarion qui saute toujours de désespoir au milieu de la ronde infernale des Willis… mais de profil au public.

-         Dans le premier acte lorsque Giselle passe montrer à ses amies le collier que viens de lui offrir Bathilde et que les petites jouant les amies en question regarde d’un air au mieux interrogateur, au pire morne, le collier en perles de rocailles que Giselle leur montre avec un air extasié : «  Je sais que vous demandez ce qu’elle fiche là à nous montrer toujours son même collier. Mais il faut jouer la comédie. Sur scène on aura quelque chose d’un peu plus voyant, mais il faut imaginer. Là, je vous montre un truc incroyable ! Bathilde vient de me donner un véritable joyau ! jouez la comédie, ayez l’air un peu étonnée ! je ne sais pas moi, imaginez que c’est une rivière de diamant de chez Cartier ! »

         Et j’étais sur le point d’oublier l’élément central de notre dernière répétition : les bandeaux. Non pas des bandeaux comme dans le lac des cygnes, non. Des bandeaux de cheveux ; les cheveux qui masquent les oreilles avant d’être ramenés en un chignon de gouvernante puritaine. Avec le bout des oreilles qui dépasse façon Mr Spok, c’est totalement sexy ! Et que dire de cet ornement délicieusement désuet lorsqu’il est oxymoriquement combiné avec une tunique de danse d’un design assez moderne et d’un chauffe difforme ?  Nous n’avons donc pas manqué de nous payer notre propre tête. Néanmoins, il faut reconnaître à cette coiffure seyante le mérite de nous plonger de suite dans la peau d’une jeune fille angélique et pulmonaire du siècle dernier (enfin avant dernier pour être exact). On se consolera en pensant à Virginia Woolf.

 

Tout ça pour dire que si le cœur vous en dit, venez nous voir samedi et dimanche prochain au théâtre de Fontenay-le-Fleury.

25 mars 2007

Cymbeline

          Shakespeare a la langue bien pendue : Cymbeline dure deux heures et demie. Pas une seule minute d’ennui cependant, tant les intrigues d’enchaînent, s’emmêlent, et se démêlent pour mieux rebondir. Inutile de tenter de vous résumer la pièce, ce serait long et maladroit. Car la force de la représentation que nous (non, je ne parle pas encore au nous de majesté, il s’agit des anglophones sinon anglophiles de la LS1) avons eu l’occasion de voir au théâtre de Sceaux, il faut se rendre à l’évidence, est la mise en scène de Declan Donnellan. Autant vous dire que le nom m’était clairement obscur, mais que je tacherai de m’en souvenir pour pister ses prochaines apparitions en France.

                   Posthumus and Imogene

           
            La mise en scène est moderne, mais pas de cette modernité agressive plaquée sans raison sur une pièce du répertoire. L’ensemble est sobre sans être épuré ni froid ; les coulisses latérales ont été supprimées pour élargir le champ d’action, et le ballet des rideaux suspendus au milieu sépare des scènes, en découvre d’autres. Le premier acte, qui se déroule à la Cour me rappelle singulièrement celui du Swan Lake de Matthew Bourne. Même genre de robes, à la fois simples et empesées, même costards cravate, même humour pour suggérer l’étiquette. Tout est humour, certains personnages sont ridicules et pourtant, rien ne tombe dans le burlesque. Le serviteur a beau passer la moitié de son temps à faire le dos rond, pas une de ses courbettes ne revêt l’éxagération des dix coups de chapeau à plumes de Louis de Funès. Toujours sur le fil du rasoir, je vais finir par croire que c’est le charme british.
            Du british, n’oublions pas la composante rose bonbon : mais même ici, le too much est parfaitement dosé, pas de risque d’écoeurement. La robe de la reine est juste ce qu’il faut de satinée et de teinte dérivant sur le turquoise, tandis que son chignon très pièce montée achève de la couronner. Juchée sur ses talons, elle domine largement la gent masuline, à commencer par son mari qui arrive pile à la hauteur critique pour pouvoir enfouir sa tête dans son décolleté. Elle le bichonne un peu comme votre grande-tante en userait avec son bichon anglais, en esquissant une petite moue de contentement et en roucoulant « mon chou ». Le ton est donné, les rires s’échauffent ; à trois sièges de moi se fait ouïr un petit « oh !oh ! » qui, j’imagine, provient d’une dame très comme il faut, très anglaise aussi, comme une grande partie du public.
            Les rires culminent en fous rires lorsque Cloten, le sale « beau » gosse de la reine décide de venir pousser la chansonnette pour éveiller la belle Imogène, fille du roi d’un précédent mariage. On s’attend à un beau cliché en guitare mineure, mais l’un des deux acolytes de Cloten apporte un micro, et c’est le début de la fin. Les petits zosieaux, l’amour mièvre et que sais-je encore – à ce moment vous oubliez définitivement les prompteurs- sont enrolés dans un rock qui ne tarde pas à devenir endiablé. Les deux acolytes font un parfait chœur, du moins de l’avis du public, puisqu’à cet instant précis, Imogène se renfrogne sous sa couverture essayant délibérement d’échapper à ce qu’elle considère comme une nuisance sonore [Pour ma part, je ne comprends pas, mon guitariste de l’appartement d’en dessous me ravit –surtout à minuit. Private joke, sorry] Nos chanteurs avancent en avant-scène et c’est le délire total. A côté de moi, N. n’arrive plus à s’arrêter de rire ; les clichés chorégraphiques type tube des années 50 s’enchaînent et sous leurs airs de marioles qui s’enflamment sur le dance floor, les trois acteurs réalisent une belle performance – au sens anglais et français du terme. D’une manière générale, même si de façon moins extême que dans cette scène, le jeu corporel des acteurs est très réussi. Pas du tout statique, genre déclamatoire ( de toute façon l’écriture de Shakespeare ne s’y prête pas) mais au contraire du mouvement, des courses-poursuites, ou des farandoles genre remix de la chenille avec des petits coups de jambes à la mode écossaise, le tout ponctué de "hé" so… so what ? Les fondus enchaînés entre deux scènes étaient du plus bel effet, comme deux calques qui se chevauchent, les personnages de la scène précédentes se figeant pendant les premières répliques de la suivante. Dans le même registre, l’inclusion d’un lieu dans un autre (le repaire des sauvages en pleine cour anglaise) permet de ne pas perdre de vue la simultanéité des multiples intrigues. Bref, je trouve tout à fait justifié que figurent sur le programme la collaboratrice « à la mise en scène, mouvements » et l’ »assistant du directeur des mouvements ». Autre grand moment, je trouve, quand l’un des deux frères joue son rôle de sauvage à fond et avance avec des mouvements d’épaule tels que l’on y voit parfaitement la suavité du félin. Et non, il ne s’agit pas d’un quelconque engouement pour l’acteur [ A ce sujet et selon les dires de mes camarades, il conviendrait plutôt de signaler l’acteur qui jouait Iachimo – un béguin pour les dragueurs à l’italienne ? – quoique Pisanio m’ait bien plu].
            Enfin et surtout, la performance de Tom Hiddleston était tout bonnement fantastique. Ce même acteur jouait simultanément les rôles de Posthumus, l’amant d’Imogène (un chouilla cul-cul sur les bords) et Cloten, le petit morveux de service, la métamorphose s’opérant par un simple pardessus et des lunettes. Le dédoublement est si réussi, que la première fois, j’ai cru avoir loupé l’entrée d’un nouveau personnage par un coup d’œil un peu trop prolongé au prompteur. Ce parti pris (la dualité ! dirait notre professeur de latin) était totalement justifié du point de vue de l’action et le jeu de l’acteur le rendait tout simplement formidable.

En résumé, pas un moment d’ennui (même s’il est vrai que la seconde partie soit un peu moins rythmée), la performance devient divertissement, au sens noble du terme, of course.

13 janvier 2007

Mimy la fine mouche

        Faites place ! Faites place ! Je veux entendre une mouche voler ! Que diable, je suis la reine !

Elle ne se mouche pas du pied celle-ci, direz vous. Mouchard, apprenez à vos dépends que je ne suis pas une reine avec collerette, éventail et mouche au coin des lèvres : je suis la reine des mouches ! Halte-là moucheron ! On ne rigole pas. La mouche est une figure hautement littéraire : elle apparaît dans l’Etranger, symbolise le remord dans la pièce de Sartre. Un jour, je ferai un mémoire intitulé : De la mouche en littérature, avec plein de petites notes en pattes de mouche. Mais revenons à notre mouche. Je suis telle, avec ma belle couleur, ma taille fine et mes ailes dorées (un peu d’imagination, diantre !) dans Orphée aux enfers, l’opéra d’Offenbach. La générale publique a eu lieu hier au théâtre de Fontenay-le-Fleury, je sors de la première et demain signe la fin de la trilogie – et des répétitions jusqu’à minuit et plus si affinités. J’essaierai de vous mettre une photo de ce spectacle ZzzZZ’ailé (et zélé). En attendant, je retourne me moucher –du nez cette fois-ci, même Jupiter métamorphosé en mouche est sujet aux rhumes- reposer mes pattes et retrouver Morphée qui m’appelle… Ce que le Dieu veut, la feeemme le veut.

Adieu, Jupiter… for… ever.

[Private joke qui ne fait rire que moi puisque rare seront les personnes ayant assisté au spectacle à venir voler par ici. Alors pour explication : les deux dernières phrases sont d’Euridyce, peu avant que nous rentrions en scène.]  

06 janvier 2007

Sylvie Guillem et Russell Maliphant

... duo de choc de douceur et d'osmose

Push

 

        Arriver rue Montaigne ne gâche rien : les couturiers ont gardés leurs sapins tout de rouge vêtus et les vitrines offrent au regard (le porte monnaie ne permet pas de lécher, tout juste de baver d’envie) de somptueuses robes de soirée.
        Dernier coup de baguette de la féerie de Noël que de voir ce spectacle au théâtre des Champs Elysées : trois chorégraphies de Russell Maliphant, dont le style m’avait déjà enthousiasmée auparavant, interprétées par lui-même et Sylvie Guillem, dont le nom suffit à faire rêver. En général, même ceux qui ne s’intéressent pas à la danse l’ont déjà entend, avec celui de Pietragalla ou d’Aurélie Dupont. Danseuse au caractère bien trempé qui n’a pas hésité à partir de l’Opéra pour mener sa carrière à sa guise, elle était jusqu’il y a peu assimilée à la danseuse étoile par excellence, au coup de pied à faire pâlir d’envie et à la souplesse abracadabrante. Les chorégraphies de Russell Maliphant, s’il est évident qu’elles exploitent ses capacités hors du commun, la montrent sous un jour totalement différent, en véritable interprète. La soirée se composait de trois soli (c'est comme ça qu'on dit, non ?) puis d’un duo.

        Solo était interprété par Sylvie Guillem, en tenue blanche et fluide, sur une musique à consonance espagnole. C’était absolument génial. D’accord, ça ne vous avance pas beaucoup mais je trouve que ces chorégraphies sont avant tout hypnotisantes. Les éclairages y sont certainement pour beaucoup ; ils créent un espace intime et par les ombres qu’ils projettent sur les corps, les dévoilent sous un nouveau jour. Fluidité me semble le maître mot. A ce titre, le travail des bras (qui paraissent être libérés de l’articulation du coude) est plus impressionnant encore que ses levés de jambe, pourtant phénoménaux. La maîtrise est extraordinaire, et même les accents espagnolisants que sont ces arabesques coups de pieds se fondent dans le moelleux de la danse. C’est fluide, le mouvement coule, danse, s’accélère, s’éternise, se suspend… on voudrait qu’il continue ainsi indéfiniment ; se laisser porter sur cette dynamique apaisante. 

         Shift est interprété par le chorégraphe lui-même. La danse est plutôt lente, enroulée sur elle-même en un tournoiement aussi hypnotisant que les derviches tourneurs, mais sans jamais être monotone. Les motifs gestuels qui reviennent - un double battement de la main sur la poitrine développé ensuite vers le ciel ou encore d’une position accroupie un redressement par la tête qui entraîne tout le corps, cambré (un peu comme dans le Lac des Cygnes de Mattew Bourne). Mais la beauté de ce solo réside dans la scénographie et un usage fantastique des lumières (le régisseur de la lumière mériterait de figurer lui aussi sur l’affiche…) : le cyclo de fond de scène est divisé en cinq panneaux et recueille l’ombre du danseur, éclairé par des projecteurs en avant-scène. Un homme géant double toutes les postures du danseur, puis un autre apparaît avec une nouvelle lumière. Ces doubles rétrécissent à mesure que Russel Maliphant se rapproche de la toile de fond et l’ont en vient à se demander s’il n’y aurait pas derrière la toile deux danseurs qui doubleraient ses mouvements. Puis une troisième ombre, l’une disparaît, reparaît, elles sont cinq, non, quatre, puis trois, le bras de l’une reparaît, le pied de celle-ci disparaît, on shift d’un panneau à un autre ; ballet majestueux tout en étant un solo imposant, ayant un je ne sais quoi qui le rattache aux figures noires des poteries grecques et aux silhouettes noires se détachant sur le ciel flamboyant de la savane.

 

Two

    Two, incontestablement mon solo préféré, monte en crescendo. Une danseuse mais deux espaces de lumière. L’éclairage dédouble Sylvie Guillem qui se trouve dans un carré de faible lumière, entouré d’un contour lumineux plus dense. Pieds aux sols, tête en bas, justaucorps foncé et pantalon noir, la lumière fait ressortir ses bras, son dos et sa coupe de cheveux au carré teints en roux. Son dos est un terrain de jeux pour le lumière qui fait saillir chaque muscle, cache telle zone, déforme telle articulation. Au bout de quelques instants, la concentration de lumière fait qu’on ne sait plus très bien ce que l’on voit. Dans sa position de départ, elle me fait songer à un scorpion. Ondulations puissantes des bras, dissociation de muscle… elle ne semble plus avoir un corps humain pour la simple et bonne raison que le corps est ici véritablement sculpture vivante. Même impression de force et de sensualité que dans le dos des danseurs de la Valse de Camille Claudel, même si la danse de salon est à mille lieues de ce solo. Vingt mille lieues sous les mers pourrait-on plutôt dire. Des bruits de sonar rythment son redressement et inscrivent chaque mouvement dans son écho. Le silence est résonnement. L’attention devient palpable dans le public et les victimes tousseuses de l’hiver sont à deux doigts de se faire lyncher par leurs voisins de siège. « Mais il n’y a que des tuberculeux ici !» déplore-t-on devant moi. Nonobstant ces bruits gênants, chacun replonge son regard dans la scène. Plus encore que d’habitude, l’au-delà de la rampe est un monde à part. La danseuse de redresse  par des mouvements anguleux (si en fait, elle a vraiment des coudes), dont un qui revient à plusieurs reprises et qui me plaît bien : en quatrième croisée sur demi-pointes, tête penchée en avant, mains aux épaules et coudes vers le sol. Reprise, comme si le sonar avait fait son tour. Puis le corps entre en contact avec le contour lumineux du carré central où évolue la danseuse. Un pied, une main, une épaule entre en lumière et se détache de la danseuse. Lent, lent, accéléré, rapide, rapide, accéléré… les bras traversent la lumière comme une matière, à une telle vitesse que l’on ne voit plus des bras mais des traînées de lumière, comme les jongleurs qui la nuit enflamment leurs bolas (ou comme les épées fluos de la guerre des étoiles, mais là, ça manque franchement de charme et n’a pas du tout le côté envoûtant et mystérieux de la chorégraphie.) Accélération, le crescendo monte inexorablement alors qu’on s’attend à tout instant au final, puis c’est enfin (pour le suspens) et déjà (pour le plaisir) la fin. Quand les lumières crues se rallument sur scène, on est presque surpris de voir apparaître une danseuse en simple pantalon noir et justaucorps vert foncé, dont le soulèvement et l’abaissement rapide de la poitrine traduit l’essoufflement et qui malgré l’air à reprendre sourit à son public. Je n’ajouterais pas de fan en délire, mais c’est bien parce que le délire s’était mué en admiration extasiée. [Petit remerciement ici à ma maman qui avait emporté une charmante paire de petites jumelles roses grâce auxquelles je peux ici faire mention de ce magnifique et sincère sourire].

Two

Entracte

         Push réunissait les artistes dans un sublime duo (duo sublimé ?). Sylvie Guillem est portée par Russel Maliphant dans des poses qui ne sont pas sans évoquer les figures de proue des navires grecs (pourquoi grecs, je ne sais pas, c’est peut-être la musique qui me pousse à cette comparaison). La construction humaine se défait, et chacun se retrouve recroquevillé. Noir. Lorsque la lumière se rallume, la danseuse est à nouveau dans les airs. La lumière les éclaire sur le côté en rasante. Le procédé se répète quelques fois puis le duo devient pas de deux. Les deux danseurs se rapprochent au point d’être imbriqués ; difficile de démêler les deux corps, le mouvement lent et continu brouille la vision classique que l‘on a du corps. Tout semble glisser, la danseuse s’abandonner sur le dos de son partenaire puis devenir elle-même point d’appui. Jeux de moulinets de bras et de déséquilibres rééquilibrés par le partenaire (le titre de la pièce est éloquent) me rappellent une autre danse du même chorégraphe que j’avais vue interprétée par deux danseurs de l’Opéra de Lyon lors de sa venue au CND à Pantin. C’est athlétique sans jamais cependant verser dans le côté exhibition. Un certain porté à ras du sol en écart rappelle une figure de patinage artistique, et certains écarts renversés proches de la souplesse rappellent le passé de gymnaste de la danseuse, mais le parallèle s’arrête là. (Pourtant je ne peux pas m’empêcher de penser aux coups que chacun a du se prendre en répétition… -Sylvie Guillem portait d’ailleurs des genouillères…) L’acrobatie s’est métamorphosée en art. Brillante alchimie du chorégraphe. Doux et hypnotisant, on aurait voulu que ce duo ne s’arrête pas. Au fond le seul défaut de cette soirée sera qu’on reste sur sa faim. D’où l’intensité des applaudissements et les innombrables manœuvres du rideau de scène.

Push

 

"C'est un grand voyage que nous faisons ensemble, raconte Maliphant au Monde. Nous appartenons à deux mondes différents. Elle bosse énormément et peut tout faire avec une facilité apparente incroyable. Je chorégraphie en fonction de la singularité de chaque danseur. Avec Sylvie, j'ai donc pu aller beaucoup plus loin dans l'écriture."