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19 décembre 2014

Quelques pounds d'art dans un monde de brutes

The true mystery of the world is the visible, not the invisible.
Oscar Wilde

 

De Turner, je n'ai jamais vu que le mouvement, dans les peintures à l'huile, et la transparence, dans les aquarelles. Jamais je n'avais trop fait attention à la brutalité du coup de pinceau – l'absence de contours signifiait pour moi légèreté. Forcément, la surprise a été vive de découvrir le peintre incarné par Queudver. La bestiole, flanquée de rouflaquettes et d'un sacré tour de taille, plisse les yeux comme une taupe et grogne comme un ours. Il grogne tout le temps : pour remercier la servante qui attend d'être troussée, pour accueillir son vieux père qui lui prépare ses toiles, pour ne pas émettre son plus désagréable envers la caquetante mère d'une progéniture qu'il se refuse à reconnaître, pour accueillir un compliment, artistique ou badin, ou encore pour éloigner l'amateur d'art qui croit l'honorer de sa pédanterie. Analyse de la composition ? Il devient tout à coup urgent de se débarrasser des mouches mortes. Doctrine esthétique ? Disputons plutôt goûts culinaires.

Mr. Turner peint comme il respire : sans se poser de question, dans un perpétuel effort pour s'éclaircir les bronches. Si ses voies respiratoires restent encombrées, celle de son œuvre se dégage franchement de l'académisme, éloignant peu à peu l'artiste de ses pairs. Tandis que ceux-ci, surpris par une modernité radicale dont on s'étonne qu'elles ne les ait pas dérangés dès le début, la mettent sur le compte d'une vision déclinante, le spectateur d'aujourd'hui est surpris, en sens inverse, par le continuum de l'histoire de l'art à la faveur duquel les tableaux de Turner sont désignés comme des marines et exposés en même temps que ceux de Constable1. Pourtant parfaitement chronologique, ce cheminement, qui part du présent de l'artiste pour se rapprocher de la postérité qu'on lui connaît, nous prend à rebrousse-poil. Parce que nous avons appris à la voir (ou parce qu'elle nous a appris à voir comme elle), nous percevons la modernité avant la tradition face à laquelle elle se pose à la fois en continuité et rupture – de la même manière qu'éduqués à la sensibilité de l'œuvre, nous percevons sa finesse avant la brutalité avec laquelle nous la recevons pourtant (d'où la tentation d'imaginer une carcasse vide pour incarner l'artiste et la difficulté à le reconnaître dans l'ours qu'on nous présente).

Mr. Turner repose ainsi essentiellement sur la performance de Timothy Spall, qui donne corps à une vision, avec bien plus de poids que les quelques ciels reconstitués en technicolor. Moins inspirés que copiés des tableaux, ils font apprécier que le film soit pour l'essentiel composé de scènes d'intérieurs : les pièces et les personnages qui s'y meuvent reçoivent la lumière de l'extérieur comme les toiles la peinture, et tout le film se trouve infusé de cette lumière, que l'on dirait émise par les tableaux eux-mêmes. Quand presque toutes les peintures du maître sont des paysages, ce parti-pris de rester en intérieur se révèle une manière intelligente d'investir l'extériorité de l'œuvre, sans chercher à la paraphraser ni à l'expliquer, en en soulignant seulement la force et la luminosité. Le film se termine ainsi, à la mort du peintre, par une double image : la femme avec laquelle le peintre a vécu la fin de sa vie et qui le savait a man of fine vision sourit doucement au soleil en essuyant ses carreaux, tandis que la servante erre, abattue, dans un atelier abandonné où n'entre plus aucune lumière. L'art : la lumière. 

 

1 Turner le nargue d'ailleurs joyeusement : alors que Constable n'en finit pas d'apposer d'invisibles retouches à son tableau, Turner écrase un pinceau rouge sur sa propre toile, s'en va, puis revient quelques minutes plus tard transformer la grosse tache en bouée – olé.

15 décembre 2014

Vocalises, petits bonds et autres tooneries

C'est l'Orchestre de Paris qui m'a fait découvrir Patricia Petibon mais c'est dans Dialogues des Carmélites que je suis définitivement tombée sous son charme, sous son chant (étymologiquement). Le poulain de Poulenc, maîtresse ès fantaisie, est revenu à Pleyel avec un récital réjouissant, où Satie et Fauré piaillent gaiement avec Fernandel et Leo Ferré. Chapeaux et faux nez sont de la partie, avec la complicité de Susan Manoff, qui a transformé son piano en malle de grenier, et de cinq autres musiciens venus en renfort pour guincher. Plus Olivier Py qui, non content d'avoir joliment enguirlandé la scène, tombe la chemise pour chanter d'irrésistibles duos avec l'héroïne de la soirée (je ne savais pas du tout qu'il chantait !).

De ce programme coloré, il ressort que Patricia Petibon a un grain – un grain de folie comme un grain de beauté, qui donne à chaque morceau la grâce d'un rire échevelé. Elle saute à cloche-pied dans les ornières et s'en sort d'une pirouette vocale. Elle peut flirter tant qu'elle veut avec le potache ou le graveleux : d'un bond, elle s'en écarte instamment ; pas une seconde sa voix ne s'y perd. On dirait un toon qui aurait conservé l'élégance de la Belle Époque. Sous son ombrelle, elle nous emmène sur une plage peuplée de regrets et de corbeaux, fait revivre des étreintes passées, vingt-quatre heures dans la vie d'une femme ayant aimé, et l'instant d'après, on secoue son vague à l'âme dans les années 1920, les années folles – folles à délier la langue : barrée, jetée, azimutée, extravagante, belle, excentrique, oups, osons, allons-y chocotte, chochotte, allons-y : c'est une bien belle excentrique que nous avons là !

On retrouve la verve et la gouaille de la vieille chanson française, enlevées par la technique cristalline de l'opéra – Pleyel fait cabaret, piquant à souhait. Le récital n'exige pas de nous l'attention que requiert d'ordinaire le chant lyrique : alors que dans l'opéra, ai-je l'impression, la voix est souvent traitée comme un instrument, une ligne musicale parmi d'autres, qu'il faut encore synthétiser, elle s'identifie ici à la mélodie, l'embrasse de telle sorte que le plaisir est plus immédiat. C'est en ce sens peut-être que cette musique est plus facile : pour l'auditeur, non pour la voix. La difficulté, c'est pour elle : avec générosité, Patricia Petibon nous offre la tournée et, déchargé de toute responsabilité d'écoute, on attend d'être ému et de rire.

Jamais je n'ai autant ri à Pleyel. Ce que j'ai pu rire avec le Tango corse ! J'ai ri, mais j'ai ri ! Et puis, j'ai souri doucement aussi, quand elle a interprété Over the rainbow, et davantage encore quand, tranquillement assise sur son tabouret, elle a fredonné Colchique dans les prés, dont j'ai souvent entendu le premier couplet quand j'étais petite. Soupir. Ce qu'elle est belle. Ce qu'elle est folle. Ce qu'elle est douée.

Ce n'est pas Palpatine qui viendrait me contredire.

14 décembre 2014

Le pianiste thaumaturge

Kissin se met à jouer la Sonate n° 23 de Beethoven et soudain, tout tourne rond. Une bicyclette imaginaire déboule sur les poussières-graviers qui flottent dans la lumière des projecteurs, traversant le poumon noir de la salle, du plafond jusqu'à la scène, perpendiculairement à nos places de côté. Au-dessus de nos têtes, le lustre du théâtre se met à tourner et le piano lance ses notes dans cette roue de casino inversée - des billes qui se serrent les unes aux autres, se poussent, se repoussent comme des aimants antagonistes, se collent sans jamais se mélanger, rondes, rondes et noires comme du caviar. Elles explosent sous les doigts du pianiste à la manière des oeufs de saumon que l'on presse de la langue contre le palais. Leur saveur éclate comme des bulles, les bulles d'une sonate-savon qui décrasse l'oreille de manière fort ludique - Ponge en musique ! Je continuerais bien à prétendre ne pas aimer Beethoven, juste pour que Kissin me repasse un tel savon.

C'est ainsi l'oreille propre comme un sou neuf que je pénètre dans la demeure de Prokofiev (Sonate n° 4). A plusieurs reprises, un rayon de soleil frappe à la fenêtre et on s'en éloigne de quelques marches. A l'étage, l'ondée s'abat silencieusement sur une immense vitre-vitrail ; ce n'est pas la pluie, ce sont les notes, tout à l'heure si rondes, qui s'écrasent et se mélangent, disparaissent derrière l'atmosphère un peu sèche qu'elles créent. Et cela tourne encore, comme une caméra, cette fois, une caméra qui tourne lentement sur elle-même, tombe et s'élève, filmant toutes les pièces de la demeure comme un escalier en colimaçon - dans la cage duquel on n'en finirait pas de chuter, comme dans le tunnel devant mener Alice au pays des merveilles.

Le pays des merveilles, en l'occurrence, est doucement baigné par la clarté de la lune. Chopin. Les doigts se glissent entre les touches noires comme entre les poils d'un chat angora, qui étire sa gorge pour faire place aux gratouillis : caressé par Kissin, le piano se met à ronronner. On soupire d'aise. Mon voisin soupire d'aise. Mon voisin soupire. Mon voisin respire. Respire fort. Souffle fort. Et attire comme un aimant tous les petits bruits parasites de la salle. Soudain, comme les yeux devant une illusion de 3D, qui ne savent plus dans quel sens ordonner les arrêtes pour faire surgir un cube ou autre forme géométrique, mes oreilles ne savent plus ce qu'elles doivent privilégier, du bruit ou de la musique, pris dans un même continuum comme sont prises dans l'image planes les formes qui se disputent la troisième dimension. A tout moment, Chopin menace de disparaître derrière le métronome irrégulier de la respiration de mon voisin, un froissement de tissu, une barbe grattée, le tic-tac d'une trotteuse, un programme déplié, et il me faut toute la concentration du monde pour faire revenir au premier plan la dame aux camélias (sans camélias mais avec toux). Les mazurkas, plus dynamiques que les nocturnes, rendent l'exercice plus aisé. J'oublie les bruits parasites pour m'étonner de ce que les doigts se rassemblent sitôt les touches enfoncées, comme si le pianiste pinçait les cordes d'une harpe. Harpsichord n'était peut-être pas un terme si mal trouvé pour le clavecin !

Le concert se termine par la marche Rakoczy de Liszt, d'autant plus brillante que Kissin semble moins frapper qu'imposer ses mains sur le clavier. Applaudissements nourris pour le pianiste thaumaturge. 

 

13 décembre 2014

Sortir de sa réserve

Organisé un peu précipitamment1 pour rendre hommage à un conservateur récemment décédé, l'Éloge de la rareté présenté par la BNF offre un assortiment d'ouvrages extraits de la réserve des livres rares, qui s'apprécie comme une boîte de chocolat (sans jamais savoir sur quoi on va tomber). Vouloir trouver une cohérence globale à cette exposition, c'est s'exposer à faire une mauvaise dissertation de philo. Plutôt que de définir les termes du sujet, on préférera le décliner dans un éventaire à la Prévert. Il y a...

  • des livres très anciens mais pas forcément érudits : le conférencier nous présente ainsi l'ancêtre du rayon bien-être, avec un ouvrage sur comment se soigner avec les plantes, et un jeu de l'oie astrologique qui faisait pester Rabelais ;

  • des reliures ouvragées, parfois commandées à des artistes ;

  • des livres d'artistes, qui n'entretiennent parfois qu'un lointain rapport avec la lecture ; la plupart m'attirent autant que l'art conceptuel, c'est-à-dire pas du tout, mais j'ai trouvé stimulant le tome encyclopédique sur le temps, reliant des pages de quotidiens de tous pays, et j'aurais aimé tourner les pages de ce livre sans mot, feuilles translucide s'étant opacifiées à l'impression et qui comportent les coordonnées d'un mystérieux monstre marin (qui d'autre que des Japonais pour faire cela ?) ;

  • des exemplaires qui ont seuls survécu ;

  • des rescapés des Enfers : sulfureux (ce sonnet sur le membre roidissant entre les doigts, délectable...) ou éthiquement contestables (pour ne pas dire franchement raciste, par exemple) – on imagine aisément pire et meilleur en réserve ;

  • des livres étonnamment bien conservés, comme cette grammaire pour aveugle qui date d'avant l'invention du braille, avec des pleins et des déliés imprimés sur papier gaufré ;

  • des envois griffonnés, que je n'avais jusqu'alors jamais vraiment distingués des dédicaces (la dédicace est imprimée, elles fait partie du livre, tandis que l'envoi y est ajouté à la main) ;

  • des invitations de Christian Lacroix pour un défilé ;

  • des lettres de Proust, d'abord admiratif puis ulcéré, à la femme qui a inspiré la duchesse de Guermantes (continuez à me dire, après cela, qu'elle n'est pas tournée en ridicule dans Du Côté des Guermantes...). « J'habite à quelques rues de vous […] j'habite en vous » : quel genre d'homme faut-il être pour écrire cela à une femme dont on n'est pas l'amant ?

  • des épreuves – et ça a dû en être une pour l'imprimeur, de lire toutes les indications laissées par Baudelaire sur le BAT des Fleurs du Mal, avec le S trop près du R et les titres à grossir mais pas trop mais plus gros quand même (vu la quantité de hiéroglyphes, c'est franchement optimiste de donner son bon à tirer – j'aurais demandé un autre tour d'épreuves...) ;

  • des planches originales de Babar (!) et d'Astérix (ancré non pas à la plume mais au pinceau !!) ;

  • un grand placard (A2 ? Demi-raisin ?) couvert de descriptions de bijoux appartenant à la comtesse du Barry qui, victime d'un cambriolage, promet récompense juste et proportionnée aux bijoux que l'on rapporterait. Outre le goût douteux de ces objets (un pendentif avec une fontaine et un petit chien ?), on se demande ce qui a bien pu lui passer par la tête pour penser que c'était une bonne idée. Peut-être avait-elle déjà perdu la tête avant que les révolutionnaires ne la lui coupent.

La très agréable voix du conférencier navigue d'une table à l'autre, picore de quoi nous instruire, nous amuser, aiguiser notre curiosité, et ce sont tout plein de facettes inattendues de l'être humain qui surgissent entre ces pages et ces couvertures, qui ont bon dos d'être les objets et les témoins de tant de siècles, d'inventions, d'aberrations et de créations !

Belle initiative que ces journées portes ouvertes avec visite guidée. J'ai rarement été aussi contente d'un prospectus trouvé dans ma boîte aux lettres.

 

Pour jeter un oeil et vous faire une idée : le dossier de presse 

1 La scénographie, un peu tristounette, a été repiquée à une exposition sur la grande guerre, nous apprend le conférencier.