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26 septembre 2016

Peindre chinois

Il y a quelques mois, je vous tannais sur Twitter pour aller voir l'exposition de peinture chinoise présentée au Palais Brongniart. Je m'y suis rendue par curiosité un midi, sur ma pause déjeuner, et j'y suis retournée le lendemain, fascinée par la diversité des styles et le dialogue ouvert avec la tradition occidentale. Il ne s'agissait pas, en effet, de peinture traditionnelle, mais de peinture à l'huile, et l'exposition était une formidable manière de revisiter avec un regard neuf, puisque décalé, notre histoire récente en la matière, tout en favorisant, par une grammaire étrangement commune, l'entrée dans un monde qui en devenait un peu moins étranger. 

Vu de l'étranger

Certains tableaux se laissent appréhender par un équivalent européen : c'est à la manière des impressionnistes, de Matisse (JIN Tian), de Balthus (LIN Yongkang), de Mucha (JIN Shangyi), ou encore de la peinture sombre et ultra-léchée des siècles passés (GUO Runwen). Un amateur plus éclairé pourrait certainement en trouver bien d'autres. Cela m'a frappée dans le tableau de CAO Xinlin où l'on retrouve les vapeurs impressionnistes des locomotives du XIXe siècle… échappées d'une marmite de Soupe d'agneau sur un marché chinois. Ou encore dans une nature morte de WANG Yutian, où plutôt que des pommes et une carafe, nous avons… Litchis et éventail.

 

Soupe d'agneau, CAO Xinlin

Fillette et marionnette, GUO Runwen
Le tissu et les reflets sur la chaise font penser à un style ancien, cependant que la gamine s'ennuie de manière très moderne… (petite fille poupée elle-même la marionnette de ses parents ?)

 

Siqin en costume, JIN Shangyi, 2014
Ne dirait-on pas un Mucha chinois ?

 

Lieu de naissance, GUO Runwen, 2004

L'herbe me fait irrésistiblement penser au Monde de Christina, d'Andrew Wyeth (qui lui-même me fait penser à ces vers de Keats cités par Yves Bonnefoy "when sick for home, / She stood in tears amid the alien corn"). Et quel titre magnifique que ce Lieu de naissance sans amant ni enfant…

 

Le soleil me suit où que j'aille, WANG Yidong, 2006

Ce petit chaperon rouge des neiges m'a paru aussi lumineux que les rares portraits de Gerhard Richter. J'aime beaucoup son titre, qui suggère une aptitude naturelle au bonheur, comme si celui-ci suivait la beauté à la trace. 

 

Vue sur l'étranger

Ce n'est pas tant par des thématiques qui lui seraient propres que nous sommes introduits à un monde étranger, que par une sensibilité différente, qui se manifeste tout particulièrement dans le titre des œuvres - très poétiques, ainsi que le soulignent plusieurs visiteurs dans le livre d'or. Cela me frappe dès la première salle avec un grand portrait d'une femme à cheval (qui ne me plaît pas plus que cela, d'ailleurs) : le titre, Haut plateau enneigé, se garde de toute référence à ce que nous désignerions spontanément comme son sujet principal, le réintégrant dans un tout qui prime sur l'individu. La tableau de ZHAN Jianjun est à ce titre exemplaire, mais pas unique. Il y a aussi La mer, allongée, de ZHANG Zuying, un portrait hypallage qui met du temps à se lever, les plis du vêtement blanc faisant plus de vagues que la mer littérale, derrière elle (le tableau se lève pour ne plus jamais se recoucher, comme le tableau Désir de Magritte, où l'on ne peut plus ne pas lire le mot, une fois qu'il a surgi d'entre les étoiles). On comprend rapidement que, pour les peintres chinois, le paysage n'est pas un décor, c'est l'environnement dans lequel s'inscrit l'homme (non le sujet) et par lequel il prend sens. En fût-il absent. 

Deux de mes tableaux préférés sont ainsi dénués de représentation humaine, sans que j'ai spontanément envie de les qualifier de paysage. Le Pont aux dix-sept arches se découvre dans un tournant de l'exposition. La reproduction ne donne rien. Il faut l'imaginer éclairé par le haut, la lumière extérieure rehaussant-reproduisant celle du tableau, paisiblement illuminé de l'intérieur par une chatoyance de nuances fondues les unes aux autres, qui vous dilatent la poitrine comme de joie, alors que vous ne parvenez pas à embrasser du regard la totalité de ce pont, qui n'est pas vraiment le sujet de ce tableau, pas centré, pas raccordé aux rives qu'il relie, mais que l'on parcourt inlassablement sans venir de nulle part ni aller nulle part : magnifique illustration-sensation de la Voie. 

 

 

Pont aux dix-sept arches, CHEN Wenji, 2003

 

L'autre tableau qui m'a soufflée est lui aussi bien mal servi par sa reproduction. Il faut imaginer cette fois-ci un triptyque immense, trois panneaux chacun plus grand que vous, où le regard suit des lignes de vie, de branches, de ronces, de déchirures, s'y perd, égaré par des bourrasques de taches, fleurs de cerisiers dans la tourmente - une tempête de neige pointilliste qui décoiffe et laisse quelque peu hagard. Incertitude, l’œuvre porte bien son nom.

 

Incertitude, HONG Li, 2014

 

Quelques autres œuvres qui m'ont étonnée d'une manière ou d'une autre, en vrac (l'expo elle-même faisait très vrac, avec quelques toiles sublimes… et quelques croûtes) :

Galerie circulaire de la Rosée froide, ZHANG Xinquan, 2013

Galerie circulaire de la Rosée froide, ZHANG Xinquan, 2013

Vague sentiment de malaise suscité par cet effondrement de la peinture à l'intérieur de ce qu'elle représente, comme des souvenirs envahissant un présent abandonné.

 

Intérieur Lit, YIN Qi, 2004

En vrai, le relief de la peinture est beaucoup plus visible ; avec ses sillons de vinyle, la couverture fait des remous et le tout tangue.

 

La femme sur le canapé, PANG Maokun, 2009

J'aime beaucoup le contraste entre le haut du corps relâché, coudes écartés, manteau, étole étalés, et les jambes croisées sous la corolle de la jupe - qui ne s'offre ni ne se refuse. 

Je n'ai pas retrouvé, du même artiste, Saison des fleurs, où la chevelure d'une jeune fille lui encadre le visage selon la même géométrie que les lys disposés dans un vase devant elle.

  

Voies antiques à l'épreuve du temps, ZHANG Zuying, 1996

Dans la même salle, était également exposé Vacillement, de LIU Renjie, peut-être la toile que je suis le plus marri de ne pas avoir retrouvée (avec La mer, allongée). C'était une route au crépuscule, un tournant dans la nuit violette, avec sa rambarde de sécurité, juste inclinée ce qu'il faut pour provoquer un vacillement, justement, devant les deux yeux jaunes d'une voiture disparue autour de ses phares. J'ai pensé à JoPrincesse, qui ne supporte pas les photos cadrées de travers, et je me suis dit que ce devait être exactement ce qu'elle ressentait, vacillement né de l'infime.

Pour encore plus de reproductions, n'hésitez pas à jeter un œil au catalogue de l'exposition (qui n'est pas exhaustif, mais avait le mérite d'être distribué gratuitement aux visiteurs, imprimé sur du beau papier).

24 septembre 2016

La fabrique des tutus

L'atelier costume de l'Opéra de Paris est réparti en deux sites : à Bastille, le lyrique ; à Garnier, le ballet. Autant dire que je suis doublement ravie de me faufiler à l'entrée des artistes de la rue Gluck pour participer à la visite organisée par l'Arop. Elle commence dans l'atelier principal, consacré au flou, i.e. aux tutus et aux robes des filles. La distinction entre flou et tailleur me rappelle ce documentaire sur Dior : on retrouve à l'Opéra la même exigence, les mêmes noms (trainent quelques tutus dessinés par Lagerfeld) et… les mêmes boîtes de bonbons que dans la haute couture – Haribo pour la première d'atelier chez Dior, Quality Street à Garnier, reconvertis en boîtes à épingles.

La différence d'espace frappe entre l'atelier flou (spacieux et assez haut de plafond pour y suspendre des tutus sans s'y cogner) et l'atelier tailleurs, un long couloir étroit : je ne sais si cela relève d'une raison pratique (les tutus sont encombrants) ou si cela reflète le prestige rattaché au vêtement emblème du ballet. Encore faut-il voir que le costume ne se limite pas au vêtement : une mezzanine est consacrée à la confection des coiffes, et un autre atelier, plus loin, s'occupe des costumes-décors. On y modèle-sculpte-soude-teinte-bidouille des diadèmes, des masques ou des costumes gigantesques, tels que les jouets du Casse-Noisette mis en scène par Tcherniakov. On apprend ainsi que la tête de la poupée a été modelée en terre à petite échelle, puis moulée ; le moulage a ensuite été découpé et ses différentes parties agrandies pour fabriquer la tête finale… On sent dans la voix de notre guide que ces costumes n'ont pas été une mince affaire, surtout lorsqu'il ajoute que, pour que les danseurs ne se sentent pas mal là-dessous, il y avait une gourde intégrée !

Une fois les costumes créés, il faut encore les rassembler avant les productions (dans la centrale costume, lieu mythique aux boiseries défraichies), les mettre dans les loges et aider les danseurs à les enfiler (c'est le rôle des habilleuses), les récupérer à la fin d'une série pour les envoyer à la laverie, au pressing ou les passer à l'ozone entre deux représentations (cela ne lave pas mais détruit les bactéries, donc les odeurs, ce qui est tout de même plus sympathique lorsque les costumes sont partagés entre plusieurs membres du corps de ballet), et les stocker (en dehors de Paris, chez un prestataire). Les reprises ne sont pas non plus de tout repos, car les costumes doivent être rafraîchis, raccommodés et, selon les distributions, certaines pièces refabriquées. Comme les essayages ne peuvent pas durer des heures et des heures, les couturières travaillent avec des mannequins créés par une société spécialisée dans les prothèses, qui a numérisé toute la troupe et identifié une dizaine de morphotypes. Les prototypes étaient trop réalistes, se rappelle notre guide, on était gêné par les omoplates trop saillantes, on n'avait pas besoin de tout ça, de tous ces détails (par la suite aplanis).

Même si on apprend que les tutus plateaux sont composés de 11 couches de tulle tenues ensemble par des bagues (des points assez larges pour y passer le doigt), les gestes et techniques des différents métiers ne sont pas vraiment abordés. Mais rien que la gestion du service laisse entrevoir la quantité de travail à fournir, que l'on n'imaginait pas. « Si on ne s'en rend pas compte, c'est que c'est réussi », se félicite notre guide. On sent la fierté (combien légitime !) d'appartenir à cette maison.

 

Chaque costume ou presque est l'occasion d'une anecdote à raconter – visite garantie non rabâchée. Dans l'atelier couture, ce sont les robes roses de la valse du lac, au premier acte, qui ont besoin d'être rafraîchies et… rallongées. Les robes sont toujours coupées sur les danseuses pour être toutes à la même distance du sol, peu importe la taille des danseuses. Cette recherche d'harmonie fait que distribution après distributions, les robes raccourcissent ; arrive inévitablement un jour où il faut en refaire le bas…

Dans la centrale costume, on tombe sur un pourpoint plus sombre que les autres : Benjamin Pech souhaitait une teinte plus sombre, pour affiner la silhouette (le blanc, c'est l'horreur, ajoute-t-il en désignant du menton les piles de tutus blancs qui attendent le défilé). Du coup, ils ont tenté une teinture du costume fini, avec les broderies et tout, sans trop savoir ce que cela allait donner. Finalement, c'est plutôt bien passer, conclut-il avec soulagement. Autre sujet d'inquiétude : les mites. Les costumes sont traités avec des produits anti-mites, mais « quand on en voit passer une, c'est alerte à Malibu ».

Sur le point de sortir et de faire à nouveau retentir le ding dong qui accueille chaque visiteur à la centrale, on découvre des encoches dans le dos de la sylphide soliste. Elles servent à accrocher le mécanisme qui fait tomber les ailes à la fin du ballet ; aux premières répétitions, nous confie notre guide, c'est toujours l'affolement, cela ne marche jamais…

Dernier trip Sylphide dans la salle des costumes-décors. Notre guide soulève un cadre imprimé tartan et nous explique que, si la plupart des costumes tartan sont en lainage tissé, celui d'Effie, qui danse plus que le corps de ballet, est en taffetas et qu'il a donc fallu sérigraphier le motif sur le tissu. Ils se sont ensuite dit que cela ne serait pas plus mal de faire la même chose pour les slips, jusque là en lainage (l'angoisse). Finis les fantasmes, James n'est définitivement pas nu sous son kilt.

 

Clairement, la visite est plus amusante et émouvante quand les spectacles et les noms des danseurs nous sont familiers. Point people devant les listes de mensurations (taille, tour de taille, mais aussi de tête, avec un vieux document où figure Delphine Moussin) : Lucy Fenwick est de loin la plus grande, mais celle que je pensais immense ne mesure en réalité qu'un centimètre de plus que moi : 179 cm, donc.

Il y a une véritable poésie de l'étiquette : partout, les noms des ballets, sur les boîtes des accessoires, sur les étagères des pots de teinture ; les noms des danseurs écrits au feutre et épinglés aux tutus, aux gilets, pré-imprimés sur des étiquettes en papier pour être attachées aux cintres ou sur des rubans pour être cousus à l'intérieur des vêtements, comme lorsque les enfants partent en colonie de vacances.

On cherche nos chouchous, en se retenant de sniffer leurs chemises ; on fait des plans sur la comète des prochaines distributions ; bref, on parcourt ces noms d'autant plus sacrés qu'ils sont ici banalement épinglés sur des étoffes qui ont touché leur peau – autant dire des reliques. Au début, on ne touche à rien, on a peur de déranger, peur d'abîmer. Puis on se rend compte que c'est surtout une peur de profaner ou pire, d’idolâtrer : les danseurs, eux, bougent et suent dans ces costumes ; les effleurer du bout des doigts ou du revers de la main ne les abimera pas. Alors comme des gamins au sortir du berceau, on se met à toucher les différentes matières, le tulle, le tissu vaporeux des jupes des sylphides, les perles dodues sur les manches, le rugueux des tartans, l'étonnante souplesse-rigidité des baleines, rangées par taille et numérotées comme des clés à molette sur l'établi d'un mécanicien… Mais rien n'y fait : les reliques restent sacrées. Et c'est peut-être mieux comme ça – le signe que ça nous fait rêver.

 

Clic clic pour le Storify de la visite.

 

20 septembre 2016

Portraits féminins

Depuis que j'ai découvert par hasard le BP Portrait Award à la National Potrait Gallery, je vérifie à chaque week-end à Londres si l'édition annuelle ne se tiendrait pas par hasard à ce moment-là. Certaines fournées sont plus épatantes que d'autres, mais je suis à chaque fois enthousiasmée par la vitalité qui émane d'un genre que je pensais par ignorance un peu plan-plan : assis-toi là, je vais te tirer le portrait.

Cette année, parmi les coups de cœur immédiats se trouve un portrait à la Sargent (l'inspiration est revendiquée, et moi, forcément, j'aime) :

Alessandra, by Daisy Sims-Hilditch 

J'aime bien le sourcil qui, plus éclairé que l'autre, semble levé : l'interrogation est gommée par la posture des mains et le gilet très sage, mais elle est suffisante pour animer le portrait. On sent que ça doit dépoter.
Palpatine ajoute une Alessandra à sa collection. Et une Laura, tant qu'à faire :

Laura in Black, by Joshua LaRock

Tout est dans la main, je crois, la bouche entrouverte et le fond esquissé contre lequel cette Laura ressort plus incarnée que jamais. Les photographies en millions de pixels et les techniques de projection d'image sur la toile aidant, on trouve dans l'exposition un certain nombre de tableaux hyperréalistes, mais je peine à les apprécier autant, soit que la haute fidélité se fasse au détriment de la composition et de l'expression, soit que mon œil, éduqué à l’impressionnisme, goûte davantage les traits de pinceaux visibles…

* * *

Le public peut voter pour décerner un prix à son tableau préféré, à côté de ceux remis par un jury de professionnels. J'ai hésité avec les deux tableaux que je viens de vous montrer, mais j'ai finalement donné ma voix à celui-ci :

Karina In Her Raincoat, by Brian Sayers

Un portrait sans visage, ou presque, qui engage davantage le corps, forcément, cela devait m'arrêter. Sans compter que les plis du ciré le rendent dansant. Tête baissé, vêtement ample, personnalité à la fois enjouée et en retrait… vous pourrez appeler ce portrait Karina autant que vous voulez, je n'en démordrai pas : c'est @odette9.

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Top 3, trois femmes… et d'autres encore :

Portrait of Katrina, by William Neukomm

J'aime beaucoup le port de tête de la modèle, son air très digne, très déterminé.

 

Sophie in the Gallery, by Ivan Franco Fraga

Là, c'est le visage fatigué, mais pas dur, grâce au flou, à l'absence de décor qui caractérise la modèle… galériste. (Impression d'un entre-soi artistique.)

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Je me demande dans quelle mesure je ne reporte pas dans l'expérience esthétique un comportement social, habitué que l'on est, dans la rue, dans les médias, à chercher la beauté du côté de la femme (tandis que l'homme le sera secondairement, d'abord pertinent, attirant, etc.). Il serait intéressant de trouver des statistiques sur la proportion de chaque sexe dans les tableaux présentés… et primés. Idem avec l'âge : dans mon top 3, les modèles ont toutes à vue de nez entre 25 et 35 ans… ce qui m'interroge à nouveau : entrerait-il en ligne de compte un mécanisme d'identification ? Au fond, les portraits que l'on aime, ne sont-ce pas d'abord des modèles que l'on désire (être) ?

Du coup, je suis contente que le jury ait primé celui de cette grand-mère mourante. On pourrait y voir un prix moral pour bon sentiment, mais je crois que son regard arrête cette idée :

Silence, by Boo Wang

 

À l'autre bout de la vie, les enfants ont la part belle. Ma sympathie va aux airs butés…

Francesca, by Daniele Vezzani

Mila, by Simon Richardson

Evaporar-se (Fenómeno Del Niño), by Jorge Federico Fernandez Gartner

Seul portrait de ma sélection à représenter un garçon. Exit la beauté ou l'émotion, c'est davantage une expérience sensorielle qu'il reproduit, celle de se dissoudre dans le soleil. Le titre et le laïus font référence à l'écologie, mais je reste sur l'impression poétique que l'enfant va lui aussi s'évaporer, comme la peinture du mur auquel il s'adosse.

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Pour retrouver tous les tableaux, rendez-vous sur le site de l'exposition. Pour qui auriez-vous voté ?

19 septembre 2016

Toni Erdmann, toute honte bue

Dans la famille de mon demi-frère se trouve un monsieur prénommé Gilbert. Il fait des blagues si lourdes que lorsque l'un de nous fait une plaisanterie qui ne fait rire personne, on dit qu'il fait une Gilbert. Winfried Conradi, l'anti-héros de Toni Erdmann, n'arrête pas de faire des Gilbert. De préférence devant sa fille Inès, lorsqu'elle est entourée par du gratin1. Or Inès, business woman au chignon banane impeccable, a à peu près autant le sens de la dérision que moi à 7 ans, lorsque j'accueillais chaque plaisanterie paternelle par un rituel « J'ai pas le sens de l'humour » grogné. Depuis, cela s'est arrangé, je vous rassure (mon papa pourra vous le confirmer – il a mis un certain temps à se remettre de cette tardive découverte). Cela finit aussi par s'arranger pour Inès. Enfin, je crois. Peut-être.

Avec l'humour allemand, on n'est jamais sûr de rien. Parce que ce n'est pas de l'humour, en fait, c'est du comique – du komisch. Et ça fait drôle, ce rire vrillé par une grimace de douleur. Il faut bien trois heures pour inverser la perspective et découvrir, selon une symétrie Rhin-axiale, la douleur désamorcée par le rire, soubresaut d'une mécanique cassée. Après d'interminables séquences moumoute et dentier (qui donne un air de castor-mort vivant abruti), chez le spectateur comme chez Inès, un verrou lâche : plutôt que de continuer à supporter ce qui colle la honte et tape sur les nerfs, on se tape l'incruste dans le délire et on se venge par la surenchère2. Toute honte bue.

Et là, ça envoie du lourd : ça nous vaut une fête d'anniversaire à poil (au sens figuré et littéral) qui vaut son pesant d'akwardness, mais aussi et surtout une des meilleures scènes de sexe qui soit, perverse et pudique à souhait, sans pénétration, avec cupcake. Toni Erdmann est un peu comme ce petit four collant de sperme : c'est dégueu, mais on s'en lèche les doigts (faut juste pas trop y repenser à froid).


1
C'est réciproque : le père colle la honte à sa fille par ses simagrées, mais celle-ci lui renvoie l'ascenseur lorsqu'elle abuse de son statut de cliente de luxe, en commandant un déjeuner entier pour deux, coupes de champagne incluses, comme dédommagement d'un massage raté.
2 Par exemple, en s'invitant chez des gens pour y chanter fort et faux. Ou en se râpant du fromage sur la tête.