Le paradoxe de ce relatif retrait du monde est qu'il vous rend disponible – à ce et ceux qui vous entoure(nt).
À Lille, il y a la rencontre programmée de @Lness, pas tout à fait telle que je l'avais imaginée. Cela m'a d'autant plus surprise que c'est le passage URL – IRL le plus préparé par des photos que j'ai jamais fait. La silhouette est bien conforme, le visage, les longs cheveux noirs, les habits assortis, mais la voix, que j'attendais d'une couleur tout aussi sombre (grave ou du moins très ferme), est frêle et gaie comme un pinson, complètement différente dans son intonation de ce que j'avais pu entendre dans l'enregistrement audio de ce post – communication versus conversation. J'aurais aimé partager plus encore que l'heure passée ensemble et les trois gâteaux, attaqués de concert à trois cuillères, dans un salon de thé récup-bobo plus chaleureux que ce que ses éléments de déco énumérés laisseraient penser (tentons quand même : un grand miroir sur la cheminée, des moulures blanches au plafond, canard pâle aux murs, un faux cerf empaillé en plâtre et beaucoup de bois couleur cagette). I'll be back !
À Londres, c'est rencontre inopinée et éphémère, à Lincoln's Inn Gardens. Je m'assois pour la première fois depuis que j'ai quitté Canary Wharf. Avec davantage d’énergie et de culot, j'aurais volontiers ravivé mes souvenirs de hula-hoop avec les quatre ou cinq amis qui, en face de moi, s'y essayent à tour de rôle. À la place, je laisse mon regard vagabonder, m'installant peu à peu dans ce parc que je ne pensais que traverser : il y a du barbecue dans l'air, de la lecture, du pique-nique… Les semelles orange d'un homme qui lit à plat ventre, jambes repliées, bougent avec le même rythme saccadé que les têtes chercheuses d'un robot ou que les oreilles en triangle d'un chien qui tente de localiser le bruit qui lui a fait dresser la tête… Plus loin, une jeune fille se dandine pour se rapprocher du réchaud sans se relever ; j'aperçois ensuite le fauteuil roulant duquel elle s'est extrait. On n'imagine jamais les cul-de-jatte avec une jolie robe d'été. Et je repense à la gamine en mini-short bleu, visage magnifique et poitrine superbe, à qui je n'ai pas demandé si le train allait bien à Karlsruhe parce qu'en pleine conversation avec son amie ; j'avais aperçu les béquilles, mais c'est seulement dans le train que j'ai remarqué qu'elle était amputée. Trop belle de visage pour qu'on condescende à la voir comme handicapée, elle m'a fait penser à cette mannequin qui continuait de poser après un choc toxique qui lui avait coûté sa jambe. La jeune fille de Baden-Baden et la jeune femme londonienne n'avaient peut-être pas la beauté plastique de cette dernière, mais dans un cas comme dans l'autre, on aurait dit que la vie avait refluée depuis les membres coupés.
Je commençais à cuire, j'ai changé de banc pour un peu d'ombre. Un homme s'est posé à côté peu de temps après sans que l'on se prête mutuellement attention, absorbés par les îlots de vie sur la pelouse déployée face aux blancs comme une scène sans estrade. C'est en voyant la jeune fille se contorsionner autour de son réchaud qu'il a commencé à parler : peut-être devrions-nous l'aider ? Mais la jeune fille se débrouillait aussi bien que l'on peut se débrouiller avec un mini-barbecue, une amie dans les parages, et la conversation s'est engagée sans y penser. Un conversation un peu laborieuse, chacun avec son accent, les phrases qui disent moins qu'elles ne laissent deviner toute une existence : une enfance dans les montagnes marocaines, la judéité comme secret, le montage d'échafaudage comme métier…
La conversation s'émaille de mots français après qu'il m'a raconté avoir vécu dans le Sud de la France quelque année, près de la frontière monégasque ; pour lui, la France, ce n'est pas Paris – il n'y a jamais été –, c'est ce village méridional où il a appris la langue par imprégnation, évaporée depuis par endroits, selon une toponymie improbable, mots simples égarés, « trottinette » conservée (fulgurance de la mémoire, il le retrouve d'un coup, alors que je mime l'action debout à côté du banc dans l'espoir qu'il me donne le mot en anglais). Il a quelques anecdotes incroyables, comme le patron de ce restaurant monégasque ayant fui l'Angleterre après une vie passée à ne pas payer ses charges, investies dans ce restaurant, des voitures de folie et des litres et des litres de vodka – peut-être trois par jour, I don't know if he's still alive…
Il a un sourire à ne plus savoir si c'est son accent ou ses lèvres étirées qui rendent son histoire difficile à suivre, et des yeux brillants comme seuls peuvent l'être les yeux noirs. Tantôt, le visage retroussé autour du nez froncé, le regard luisant, il ferait presque peur, une caricature de vilain, tantôt son sourire radieux, ses traits tannés et ses fossettes lui donnent un air étrangement familier, familial même. J'y retrouve l'air rieur de mon oncle et de mon père, la peau brunie de ce dernier (je suis blanche comme un cachet d'aspirine, mais mon père a gardé de son enfance en Martinique une peau qui brunit beaucoup et très rapidement, tout comme ma grand-mère a hérité de cette période un visage buriné par le soleil). Puis j'ai une certaine tendresse pour les pifs improbables (côté paternel : nez imposant ; côté maternel : nez aquilin)(ni patate ni crochu, je m'estime heureuse du mien).
Ce qui achève de transformer cet immigré en conteur des mille et une nuit, c'est sa mémoire : il est analphabète mais parle près de quatre langues (arabe, hébreu, anglais, français) et a voyagé-vécu dans le-monde-entier (je souris en pensant à Palpatine lorsqu'il mentionne le Vietnam). Il me parle avec émerveillement de ce vieil aveugle de son village d'enfance (les yeux brûlés par la bouteille d'alcool qu'on lui a versée sur la tête pour désinfecter ses boutons de varicelle…) qui s'asseyait toujours sur le même banc avec ses livres pour qu'on lui fasse la lecture ; ce n'étaient évidemment pas les mêmes personnes d'une fois sur l'autre, mais à chacune il pouvait énoncer la page exacte et le paragraphe où le lecteur précédent s'était arrêté, et guider le nouveau à travers l'histoire ainsi prise en cours de route. Plus étonnant encore pour moi qui n'ai longtemps pas utilisé de marque-page est la parade qu'il a trouvé pour passer les tests de sécurité que requiert tous les deux ans sa profession : il achète le CD-rom, demande à un ami ou à son fils de le lancer et refait inlassablement le test pour savoir quelle réponse cocher à chaque fois, sachant que les questions peuvent varier d'ordre et qu'il lui faut ainsi mémoriser leur allure, la configuration des lettres dans les mots et des mots dans la phrase… Je repense, incrédule, aux noms des stations de métro russes que j'essayais de photographier mentalement pour suivre l'avancée du trajet : un enjambement comme ceci, une barre comme cela… mais au bout de quelques jours, je pouvais lire le cyrillique - sans rien y comprendre, certes, mais je pouvais en tirer un équivalent vocal, plus facilement mémorisable.
Pourquoi, avec une telle volonté et une telle vivacité d'esprit, ne pas avoir tout simplement appris à lire et à écrire ? Il évoque les châtiments corporels de son enfance, qui sont tout ce qu'il a appris à l'école, mais surtout, il chérit ce que nous considérons spontanément comme un handicap, car il ne veut pas perdre ça, sourire brillant, main qui oscille au niveau de la tempe : sa mémoire. À voir son émerveillement, on comprend qu'il ne s'agit pas de perdre la mémoire comme on perd la boule, mais de perdre un trésor, qui le relie aux traditions orales perdues et, en le prévenant de la folie du monde, lui permet d'en jouir à juste distance. Je pense à ces moments où j'omets délibérément de remettre mes lunettes pour baigner quelques instants dans un monde plus doux, et je crois comprendre, oui, un peu. Il ne sait ni lire ni écrire, mais il a un toit, un fils, une fille, un métier, la santé (fierté : pas si courant de voir des hommes de son âge dans sa profession très physique) : what could I want more?
Le soleil se reflète dans son sourire. Sagesse sur un banc public de Londres. J'aime encore plus cette ville de me faire sentir l'espace d'une heure ou deux comme @meliemeliie, comme si j'étais moi aussi capable de rencontre. Sans drague, sans but, sans même aucune suite possible : il serait absurde de lui demande une adresse e-mail pour lui écrire et je ne retiens pas même son nom, qu'il me répète pourtant plusieurs fois, incapable que je suis, gamine pourrie gâtée lettrée, de retenir ce que je ne sais pas écrire. Quelque chose comme Deewan, Deeman…