29 mars 2015
(piano)
Piotr Anderszewski ? « Il pourrait jouer n'importe quoi, j'irais quand même l'écouter. » Quand Palpatine dit cela d'une musicienne, c'est l'assurance qu'elle est très mignonne ; d'un homme, qu'il faut aller l'écouter. Surtout quand Bach compose l'essentiel du récital, diversifié avec Szymanowski et Schumann. Ou plutôt du Schuman, s'il est vrai que j'ai pris l'habitude de désigner comme partitive toute musique qui se déroule indéfiniment et que l'on pourrait prolonger ou interrompre à n'importe quel moment, comme du tissu ou de la pizza vendus au mètre. Vous m'en mettrez deux mesures, deux minutes ou deux heures.
C'est du Bach, chuchote mon voisin à sa fille. Ce chuchotement anodin perturbe ma classification musicale personnelle et, comme un philosophe dont on a attaqué le système, au lieu de repenser l'ensemble, je me hâte de colmater la brèche. La mousse au chocolat fera office de plâtre : on peut écouter du Bach comme on mange de la mousse au chocolat, servie à la la louche. C'est une question de générosité : on ne mange pas une mousse au chocolat (c'est une unité d'industriel agro-alimentaire), mais de la mousse, puisée dans la grande jatte où elle a pris. Tout aussi généreux, Bach se donne tout entier dans chaque morceau : dès les premières mesures, on sait que c'est lui, c'est du Bach, une saveur, un parfum inaltérable. Du Bach à partitas mais pas partitif. Ouf ! Ma mauvaise foi est sauve.
Contrairement à Schumann, Bach ne me rentre pas par une oreille pour ressortir par l'autre – ou plutôt si, mais il traverse tout mon être ce faisant. On prend la musique comme une douche chaude, oubliant le temps tant qu'elle s'écoule. On ne sait pas trop pourquoi on est là, dans ce grand théâtre plein de vide, avec son grand dôme ; on dirait un grand abri atomique dans lequel on s'est réfugié contre la rapidité et l'insignifiance du monde, tapi dans l'obscurité et l'immobilité, alors que dehors des passants marchent, les talons sur les pavés et les plaques d'égout, un parapluie, un téléphone à la main, que les voitures roulent et se croisent venant d'on ne sait où pour aller quelque part et que, quelque part aussi, par un devoir tout naturel, il doit bien se trouver un oiseau pour chanter quelques notes inaudibles ou inécoutées. On ne sait pas trop pourquoi on s'est volontairement exclu de cette vie – peut-être pour mieux éprouver le temps auquel on s'est soustrait. La musique de Bach crée des court-circuits temporels : on n'a pas vu le temps passer et ce temps disparu, gâché pour cette vie extérieure, nous est restitué sous la forme d'une éternité miniature, un temps pur, musical. On a sans le savoir emprunté le même type de raccourci spatio-temporel par lequel la lecture, nous absorbant une journée, nous fait vivre tout une vie. (Mais si la culture est un raccourci, pourquoi cette tentation de s'y attarder et de s'y perdre, au lieu de se dépêcher de retourner à cette vie extérieure qu'elle a pour nous court-circuitée ?)
Bach, c'est aussi la preuve qu'il n'y pas de progrès en art, seulement des techniques qui évoluent, et des manières d'écouter aussi, peut-être. Sa musique est pour moi une pure expérience temporelle : je traverse, je suis traversée, mais je n'imagine rien. Ce n'est pourtant pas l'imagination qui me fait défaut en concert ; les images me viennent assez facilement à l'esprit, plus ou moins farfelues, plus ou moins cohérentes entre elles, plus ou moins transposables en métaphores ou récits. Si je les partage « à chaud » avec Palpatine, je récolte un sourire amusé sur l'air de mais-où-vas-tu-chercher-tout-ça ; alors, pour désamorcer le soupçon de folie, je plaide le j'ai-trop-d'imagination-c'est-ça ? Hier soir, mon imagination s'est pris pour un metteur en scène contemporain et a transposé L'île des sirènes de Szymanowski dans un bar sombre aux miroirs noirs comme du jais, peuplé d'entraîneuses pin-up. C'est ainsi dans une atmosphère de polar noire que Calypso déploie ses charmes ensorceleurs, reflétés dans les cubes de glace d'un verre de whisky (maintenant, je sais d'où Picasso tient sa vision cubique). Pour quitter cette poésie à la Bukowski, il a fallu que je me concentre sur un rocher fantasmé d'Alcina (agglomérat Alcina-Circé-Calypso), comme on se concentre sur une illusion d'optique à double entrée ; me forçant à voir la belle plutôt que la sorcière, j'ai fini par retrouver Nausicaa, cheveux aux vents au bord de l'île où elle a recueilli Ulysse. J'ai trop d'imagination, c'est ça ?
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28 mars 2015
Requiem in peace
Pour accéder au second balcon, on passe sous une petite arche qui, sans même être peinte aux couleurs de l'arc-en-ciel, donne l'impression d'entrer dans le royaume merveilleux des petits poneys – à moins que ce ne soit celui des Télétubbies : contrastant avec la tristounerie ambiante, la dominante jaune fait très pré ensoleillé et, surtout, ça grouille de collégiens. J'en aurais bien passé quelques-uns par-dessus bord, dont les chuchotis ont merveilleusement bien voyagé jusqu'à moi – l'acoustique de la Philharmonie, messieurs dames ! Stéphanie d'Oustrac s'y est parfaitement adaptée : délaissant la place habituellement réservée aux solistes, à côté du chef d'orchestre (le parterre est ravi, mais un tiers de la salle n'a plus la possibilité de l'être), elle s'est mise en retrait de l'orchestre, tangente à son demi-cercle. Et là : lance-flamme vocal pendant les 3 minutes d'Alma grande e nobil core, un pan de sa magnifique robe noire asymétrique en main, comme une danseuse de flamenco, pour mieux se déplacer. Comment dit-on olé en italien ?
Avant le concert, le téléphone à la main, je fixe toujours l'icône du mode silencieux en répétant comme un mantra : petite note barrée, petite note barrée, petite note barrée... Vous aurez, vous aussi, noté l'ironie de la petite note barrée en concert. Pas de musique ici. Pas de sonnerie de téléphone ou presque, s'il est vrai que les premières mesures de la Symphonie n° 40 de Mozart me rappelleront toujours les premiers Nokia. J'avoue que cela ne m'inspire pas grand-chose d'autre, même si je visualise bien sous un ciel orageux quelques marches en pierre, romaines – de Rome ou de l'Antiquité, en pierre véritable ou en carton-pâte, je ne saurais dire, mais perron de noble monument à coup sûr. Je suis vraisemblablement condamnée à toujours rester sur le seuil de cette symphonie.
Je ne retiendrai pas forcément In Excelsis d'Eric Tanguy, mais le petit dialogue introductif du chef d'orchestre avec le compositeur était une fort bonne idée, même s'il a probablement duré autant de temps que le morceau : 8 minutes, c'est vraiment un morceau, comme un morceau de sucre ou de tarte – une tarte aux forte, sur lesquels le compositeur n'a pas lésiné. À l'entendre parler de tempête, d'étoiles et de thèmes qui reviennent (ça fait tagadagada, tagadagada, vous ne pouvez pas le rater, dit-il avec un tagadagada qui monte, in excelsis oblige, puis un tagadagada qui descend), on s'attendrait presque à une symphonie d'une heure et demie ; je n'aurais pas tenu, je dois l'avouer, même si c'est beaucoup plus sympathique que les flatulences musicales de Grisey, Boulez et compagnie.
La raison pour laquelle j'assistais à ce concert, la raison nécessaire et suffisante de ce concert, c'était le Requiem de Maurice Duruflé. Pour la première fois à la Philharmonie, j'ai eu la chair de poule. Et pas la chair d'une poule élevée en batterie, hein. Une chair de poule label rouge, plus proche de l'épilation que de la métaphore. Et la chair de poule, c'est comme l'orgasme : parfois, c'est déjà fini à peine commencé, et parfois, comme c'était le cas, on a le temps de le sentir venir, ça monte et on frissonne des jambes jusqu'à la tête. Le Requiem tout entier est une petite mort : à l'excitation de découvrir la pièce succède la plénitude de son écoute. Pas d'envolée foudroyante ou de choeurs tonitruants : tout comme certains professeurs, dotés d'une autorité naturelle, n'ont pas besoin d'élever la voix pour se faire entendre, Maurice Duruflé n'a pas besoin de multiplier les ff pour faire forte impression. La puissance naît par contraste, un contraste infiniment doux, jamais dual, simple modulation de l'incroyable douceur qui caractérise ce Requiem.
On ferme les yeux, comme caressé par la chaleur d'un soleil printanier. Sa lumière, blanche, blanche au point d'effacer le verger que l'imagination avait commencé à ébaucher, pénètre doucement dans l'église d'où nous parviennent les chants du choeur, colorant la nef, les vitraux et les chanteurs d'une teinte sépia, cependant que les pierres donnent leur texture, calcaire et granuleuse, à un printemps sans âge. Ce Requiem a la mort apaisante. Les yeux clos, je sens un sourire s'étaler sur mon visage – non pas l'action musculaire des commissures qui retiennent de chaque côté les lèvres comme un rideau de théâtre, mais l'inspiration expulsée par le soufflet de la cage thoracique : un sourire-dilatation, comme un corps qui, sachant enfin qu'il devra un jour mourir, rend son premier soupir, contentement d'être encore vivant.
Je ne sais pas si, comme m'a dit en riant ma collègue ce jour-là, j'ai perdu toute foi en l'humanité (partie du principe que j'étais, pour réaliser mon tutoriel, que tout ce qui pourrait être mal compris le serait) (l'espoir ne sera en tous cas pas incarné par mon-voisin-à-barbe, qui, scritch, scritch, n'a pas arrêté de la tripoter, scritch, scritch), mais le Requiem de Duruflé me berce de l'illusion qu'il ne serait pas difficile de développer une foi en dieu à l'écoute prolongée d'une si divine musique.
15:04 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, concert, philharmonie, duruflé, requiem
23 mars 2015
Aparté #3
Seuls les mauvais livres détournent de la vie. Les autres nous y reconduisent avec un regard renouvelé, comme aux premiers jours de printemps, lorsque le soleil redonne du relief aux façades et fait miroiter un tas de détails que nous ne nous donnions plus la peine de remarquer. Les voyages que relate Simone de Beauvoir dans La Force de l'âge, les randonnées, le nom des villages plein de tirets et d'accents français, les paysages avalés m'ont rouvert l'appétit. Il faudra que je visite la France, un jour, que je connais fort mal. Et attendre les vacances, évidemment, pour repartir à l'étranger (je n'ai pas de destination précise en tête, je veux seulement que cela me soit étranger). Dans l'immédiat, j'attends surtout que le beau temps se stabilise pour reprendre sur l'heure du déjeuner mes explorations de l'été dernier. D'abord destinées à me repérer dans le quartier où je travaillais désormais, puis à relier ce quartier aux autres, ces déambulations quotidiennes ont bientôt été annexées par mon désir d'exhaustivité et, sans jamais préparer mon chemin sur une carte, j'ai continué dans l'idée que, superposés, mes trajets effectués par pure sérendipité finiraient par quadriller tout ce qui se trouvait à une demi-heure de marche à pied (une demie-heure pour avancer au hasard des rues inconnues ou méconnues ; une demie-heure pour se demander où l'on est arrivé et trouver comment retourner au bureau). Il y a comme une nécessité, un but infini à accomplir (à défaut de l'atteindre). En cela, j'ai l'impression de comprendre Simone de Beauvoir lorsqu'elle raconte qu'elle s'était fait un devoir de ses randonnées effectuées dans les paysages sauvages du Midi alors qu'elle était en poste à Marseille ; même si l'acharnement qu'elle met ensuite à tout voir lors d'un voyage en Espagne avec Sartre (églises, hameaux, tableaux, paysages...) me fait plutôt penser au mapping méticuleux de Palpatine qui checke tous les spots à voir. Je n'ai pas pour ma part cette curiosité indifférenciée, la curiosité de l'érudit capable d'accumuler dates et faits sans savoir ce qu'il pourra en faire, sans savoir même s'il en fera quelque chose. Les curiosités ne m'intéressent pas en tant que telles. En revanche, j'adore regarder, surtout quand il n'y a a priori rien à voir.
Je traverse parfois des phases d'attention flottante où tout devient spectacle, s'anime et prend un relief particulier (d'où que le soleil y est particulièrement propice). Je ne suis alors plus qu'une spectatrice, toujours un peu surprise si quelqu'un remarque ma présence, m'imaginant invisible derrière les feux de la rampe imaginaire dont le monde se trouve, pour moi, éclairé.
J'ai remarqué que cela arrivait souvent après une longue période devant une feuille ou derrière un écran, toute surface qui renvoie vers un monde abstrait. Quand on retourne à la réalité concrète et contingente, on la voit soudain chatoyante de sons, de matériaux ; ici le rutilant d'une carrosserie, là un morceau de ciel et de branches qui passe dans une flaque d'eau ; une bribe de conversation, le chant d'un oiseau en pleine ville, le crissement d'un pneu, perçus simultanément et distinctement, comme occupant chacun la ligne de la partition-somme dédiée au chef d'orchestre ; les voitures, les poussettes, une pièce de monnaie qui roulent ; les fenêtres, les toits et les balustrades immobiles, exposées pour quelques instants encore à la lumière du soleil.
Cet état d'émerveillement ne dure généralement pas longtemps ; le grouillement plein de vie a tôt fait de redevenir une routine bruyante et agressive, où l'on se heurte à la platitude de la matière et à la foule écœurante : les carrosseries rutilantes ne sont plus que des bagnoles encombrantes ; le chant de l'oiseau, des décibels de plus ; les beautés idiosyncrasiques, des individus avec deux yeux, un nez, une bouche. Mais tant que la parenthèse tient et que je demeure avec le monde en aparté, un rien m'amuse et tout me remplit de joie.
(En aparté)
Aujourd'hui, en sortant du bureau, j'ai eu envie moi aussi (suivant l'inspiration de Simone à midi) de me faire promener en auto. Tant pis pour l'assimilé détour1, j'ai pris le bus ; il faisait vraiment trop lumineux pour s'enfoncer sous terre. Les feux rouges et menus délais, qui d'ordinaire m'insupportent et me font préférer la linéarité aveugle du métro, m'ont offert quelques instants supplémentaires pour fureter la vitrine que la ville déroulait, agréablement secouée par les vibrations du bus « à l'arrêt » (mode off du véhicule, mode on de l'engin – vue de l'esprit ? Les gens semblaient moins tirer la tronche que dans le métro). J'ai ainsi aperçu dans le taxi d'à côté un sac alvéolé de petites feuilles découpées : Pierre Hermé ! Quand même, me suis-je dit... ma bourgeoisie culinaire exagère, mais cette reconnaissance m'a mise en appétit. Sur la trame ainsi posée, j'ai eu le plaisir de voir se broder les autres dentelles de Paris :
les balustrades en fer forgé, qui me plaisent toujours, même lorsque je trouve leur motif laid (questions afférentes : à quelle époque a-t-on cessé de créer de tels ornements et décidé que la laideur serait plus fonctionnelle ? Existe-t-il un catalogue de ces pièces en fer forgé ? J'imagine des dessins d'architecte, sans pouvoir décider du plus plausible : auront-ils été commandés par un fabriquant de l'époque ? compilés par un conservateur ? crayonnés par un étudiant en architecture, qui bientôt en fera un tumblr ?)
et les branchages des arbres noirs de contrejour ou de pollution, chaque espèce avec son motif. Habituée aux petites boules qui confèrent un air de fête aux rives de la Seine et que j'ai toujours envie de cadrer dans mes photos, je me suis aperçue place d'Italie que je ne connaissais pas la ramure des arbres en son centre – des arbres tout fins, qui ne ressemblent à rien et que, jusque là, j'avais probablement inconsciemment rangé dans la catégorie balais à chiottes (terrible vérité : tout comme l'homme descend du singe, l'arbre descend du balai à chiottes). Si je dessinais l'un de ces arbres, avec ses branches dressées vers le haut, comme des petites plumes, quelqu'un saurait-il me dire de quelle espèce il est ?
« c'est à Burgos que j'ai compris ce que c'était qu'une cathédrale, et au Havre ce que c'était qu'un arbre. Malheureusement, je ne sais pas trop quel arbre c'était. [...] (Ci-joint un petit croquis ; j'attends votre réponse.) »
Lettre de Sartre citée dans La Force de l'âge par Simone de Beauvoir, qui conclut d'une note en bas de page (p. 139 du Folio) : C'était un marronnier.
Je n'ai aucune découverte nauséeuse à faire, mais je trouve très amusant que Sartre n'ai pas (re)connu l'arbre devenu l'emblème de sa théorie sur la contingence.
1 Tant pis... ou tant mieux. Le détour, détournant du trajet trop bien connu, est un divertissement souhaitable. Si l'on pousse le bouchon un peu trop loin, la vie elle-même n'est-elle pas un long détour de la mort ?
23:38 Publié dans La souris-verte orange | Lien permanent | Commentaires (0)
22 mars 2015
Un cygne noir haut en couleurs
Il y a six ans (!), une fille du corps de ballet a aimanté mon regard dans les Joyaux de Balanchine. Un diamant – à tailler, évidemment, mais un diamant quand même. Cette fille, c'était Héloïse Bourdon, qui a depuis été repérée de tous les balletomanes, a reçu le prix Arop et tenu des rôles de plus en plus visibles – avec plus ou moins de succès, le stress ayant tendance à faire clignoter son rayonnement naturel comme un néon donnant des signes de faiblesse. Persuadée de tenir là une Elisabeth Platel en puissance, je n'avais plus qu'à attendre. Quand le tout-Twitter balletomane n'a plus tari d'éloges après sa prise de rôle dans le Lac des cygnes, je me suis dit que, ça y est, la puissance s'actualisait. Il me fallait une place pour voir ça de plus près. Sauf que le Lac des cygnes, c'est par excellence le ballet blindé. J'ai essayé en vain d'obtenir un Pass, réveillé ma tendinite à cliquer comme une folle sur la bourse d'échange de l'Opéra pour voir les places me passer sous le nez et n'ai dû mon salut qu'à Joëlle, la bonne fée des balletomanes (on ne sait pas comment elle fait).
Qu'ai-je vu, de ma place miraculeuse au second balcon ? Tout d'abord, l'art des symétries asymétriques de Noureev. D'en haut, c'est saisissant : tout en respectant scrupuleusement les enseignements de la géométrie, le chorégraphe introduit des asymétries. Trois fois rien : un nombre impair de groupes ou une colonne qui vient compléter la diagonale des danseurs ; mais un trois fois rien qui, sans entamer l'harmonie, la sauve de l'ennui. Le déséquilibre, déjà, met les formations en mouvement.
Je lâche équerre et compas dans l'oeil lorsqu'entre Héloïse Bourdon : alors ? Alors ? Son cygne blanc ne me cause pas de grandes émotions. Je la crois capable d'encore mieux1 et, pour tout dire, ses sourcils constamment haussés me font penser à Natalie Portman dans Black Swan, mono-expressive. Ne serait-elle pas encore, comme l'héroïne du film, trop préoccupée de pureté (ce que Palpatine traduirait par : coincée) ? Je repose mes jumelles et attend de voir.
Je n'ai pas été déçue du voyage : au troisième acte, son cygne noir est une bitch. Une fucking bitch. Qui regarde le prince en coin, l'air narquois ; lui tend la main pour mieux la retirer au moment où il voudrait la prendre ; l'attire juste ce qu'il lui faut pour lui voler dans les plumes. C'est tellement réaliste que je me mets à soupçonner Héloïse Bourdon de s'être fait larguer, genre méchamment larguer : son cygne noir semble nourri de cette colère digérée, refroidie, qui le rend glaçant. La vengeance est un plat qui se mange froid et le cygne noir d'Héloïse Bourdon est prêt à bouffer du prince, à le bouffer tout cru. Crûment et cruellement. Son piqué arabesque, le buste lancé vers le prince, est clairement une attaque à son encontre ; on voit le bec prêt à pincer lorsque sa bouche s'ouvre en un rire démoniaque totalement inattendu, complètement jouissif. Vas-y, bouffe-le ! Non, vraiment, c'est trop bon de bitcher. Les regards et les épaulements du pas de trois sont tels que la variation peut bien être un peu moins réussie qu'au concours. De toutes façons, le cygne noir ne faillira pas – je ne vous ferai pas ce plaisir, semblent exulter ses fouettés. Tout sourire, Héloïse Bourdon joue d'une toute-puissance qui la rend rayonnante ; j'espère qu'elle conservera l'assurance qu'elle a trouvé dans ce rôle.
On se dit que c'est plutôt bien parti lorsqu'elle retrouve le cygne blanc, beaucoup plus subtil qu'au premier acte : la crainte, qui monopolisait la palette expressive, laisse place à un désespoir résigné où l'amour du prince se trouve esquissé entre tendresse et regrets. Rétrospectivement, le cygne blanc du deuxième acte, de jeune vierge effarouchée, devient cette jeune femme au cœur déjà brisé par le passé, qui savait à quoi cette union risquait à nouveau de la mener. Au dernier acte, l'issue fatale est acceptée, embrassée ; lorsqu'elle se trouve dans les bras du prince, ses yeux sont presque fermés d'un bonheur déjà enfui (par opposition aux yeux grand ouverts, rayonnants de plaisir, du cygne noir), et lorsqu'elle le prend sous son aile, la tête qu'elle pose sur la sienne se fait caresse de consolation. Soudain plus mature que le prince, elle en devient presque maternelle.
Il faut dire que le prince de Josua Hoffalt (trop humble pour le rôle ?) est sacrément puéril : loin de faire des caprices princiers, il est incapable de s'affirmer et de prendre son autonomie entre l'autorité royale exercée par sa mère et les manœuvres de son précepteur. Devant sa danse élégante mais un peu molle, je ne peux m'empêcher de penser à cette phrase entendue au théâtre quelques jours auparavant, prononcée par une Adèle Haenel en costume d'homme : « Je suis homosexuel, ma mère est dominatrice. » Dans les portés finaux, Siegfried s'accroche à Rothbart comme un enfant aux basques de sa mère. Pourtant, le Rothbart campé par Florimond Lorieux est moins une figure paternelle de substitution qu'un frère d'armes particulièrement sournois, sorte de Néron bien décidé à évincer Britannicus. Sur le moment, l'adresse avec laquelle il use de sa jeunesse apparente et de ses traits fins pour compenser un certain manque de carrure (le rôle est souvent confié à des hommes plus âgés et plus baraqués) m'a plutôt évoqué le monde des régents : c'est un Mazarin intriguant à son aise tant que le roi est encore enfant. Fin et rusé, il s'immisce parfaitement entre le prince et le cygne, ne contribuant pas peu à faire du pas de trois du troisième acte l'acmé du ballet.
Ajoutez à cela la musique de Tchaïkovsky, un Allister Madin que vous repérez à son sourire, sans même avoir besoin des jumelles, et un corps de ballet aux petits oignons (doute : les oignons se marient-ils bien à la volaille ?) : voilà une très bonne soirée, que vous ne voyez pas passer. Dire qu'avant, le Lac des cygnes me paraissait long... Mais ça, c'était avant de me mettre à l'opéra, quand je n'avais pas découvert le plaisir d'entendre Tchaïkovsky en concert et que tous les cygnes que j'avais vus étaient désespérément russes.
1 Au niveau des bras, notamment, qui pourraient être plus déliés (même si je reconnais, depuis que j'ai vu un cygne blanc que ses bras anguleux rendaient plus impressionnants que les ondulations sans coude auxquelles excellent les Russes).
16:41 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, ballet, lac des cygnes, noureev, tchaïkovsky, héloïse bourdon, opéra de paris, onp