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08 mars 2015

A most violent year

Avant toute chose : la tournure grammaticale du titre, avec l'emploi de most, est trop classe.
Voilà, c'est dit, on peut entamer la chroniquette.

 

New York, 1981. Le business du fuel, livré aux particuliers pour le chauffage, est un monde de requins et le succès croissant d'Abel, dirigeant d'une entreprise en pleine expansion, attise la jalousie de ses concurrents. Alors qu'il engage sa fortune personnelle pour tenter d'acquérir un terminal de livraison qui ferait de son entreprise un acteur majeur du secteur, les vols à main armée de ses camions se multiplient. Plus que le suspens narratif (l'accord va-t-il être conclu ? l'entreprise va-t-elle péricliter à cause des vols ? qui en est à l'origine ?), c'est la personnalité de l'homme d'affaires qui fait tenir le film.

Sans jamais se départir de son calme, Abel défend sa propriété, ses intérêts, briefe ses forces commerciales, négocie ferme pour obtenir ce qu'il veut, passe chercher à l'hôpital l'un de ses chauffeurs, qui s'est fait agresser et interdit catégoriquement le port d'arme à ses collègues échaudés (ainsi qu'à sa femme, à qui il fait remarquer que le pistolet qu'elle s'est tout de même procuré est un modèle utilisé par les prostituées). La pertinence de cette conviction anti-armes à feu est démontrée a contrario par une scène grand guignolesque où le chauffeur, attaqué, use d'une arme pour laquelle il n'a pas de permis, et se retrouve ainsi compagnon de cavale de ses agresseurs à l'arrivée de la police.

Abel (Oscar Isaac) reste placide mais n'est pas naïf pour autant. Il connait la violence et, s'il ne pratique pas celle des poings et des armes, il est expert dans celle des affaires. La mâchoire haute, il encaisse les coups et n'hésite pas à recourir à l'intimidation pour récupérer son dû. Le self-made man hispanique connaît le prix de l'American dream et le paye comptant, toujours droit, toujours là. Sa ténacité et sa persévérance forcent l'admiration – plus encore que la séduction exercée par sa femme Anna, femme fatale zappée en Armani, qui crée forcément un certain émoi lorsque ses ongles parfaitement manucurés grattent le vernis de l'épouse rangée pour laisser entrevoir la fille de gangster.

J'ai lu dans une interview du Monde 2 que Jessica Chastain avait construit son personnage à partir de détails, et notamment de ces longs ongles vernis qui disent tout à la fois l'aisance sociale (on ne fait pas la vaisselle avec) et l'éloignement des affaires (on ne travaille pas avec). Ces ongles dissimulent à eux seuls la puissance d'une femme retorse derrière l'image de la potiche au foyer : lorsque la police se met à enquêter sur les comptes et qu'il faut reprendre la comptabilité, celle que l'on n'aurait même pas pris comme secrétaire, empêchée par ses ongles de taper correctement sur la machine à calculer, se révèle un escroc de haut vol, qui vérifie ses magouilles financières à grands coups de crayons – et vlan, que je te gomme les détournements d'argent. De longs ongles vernis : il fallait bien Jessica Chastain pour mettre le doigt sur un détail pareil.

 

Les caractères opposés du couple sont résumés dans une scène inattendue, dont je ne me suis toujours pas remise : le couple heurte un cerf en voiture, Anna supplie son mari d'aller abréger les souffrances du pauvre animal et, alors qu'Abel soupire, cric à la main, regrettant d'avoir à faire ce qu'il s'apprête à faire, deux coups de feu nous font sursauter, plongé que l'on était dans l'émotion : madame a une certaine conception du ménage.

 

Séance ciné mit Palpatine, qui a intitulé son billet gérer sa box. Je me disais bien, aussi, que ténacité, persévérance et placidité, ça me rappelait quelqu'un.

07 mars 2015

Birdman, drôle d'oiseau

Un film en un seul plan-séquence ! Difficile d'apprendre quoi que ce soit d'autre sur Birdman tant la prouesse technique aveugle la critique. Il se justifie, ce procédé ? Quelle impression produit-il ? Quel sens véhicule-t-il ? Si Birdman est assez génial dans son genre, c'est que le procédé narratif narre bien une histoire. Un mille-feuille d'histoires, plutôt, un mille-pattes, qui avance le long des corridors d'un théâtre de Broadway où Riggan Thomson, ancien héros de Batman devenu Birdman, incarné par Michael Keaton, essaye de faire son come-back en montant une pièce de Raymond Carver.

À chaque personne correspond trois niveaux : le personnage joué par le comédien, le comédien joué par l'acteur et l'acteur fort de sa filmographie passée. Riggan Thomson est ainsi interprété par Michael Keaton, ex-Batman ; Sam Thomson, la fille du metteur en scène, par Emma Stone, ex-fiancée de Spiderman, et Mike Shiner, le comédien qui arrive in extremis pour la générale, par Edward Norton, ex-Hulk. You can't but marvel... Les différents niveaux (extradiégétique, intradiégétique, en abyme) ne cessent de se répondre sans jamais – c'est là l'exploit – se confondre : on sait toujours où l'on en est, grâce à l'unique plan-séquence qui fait du trois en un. L'exemple parfait est cette scène où les comédiens répètent, sur scène, autour d'une table : la caméra ne filme pas frontalement depuis la salle, comme le verrait un spectateur, ni depuis la scène, mimant la vision du comédien, ni même depuis les coulisses, à la places des techniciens ; délaissant tout point de vue assimilable au théâtre, elle tourne autour des comédiens attablés, comme on filmerait une partie de poker dans un film d'action – la pièce fait partie du film, dont on ne sort jamais.

Tout comme on ne sort jamais du film, les comédiens ne sortent jamais du théâtre. Lorsque Riggan s'aventure dans les rues de New-York, il est aussitôt remis en boîte par les passants qui le filment avec leur smartphone (enfermé à l'extérieur alors qu'il fumait une clope à la sortie des artistes, à quelques instants de son entrée en scène, Riggan fait le tour du pâté de maison en slip... et le buzz sur les réseaux sociaux) ou poursuivi par son passé de super-héros, qui le suit partout en masque, plumes et collants, parodie burlesque d'une schizophrénie à la Black Swan, peuple les rues d'effets spéciaux (ça manque de dragon, là, non ? Allez hop, on en rajoute un, ouais, c'est pas mal, comme ça) et transforme une course en taxi en envolée héroïque. Pas d'extériorité au film : tout ce qui lui est extérieur est ramené en son sein pour faire sens.

Comme la baston, super-héroïque ou burlesque : le slip, mesdames et messieurs  !

Riggan et son double qui lui vole dans les plumes.

Non seulement l'unique plan-séquence lie les niveaux d'interprétations de manière si rapprochée que les multiples clins d'oeil deviennent du morse, déchiffrable, mais il donne au film un rythme incroyable. Pas de coupure, pas de pause, on n'a pas plus le temps de souffler que Riggan et son ami-régisseur-avocat qui essuient tuile sur tuile – la première étant un projecteur réglé pour qu'il tombe à pic sur le crâne de cet épouvantable comédien dont il devenait urgent de se débarrasser. Cet accident parfaitement orchestré ouvre le bal d'une suite de hasards parfaitement ironiques : le régisseur essaye de raisonner son ami, il faut redescendre sur terre, un grand acteur ne va pas frapper à la porte pour venir remplacer celui qu'il vient de se débarrasser... toc, toc, toc... eh, bien, justement... Plus tard, lorsque Mike essaye de convaincre Riggan qu'il est has been, contrairement à lui, beau gosse hollywoodien, il est interrompu par une demande d'autographe d'une femme cinquantenaire hystérique à l'idée d'obtenir une photo avec Birdman.

Il n'y a pas de hasards, il n'y a que des enchaînements. Avec l'unique plan-séquence, les scènes ne sont plus délimitées par les plans mais, comme au théâtre, par l'entrée et la sortie des personnages. Comme un singe qui saute de liane en liane, la caméra profite du rapprochement de deux acteurs pour abandonner l'un ou profit de l'autre. Le procédé est même tourné en dérision lorsque la caméra, s'élançant sans autre personnage en vue, reste plantée sur un couloir vide, dont la seule animation est un bout de plastique qui remue sous l'action d'un ventilateur – rafraichissant ! Le premier comédien à retourner dans les loges mettra fin à ce moment de répit comique, la caméra lui sautant dessus comme un morpion (ou un avatar de Super Mario qui voit les pixels-passerelles revenir vers lui).

Dans cette filature ininterrompue, qui essouffle les personnages et tient le spectateur en haleine, tout le monde est suspect, tout le monde en prend pour son grade, dans la veine ouverte et déjantée de Maps to the Stars. Virtuosité méta oblige, les critiques sont une cible toute trouvée : on ne sait pas quel est le pire, c'est-à-dire le meilleur, du journaliste snob qui se sent obligé de citer Roland Barthes ou de la journaliste inculte qui demande quel personnage ce Barthes jouait dans Birdman. Les journalistes apparaissent et disparaissent balayés par la caméra qui joue de la continuité spatiale pour créer des ellipses/accélérations temporelles, faisant apparaître côte à côte dans une même pièce des personnes qui s'y sont succédées. Ce maelström, lessivant pour le comédien, n'a aucune importance. Une seule critique fait la pluie et le beau temps à Broadway, et sait avant même d'avoir vu la pièce qu'elle la descendra. C'est forcément bête, venant d'Hollywood, vous comprenez.

Broadway et Hollywood, culture intello et populaire, renom et célébrité... aspirées dans le vortex de la caméra, qui n'arrête jamais de tourbillonner autour de ses personnages1, les hiérarchies traditionnelles sont renvoyées dos à dos et moquées avec autant de tendresse que de cruauté. The Unexpected Virtue of Ignorance. C'est le titre complet : Birdman or The Unexpected Virtue of Ignorance. On se surprend à trouver une vertu en l'ignorance : non pas l'ignorance de l'inculte, mais celle qui passe outre. Ignore, méprise, t'occupe : joue ! Ne laisse pas les autres te prendre pour un pigeon : vole !

La fin est à ce titre un superbe pied de nez : revenant dans une chambre d'hôpital vide, Sam se précipite à la fenêtre par laquelle son père vient de disparaître ; on la voit regarder en bas, horrifiée, puis en haut, vers les oiseaux, et sourire mi-joyeuse mi-goguenarde, comme l'ex-junkie qu'elle est (Stone, Emma). Tel une Parque, Alejandro González Iñárritu coupe alors le fil de son film-plan-séquence : il est libre d'en finir – avec Birdman, les héros, les oiseaux –, libre de ne pas trancher entre l'envolée et le suicidé2.

Libre.

(Et le spectateur de rire lui aussi, mi-heureux mi-goguenard. Salaud de génie, tu nous auras bien promenés !)

 

Emma Stone... magic in the neon light
Et toujours, cette question en suspens : va-t-elle sauter ?

1 Cela donne un peu le tournis au deuxième rang (le cinéma était blindé).
2 « Est-ce qu'il va sauter ? Cela évoque à la fois Peter Pan et les corps qui tombent des tours du World Trade Center, le merveilleux de l'enfance et la part la plus sombre du monde d'aujourd'hui. » Pascale Ferran à propos de son film... Bird people ! Ça ne s'invente pas : hasard d'une interview lue il y a quelques jours dans le Trois couleurs de juin dernier, avant de le jeter.

Birdman vu par Eliness

05 mars 2015

Fille de Dieu, va !

Jeanne d'Arc n'est pas mon personnage historique préféré. D'ailleurs, je n'ai pas de personnage historique préféré ; l'histoire n'est pas ce que je préfère. Il n'empêche : la vidéo YouTube de Jeanne d'Arc au bûcher que @Gaerielle a un jour twittée a été une découverte. Du genre mystique. Pas une révélation, mais un mystère qui m'a fascinée avec ses voix simples et surnaturelles à la fois. Alors quand j'ai vu peu de temps après que l'oratorio d'Arthur Honegger serait au programme de l'Orchestre de Paris, j'ai fait ooooooh (on ne sautille pas devant les mystères, on fait ooooooh).

J'avoue, j'avais écouté la vidéo YouTube sans toujours trop faire attention aux paroles. Ou plutôt, certaines m'avaient happée au point de me soustraire aux autres. En allant à la Philharmonie, hier soir, je ne me souvenais plus du livret, seulement de la fascination engendrée. Imaginez ma surprise, alors, devant toutes ces scènes hétéroclites : une Jeanne en robe blanche qui s'avance, fragile et pieds nus, sur le ponton dressé tout autour de la scène, plongeant l'orchestre dans une fosse factice ; un tigre, un renard, un serpent, un porc et beaucoup de moutons dans un procès qui évoquerait La Fontaine si les déguisements ne ressemblaient pas à de gros pyjamas mous, si éloignés de la finesse, du trait que l'on associe d'ordinaire aux fables ; des choeurs en toge à l'arrière-scène, parqués dans de gros enclos ; un jeu de carte mimé en avant-scène, têtes royales incluses ; et Jeanne toujours fluette et fragile dans sa robe blanche. Hérétique, sorcière, relapse... Est-ce moi qui suis tout cela ? s'interroge Jeanne. Prosaïque, mystique, anecdotique... Est-ce Jeanne d'Arc qui est tout cela ?

@carnetsol parlait, à propos d'Au monde, de l'« hésitation entre le mystère poétique et la parole prosaïque » – un équilibre fragile qui peut être à l'origine d'une beauté ébahissante. Seulement, la mise en scène ne permet pas, à mon sens, de le tenir pour cette Jeanne d'Arc au bûcher, malgré le texte de Paul Claudel qui y invitait. Au lieu de resserrer la pièce pour faire mieux ressortir, ressentir, la beauté de ses contrastes, la mise en scène s'étale sur la satire ou le lyrisme propre à chaque scène, soulignant leurs caractéristiques plutôt que leur étonnante juxtaposition. La pièce n'était pas tenable, mais était-ce une raison pour la débiter en saynètes ?

Même chose pour l'équilibre entre le chant et le récitatif : les voix des solistes, qui passent plus ou moins bien (au premier balcon de face !), sont encore affaiblies par celles des comédiens, sonorisées à outrance. Si les deux sociétaires de la Comédie-Française (l'AOC du comédien) ont assez de bouteille pour compenser l'écho par un surcroît d'articulation, Marion Cotillard donne parfois l'impression de s'enliser dans son propre zozotement – avec la contrepartie que celle-ci garde un naturel fort bienvenu pour incarner cette « enfant qui s'appelait Jeanne »1, tandis que ceux-là font comédiens avec leur diction surjouée.

J'ai été un peu déçue, et j'ai été désolée de devoir le reconnaître : je n'ai pas eu l'impression de voir une œuvre, une et cohérente. Restent de beaux moments : le finale, notamment, où les choeurs s'embrasent, tandis que Jeanne, fille de dieu, devient elle-même le cierge qu'elle aurait voulu allumer pour Marie... Jésus, Marie... Catherine, Marguerite... l'alternance des voix... le joli mois de mai... cristallin... si joli mois pour mourir... Restent de beaux moments, oui. Et un fou rire offert par le premier mouton côté jardin : alors que ses camarades, plus moutonniers, sautillent sagement pour faire remuer pattes et oreilles2, il danse comme un rappeur nourri au gangnam style et donne des coups de bassin qui feraient passer Elvis Presley pour un puritain. Ma pauvre petite Jeanne, si tu savais. Ç'aurait dû être le mouton au bûcher.

 

1 Sauf quand elle meurt.

2 Moi aussi, je veux remuer des oreilles ! Grâce à mon bonnet nounours à pompons, j'ai toute l'expérience requise !

01 mars 2015

Concert pour basson, avec cygnes et canetons

Parterre, rang A, place 1. Oh my God, je vais être sous l'archet de Leonidas Kavakos. Pour ne pas trop déséquilibrer l'univers, ma voisine est du type pénible : elle s'aperçoit une fois le concert commencé qu'il va lui falloir un bonbon pour la gorge, un bonbon Ricola collé à ses semblables au fond d'une boîte qu'il faut secouer après l'avoir extirpée d'une poche zippée. Elle n'attendra évidemment pas le précipité entre les deux pièces de Prokofiev pour sortir sa bouteille d'eau – gazeuse, évidemment, pour le plaisir du petit pschit à l'ouverture. Et si vous croyez qu'endormie, elle est plus silencieuse, que nenni : madame ronfle au premier rang. Cette charmante spectatrice, qui a eu le culot de se plaindre de la gamine que je n'avais même pas remarquée, n'a heureusement pas réussi me gâcher le plaisir.

 

Quoi de plus sautillant, aussi, que la Symphonie n° 1 de Prokofiev ? Il ne faut pas cinq minutes pour que je me mette à sautiller d'une fesse à l'autre, tandis que mon regard rebondit d'un musicien à l'autre. Ah, enfin, proche des ouïes, on entend à nouveau le grain du son, la vibration de l'air qui frotte sur le bois des instruments et donne à chacun son grain comme autant de grains de voix. Ce n'est pas si mal, la Philharmonie, finalement, il suffit d'être au premier rang.

Je suis juste sous le chef d'orchestre, un chef d'orchestre aux airs de patriarche, qui a cette malice que seul l'âge sait donner. Préparant un crescendo chez les violons, il approche lentement son visage du premier violon – quelles noises pourrait-il bien venir lui chercher ? – et sitôt les yeux riants pris en flagrant délit de complicité, balaye tout le pupitre d'un revers de la main. Eh là, on y va ! Cette symphonie, c'est la synthèse improbable de l'élégance et de la toonerie. Je dois réprimer un fou rire lorsque j'entends le basson s'avancer entre les pupitres avec la démarche d'un canard de dessin animé, les grandes palmes oranges dodelinant de part et d'autre comme la tête du bassoniste autour de son anche, droite, gauche, droite, gauche – un métronome ne poufferait pas autrement.

Je m'amuse comme une petite folle. On m'a rendu l'ouïe et la vue, on m'a rendu mon Orchestre de Paris, celui que j'ai peuplé de personnages à moitié imaginés : même si le poète de Spitzweg est parti à la retraite et que le hérisson manque à l'appel, Tintin, la laitière et Speedy Gonzales sont là, le premier violon aussi, avec son sourire indélébile et même une nouvelle tête, du côté de mon pupitre préféré, un contrebassiste que j'hésite encore à nommer – Alfred ? Manfred ? Il lui faut un surnom digne de figurer dans un roman d'Arthur Schnitzler, qui dise le visage plein, les mèches vaguement bouclées, la blondeur carrée et l'assurance discrète mais bonhomme de qui joue comme un bon médecin de famille donne une poignée de main – un médecin qui a écouté le patient avec force hochements de tête, a rédigé l'ordonnance la bouche pincée et prend congé d'un sourire bref mais franc.

 

De sourire, il n'y en a point sur le visage de Leonidas Kavakos, mais c'est avec ses poignées d'amour qu'il nous joue le Concerto pour violon n° 2 de Prokofiev. Si proche du soliste, j'ai l'impression que mon regard pourrait le déranger, alors, comme si j'étais dans le métro, je calcule ma trajectoire, je fixe un point qui ne croisera pas son regard, sa main, tiens, ce n'est pas mal sa main, qui fait faire des trucs incroyables à son archet, sa main, oui, sa main vachement poilue quand même, oh oui, c'est bizarre, je vais regarder l'archet plutôt, oui, l'archet et les cordes, c'est bien, et l'orchestre, aussi, ne l'oublions pas. Immanquablement, je reviens vers le soliste. Je ne voudrais pas le dévisager, ce Droopy du violon, avec ses cheveux longs et sa respiration difficile, mais je le fixe quand même, hypnotisée par le son. Quand la séance d'hypnose prend fin, je suis un peu hébétée et applaudis autant pour remercier le soliste que pour me secouer. C'est qu'il y a un bis à apprécier ! Le Bach de rigueur corrobore les inquiétudes que l'on avait vis-à-vis de la salle : le son résonne dans l'immense vide qu'il ne peut du coup pas sculpter, rendant inaudibles les silences si caractéristiques de Bach. La cathédrale qui étouffe le divin, un comble !

 

Mais la Philharmonie sait qu'il faut caresser lapin et souris dans le sens du poil, aussi finit-on par un plongeon dans Le Lac des cygnes. À l'entracte, j'ai récupéré Hugo à côté de moi, sans toutefois réussir à le convaincre de se tenir par les coudes pour faire deux des quatre petits cygnes de la tête. Tant pis si ça marque mal, je marque seule. J'aimerais une lame de fond plus forte encore de cuivres et de percussions pour me laisser me submerger, mais les archets écument, les thèmes déferlent et le sexy bassoniste s'offre, avec ses faux airs de Gaspard Ulliel, comme bouée. Oh, mon canard !