30 juin 2010
Tous Coupons Ecoulés
Le Théâtre des Champs-Elysées propose des chèques-cadeaux, ce qui est en soi une bonne idée. Ce qui l'est moins, c'est que les bons ne sont pas même valables un an, seulement la saison et ce, quel que soit le moment de l'année où vous les achetez. A Noël, la moitié des spectacles de danse étaient passés, d'autres à venir affichaient déjà complets, et par-dessus le marché Palpatine, désormais hors tarif jeune, a déclaré le boycott de cette salle. Du coup, il me restait six bons d'une valeur de dix euros chacun. Après avoir vérifié qu'il était également impossible d'acheter avant juillet une place pour la saison suivante, et que le dernier opéra donné, Sémélé, tiré des Métamorphoses d'Ovide, et dont les affiches m'avaient fait de l’œil dans le métro, durait tout de même trois heures, j'ai résolu de revendre mes bons. Autant vous dire que cela n'a pas été une mince affaire.
J'ai fait le guet devant le théâtre pour voir qui, des gens qui passaient, seraient susceptible de se rendre au guichet. Pas les simili-mannequins de taille 36 qui doivent avoir une prédilection pour l'avenue Montaigne. Ni les gens avec poussettes. Pas non plus la fille au sac Sephora. Ni le jeune étiqueté seizième arrondissement. Lorsque quelqu'un pose un pied sur le marbre (ou autre) blanc du perron (parvis ?), mon attention se met en alerte, c'est peut-être le moment de sauter sur ma proie. La plupart du temps, on s'aperçoit que les gens montent les quelques marches pour le pur plaisir d'être en hauteur ; visiblement, la plus courte distance d'un point à un autre n'est pas pour tout le monde la ligne droite. Fausse alerte.
Lorsque, enfin, vous trouvez quelqu'un qui se rend au guichet, et qui n'a pas choisi d'entrer par la porte qui en est le plus éloignée alors que je me suis rapprochée de la première porte après avoir loupé l'arrivée d'une mamie dynamique, l'affaire est loin d'être pour autant gagnée. La personne doit encore réunir un certain nombre de conditions :
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aller acheter une place ; et non pas en échanger (dommage, dame charmante)
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aller acheter une place pour cette saison ; et non pas pour la saison suivante, obstacle qui m'a poussée à instaurer pour première question : « excusez-moi, allez-vous achetez des places pour juin ou juillet ? ». Non s'empresse de répondre une bourgeoise pincée, sans que je sois bien sûre qu'elle ait même entendue la question, comme si la pauvresse que j'étais, en jupe et débardeur sans marque, allait chercher à lui extorquer son héritage.
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comprendre ce qu'est un chèque-cadeaux, et croyez-moi, ce n'est pas comme je le croyais pourtant une pratique entrée dans les mœurs : « Mais, c'est pour quel spectacle ? » ; « On est assis où avec ce ticket ? » ; « Cela donne droit à une réduction ? ». Dans la cas de ma première cliente, une touriste italienne à qui j'ai fait mon laïus en anglais, la langue n'a pas été l'obstacle principal – mais, peut-être parce qu'elle était la plus jeune, elle est de ceux qui ont le plus rapidement compris.
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ce qui implique en même temps d'apprendre pourquoi je les revends ; bons qui finissent cette saison, les spectacles qui me plaisent sont passés.
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être assez aimable pour bien vouloir rendre service ; je n'ai rien à à leur vendre, aucune valeur ajoutée, ce n'est pas une place pour un spectacle quasi-complet, ni une réduction.
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avoir la somme en liquide sur soi
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trouver une place pour le jour et dans la catégorie souhaités ; pas comme la très digne grand-mère anglaise avec sa petite-fille nattée, qui seraient déjà reparties, puisque « samedi » était bien « saturday ».
Il aurait suffit d'une seule place en orchestre. Évidemment, tous mes clients ont pris des places à 12 euros, même si parfois, ô bonheur, ils y allaient accompagnés. Le temps d'expliquer le comment et le pourquoi de la chose à une personne, j'en ai laissé passer une autre qui s'est révélée acheteuse de deux places au parterre ! Consolation : elle a dégainé son chéquier pour régler la somme. Et puis mon client était un monsieur simple mais élégant, qui portait lunettes et parapluie (!), et m'aurait presque fait regretter de revendre mes coupons tant il était enthousiaste : « - C'est fantastique, Semele, pourquoi n'y allez-vous pas ? - Je suis plutôt danse qu'opéra... - Mais justement ! Le baroque ! Cela danse ! C'est le fil directeur de Haendel ! ». Une fois la transaction effectuée (j'aurais du m'en douter, un ninja qui prenait une place à 12 euros en toute connaissance de cause), il m'a souhaité une bonne journée, et « n'oubliez pas, vous pouvez encore changer d'avis ! ».
J'ai démarché les gens pendant environ une heure et demie. A la fermeture des caisses, après qu'un monsieur au crâne rasé, amusé, ait eu pitié de moi (parler aux gens, surtout pour leur demander un service, m'épuise), j'ai envoyé un texto triomphant à Palpatine qui m'a répondu que je m'étais découvert une vocation de commerciale. J'aurais plutôt dit développé des techniques de mendicité ; j'ai vraiment eu l'impression d'importuner un monsieur un peu bourru et bougon, qui ne s'est déridé qu'après s'être fait confirmer par le guichetier que je ne cherchais pas à l'arnaquer (oui, il y a un nom sur le ticket, mais non, paradoxalement, ce n'est pas nominatif, je ne porte de toutes façons pas le nom de ma grand-mère qui y est inscrit). C'est là qu'on voit à quel point le système est crétin : je ne pouvais pas échanger mes bons, mais les manipulations auxquelles je me suis livrées n'ont posé aucun problème, s'il est vrai que je ne me suis pas cachée du guichetier et que celui-ci, au cinquième bon, a confirmé au monsieur réticent que c'était possible, et qu'en plus cela m'arrangeait (les ouvreuses du TCE sont parfois mal-aimables, mais grâce soit rendue au guichetier !). J'aurais très bien pu déposer les bons, qui auraient été comptés pour les places suivantes achetées en liquide, et récupérer l'argent. Dura lex, sed dura.
08:33 Publié dans La souris-verte orange | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : boulet power
27 juin 2010
L'opéra de renarde
Entre Kundera qui, à plusieurs reprises, a parlé de Janacek, et Palpatine, de la Petite Renarde rusée, forcément, j'avais envie d'accompagner ce dernier à l'opéra. Enthousiaste, j'étais allée me faire refaire un henné pour l'occasion, histoire d'être assortie à la chemise et aux lacets oranges de Palpatine - certes pas exactement la même nuance, mais les lacets étaient tellement pumpkin power... La Pythie n'a pas pensé au dress code, ni à lire l'argument sur le site de l'opéra, ce qui me rappelle que moi non plus. Ce n'est pas très grave, pour une fois, ce n'est pas difficile à suivre ; d'autant moins difficile que le premier rang de premier balcon (oh yeah... le parterre était à moitié vide) permet de lire les surtitres (le Tchèque est une langue vraiment très étrangère) sans rien perdre de la scène ni risquer de torticoli.
Une histoire de la nature, la description de Palpatine faisait dans la concision. Tout une troupe de bestioles surgit d'entre les tournesols, et vient tourner autour du garde-chasse endormie : escargot qui suit conscieusiesement le rail qui traverse la scène, grenouille qui saute de traverse en traverse, hérisson, sorte de cloporte marron dont on devine qu'il s'agit d'une chenille au cerf-volant qu'elle trimballe, mouches, libellule et autres trucs ailés, de piquants moustiques, notamment, qui emplissent des bouteilles de laitier avec une énorme seringue. Et bien sûr la petite renarde rusée qui n'en loupe pas une et finit par se faire capturer par le garde-chasse. On la retrouve alors, au bout des rails, devant la maison de celui-ci ; elle nous gartifie d'une conversation surréaliste avec le chien, sème la zizanie dans un poulailler bientôt ravagé, et tombe au passage amoureuse, avant de prendre la poudre d'escampette. De nouveau en nature, elle déloge un vieux blaireau, batifolle, se marie, met bas, n'en loupe pas une, et finit par se faire abattre par le chasseur Harasta.
Cela pourrait être mignon tout plein, et très vite lassant, voire tourner au spectacle scolaire déguisé, les bestioles étant pour la plupart des enfants. Sauf que. La petite renarde ne déloge pas le blaireau, elle l'expropie, et colonise le repère avec tous ses camarades. Lorsqu'elle attrape les poules, c'est en faisant semblant de se pendre après une harangue communiste (vous ne servez qu'à la lubricité du coq, il vous exploite, rebellez-vous !) qui ne fait pas beaucoup jacqueter la voletaille, pardon, le « prolétariat » - alors, afin de ne pas passer pour « une poule mouillé », le coq, aux attributs tout pendouillants, va constater le décès et défaire la corde autour de son cou, qui la rattachait à la niche. Je ris bien, aussi, lorsque Pelage d'or reprend en écho et en aparté (parenthèses aux surtitres) les qualités énoncées par la renarde : Emancipée ! Propriétaire !... « la femme idéale ! », conclut-il. Palpatine s'amuse bien. Il me fait signe lorsque le lapin vient sur le tapis, enfin, sur la nappe – ça, c'est de la private joke.
Ces quelques clins d'oeil ne font pas pour autant un opéra engagé (il serait par exemple difficile de concilier le banquet qui suit l'expropriation du blaireau avec le massacre des poules), et si à l'entracte Plapatine s'extasie sur la multitude des différents niveaux d'interprétation, tout en étant spontanément d'accord, je n'arrive pas encore à les identifier. Il râle contre les parents qui y traînent leur progéniture, « ce n'est pas pour les enfants ; c'est comme de donner la Fontaine à lire à un môme, il n'y comprend rien ». Les questions de la gamine de derrière ne sont pas pour lui donner tort ; oui, c'est pour de faux, oui, la renarde fait semblant, non, elle n'est morte pour de vrai, etc. Cependant, si la parallèle avec la fable est tentant, il faut bien voir qu'il n'y a aucune « morale » dans l'opéra, les poules ne sont pas des corbeaux. Il ne s'agit pas non plus de satire, le ton est trop bienveillant pour cela. Une fantaisie, peut-être, qui ne se dépare jamais d'une lucidité bonhomme.
Comme je n'arrive toujours pas à formuler ce qui justifie le peu explicite « c'est génial » de Palpatine, je feuillette les essais de Kundera, j'arpente un peu la toile, et finit par découvrir ce que je cherchais sans en avoir la moindre idée, en trouvant des analyses qui donnent sens à des remarques isolées que j'avais pu me faire.
Parle toujours...
« Cela ne chante pas beaucoup », a observé la Pythie, perplexe. Palpatine l'était plus encore, sceptique qu'on puisse dire cela d'un opéra. Il me semblait pourtant comprendre ce qu'elle entendait par là. J'ai cru sur le moment qu'il s'agissait de la répartition entre chanteurs et orchestre, celui-ci jouant parfois sans ceux-là, notamment à chaque changement de décor ; à quoi s'ajoutait le fait que les voix, surtout enfantines, passaient parfois difficilement par-dessus la fosse. Mais on ne perçoit pas un opéra sous forme de statistiques, le déséquilibre était trop léger pour qu'il n'y ait pas autre chose, de plus fondamental. D'essentiel, à la vérité : l'opéra de Janacek est de l'ordre de la parole. Je ne veux pas dire par là que le rap serait redevable au compositeur ni même, plus sérieusement, qu'on aurait, comme dans Wozzeck (je pioche dans ce que j'ai vu, ce n'est peut-être pas immédiat, mais on fait avec ce qu'on a) que les voix se désolidarisent de l'orchestration et constituent à elles seules une nouvelle une nouvelle ligne mélodique. La musique de Janacek rend le phrasé de la parole. Il a en effet, comme l'explique Kundera dans les Testaments trahis, étudié le langage parlé, mis « la parole vivante en notation musicales », afin de dégager l'influence qu'a sur une intonation parlée l'état psychologique momentané de celui qui parle » et ainsi comprendre la « sémantique des mélodies ». En s'étant demandé comment une phrase est prononcée dans une situation réelle, il peut en tirer la « vérité mélodique », qui peut être éloignée de l'image (acoustique) que l'on en a, s'il est vrai qu' « un événement, tel qu'on l'imagine, n'a pas grand-chose à voir avec ce même événement tel qu'il est quand il se passe. »
Kundera se penche surtout sur Jenufa, mais ce blogueur1 le transcrit très bien pour la Petite renarde rusée : (à propos de la rencontre entre les deux renards) « On imagine bien, dans l'opéra traditionnel, à quel traitement musical une telle scène aurait donné lieu. Air de bravoure pour le ténor dans le rôle du renard, air brillant pour la soprano-renarde et pour finir un duo émouvant célébrant l'amour entre les deux êtres avec accompagnement obligé de timbales et cuivres pour souligner la force de l'amour triomphant. Rien de cela chez Janáček. Toute la scène est traitée musicalement sur le ton d'une conversation orale avec ses étonnements, ses refus, ses appels, ses affirmations, ses réserves, ses espoirs dans une variété d'accents assez étendue. Quel sujet d'étonnement de constater une distribution des voix identique entre le soupirant et sa future conquête. Les deux rôles sont confiés à deux sopranos ! A l'écoute d'un enregistrement discographique, il y a de quoi être perturbé, à plus forte raison quand on ne comprend pas la langue tchèque ! Mais sur une scène d'opéra, les caractères étant bien marqués, rien ne vient rompre le déroulement de cette conquête amoureuse. Et l'on ne s'étonne plus de l'absence de différence des voix. Qui renforce certainement cette fusion de deux êtres qui s'aiment. Et qui marque peut-être aussi la part féminine qui existe chez tout individu de sexe masculin. » Pour ce qui est des caractères bien marqué, tout dépend de la distribution ; avec ses cheveux mi-longs, j'ai du vérifier aux jumelles qu'il s'agissait bien d'un homme...
Un homme... un chanteur, oui, mais un homme ou un renard ? L'opéra joue constamment sur le double registre humain/animal, sans jamais que l'anthropomorphisme n'aboutisse à la suppression des êtres humains, qui continuent à évoluer avec les animaux. C'est aussi pour cela qu'on ne bascule jamais vraiment dans le satire ; les poules prolétaires restent toujours en même temps la basse-cour du garde-chasse, et un temps figure allégorique, la renarde redevient animal l'instant d'après. Cette dernière participe activement au brouillage de la frontière, de part la relation privilégiée qui se noue entre elle et le garde-chasse. Avec sa queue de cheval plutôt que de renard, la renarde pourrait très bien devenir une belle tzigane à la chevelure rousse bien fournie. Elle serait en quelque sorte une Arlésienne morave, la femme absente dont parlent tous les personnages masculins (humains), Terynka pour le maître d'école et le chasseur qui la convoitent. Sa démarche séductrice la soustrait à tout ridicule, même à quatre pattes.
Scènes animales et humaines alternent et se font écho. Au résumé schématique de mon deuxième paragraphe, il faudrait ajouter la discussion à l'auberge du curé, du maître d'école et du garde-chasse, leur retour chez eux, puis la rencontre du garde-chasse et du chasseur qu'il soupçonne de braconner, et l'échange de nouvelles (le mariage de Terynka avec le chasseur, la renarde tuée...) quelques temps plus tard.
Un opéra-idylle
Lorsque Palpatine nous a fait la bande-annonce avant le spectacle, nous disant qu'il s'agissait d'une renarde et d'un chasseur, la Pythie et moi en avons rapidement conclu qu'elle finirait par se faire tuer. « Ce n'est pas ça », a infirmé Palpatine, il faut voir. Pourtant, la renarde meurt bel et bien. Mais effectivement, ce n'est pas ça. Mon voisin de gauche, qui depuis l'entracte dirige l'orchestre, a beau avoir secoué les mains avec force trémolos avant le coup de fusil, l'opéra ne se conclut pas là-dessus, et la scène, de tragique, en devient seulement triste. La suite, c'est l'entrevue entre le maître d'école et le garde-chasse, et le sommeil de celui-ci jusqu'au renouveau du printemps, lorsqu'à son réveil, il retrouve la même clique de bestioles qu'au début, à ceci près qu'il s'agit de leurs petits, voire petits-enfants pour la grenouille.
« Terminer avec la grenouille, c'est impossible, proteste Brod dans une lettre, et il propose comme dernière phrase de l'opéra une proclamation solennelle que devrait chanter le forestier : sur le renouvellement de la nature, sur la force éternelle de la jeunesse. Encore une apothéose. / Mais cette fois-ci, Janacek n'obéit pas. Reconnu en dehors de son pays, il n'est plus faible », comme c'était le cas à l'époque de Jenufa. L'apothéose ruinerait non seulement la dernière scène, qui ne serait plus perçue comme une consolation, mais atténuerait également la tension qui traverse la pièce entre les mondes humain et animal. Dans la mise en scène d'André Engel, elle la traverse très concrètement par la voie de chemin de fer. Aucun train n'y passe jamais, mais son immuabilité n'en suggère pas moins l'implacable linéarité du temps. Pour l'homme, du moins, dont c'est la seule manifestation manufacturée, au milieu du champ de tournesol. L'évolution de la nature, elle, est cyclique, comme le confirme à la fin l'apparition d'une nouvelle petite renarde, portrait craché de sa mère qui n'est ainsi pas entièrement morte. Pourtant, c'est bien le même homme, vieilli, lui, qu'entoure la bande des jeunes animaux, un homme qui peut tout au plus envisager son existence en analogie avec la nature, essayer de trouver quelque apaisement dans l'harmonie de sa répétition. Si l'anthropomorphisation de la renarde avait été complète, l'opéra se serait achevé sur sa mort, pour faire de sa vie un destin – puisque c'est toujours sous cette forme l'homme très individualisée que l'homme a tendance à penser son existence (les Stoïciens forment une exception, mais il suffit de voir la prolixité d'Epictète pour se douter de l'entraînement et de la force de volonté requise pour adopter une telle vision).
Dans une lettre à Max Brod du 20 mars 1923, Janacek écrit : « Sur le chemin de Brno, j'ai eu l'idée du titre qui conviendrait sans doute le mieux :
Les Aventures de la petite Renarde rusée, opéra-idylle. » C'est en lisant cela que j'ai compris d'où venait la beauté de la fin. C'est la même qu'à la dernière partie de l'Insoutenable légèreté de l'être lorsque Tereza et Tomas se retirent à la campagne et se rapprochent, par la douce monotonie de leur rythme quotidien, de la perception du temps de leur chien Karénine (contrairement à l'héroïne du roman éponyme comme au garde-chasse de notre opéra, il n'est associé à aucun chemin de fer) : l'horaire disparaît dans la durée ; l’éphémère de l'instant, dans l'éternité de la répétition qui emporte avec elle la crainte de la disparition. Ne reste alors que la tendresse, propre du vieil homme et non de l'enfant (lui n'a pas encore fait l'expérience de la disparition. Il est encore assez jeune pour craindre le ridicule d'un déguisement devenu pure poésie pour le compositeur âgé ou le spectateur souriant).
Le début et la fin de l'opéra forment une boucle, toujours traversée cependant par la ligne droite du chemin de fer, si bien que la mélancolie de l'homme teinte de tristesse le renouveau de la nature -à moins que celui-ci n'apaise le chagrin de celui-là. On peut prendre les choses dans un sens ou dans l'autre, toujours est-il que l'opéra, loin de tout pathos grandiose, se clôt dans la beauté, par un magnifique murmure.
1On sent qu'il aime son sujet, auquel il revient de façon cyclique, seul moyen d'approfondir... ce que j'ai trouvé de plus consistent sur cet opéra et qui mérite vraiment le détour.
01:23 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : opéra, bastille, kundera power
23 juin 2010
Peter Pan
Spécial Dre (si tu passes encore par ici...)
Liiiiiis Peter Pan [Pitoeur Pâne] , qu'elle me serinait...
Quelques a priori. Nevertheless, I had fun in the Neverlands.
Incipit :
« One day when she was two years old [Wendy] was playing in a garden, and she plucked another flower and ran with it to her mother. I suppose she must have looked rather delightful, for Mrs Darling put her hand to her heart and cried, 'Oh, why can't you remain like this for ever !' This was all that passed between them on the subject, but henceforth Wendy knew that she must grow up. You always know after you are two. Two is the beginning of the end. »
« The way Mr. Darling won her was this : the many gentlemen who had been boys when she was a girl discovered simultaneously that they loved her, and they all ran to her house to propose to her except Mr. Darling, who took a cab and nipped in first, and so he got her. »
« For a week or two after Wendy came it was doubtful whether they would be able te keep her, as she was another mouth to feed. […] 'Mumps one pound, that is what I have put down, but I daresay it will be more like thirty shillings-don't speak- measles one five, German measles half a guinea, makes two fifteen six-don't waggle your finger- whooping-cough, say fifteen shillins'- and so on it went, and it added up diffrently each time ; but at last Wendy just got through, with mumps reduced to twelve six, and the two kinds of measles treated as one.
There was the same excitement over John, and Michael had even a narrower squeak [...] »
Wendy and Peter – rencontre du deuxième type :
« 'What is your name?'
'Peter Pan.'
She was already sure that it must be Peter, but it did seem a comparatively short name.
'Is it all ?'
'Yes', he said rather sharply. He felt for the first time that it was a shortish name. »
« When people in our set are introduced, it is customary for them to ask each other's age, and so Wendy, who always liked to do the correst thing, asked Peter how old he was. It was not really a happy question to ask him ; it was like an examination paper that asks grammar, when what you want to be asked is Kings of England. »
La chaîne alimentaire qui tourne en rond :
« On this evening the chief forces of the island were disposed as follows. The lost boys were out looking for Peter, the pirates were out looking for the lost boys, the redskins were out looking for the pirates, and the beasts were out looking for the redskins. They were going round and round the island, but they did not meet because they were all going the same rate. »
Foutage de gueule permanent :
« The pirate attack had been a complete surprise: a sure proof that the unscrupulous Hook had conducted it improperly, for to surprise redskins fairly is beyond the wit of the white man. »
Les interventions de l'auteur, qui fait passer le ludique de la fable au sujet :
« Let us now kill a pirate, to show Hook's method. Skylights will do. As they pass, Skylights lurches clumsily against him, ruffling his lace collar; the hook shoots forth, there is a tearing sound and one screech, then the body is kicked aside, and the pirates pass on. He has not even taken the cigars from his mouth. »
« To describe them all [their adventures] would require a book as large as an English-Latin, Latin-English Dictionary , and the most we can do is to give onea a specimen of an average hour on the island. […] Which of all these adventures shall we choose ? The best way will be to toss for it.
I have tossed, and the lagoon has won. This almostmakes one wish that the gulch or the cake or Tink's leaf had won. Of course, I could do it again, and make it best out of three; however perhpas fairest to stick to the lagoon. »
Comme quoi, contrairement aux Petits écoliers, le bouquin de J. M. Barrie n'est pas que pour les enfants. Qu'on emmerde doublement, parce que les biscuits Lu – Côte d'or sont cent fois meilleurs. (Il y a des associations, comme ça, qui ont du bon ; je recommande la tuile chocolat noir-oranges confites, aussi, dans la même collection, et il faudra que je goûte les cookies Granola)
11:00 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : lecture
22 juin 2010
Man Ray
Un après-midi, à la bibliothèque de la fac, alors que je commençais à avoir le cerveau embué, j'ai rangé le livre que j'étais en train de ficher, me suis glissé dans le rayon photo et m'en retournée avec un Taschen sur Man Ray.
Je me suis assise à ma table avec mon livre d'images.
Une exposition pour moi seule.
Avec le caprice et la lenteur d'un enfant attentif, j'ai pris le temps de feuilleter, quitte à passer plus rapidement sur certaines manipulations d'image, expérimentations certes intéressantes mais nullement fascinantes. Pour certaines et pour moi, du moins, s'il est vrai qu'on ne peut pas n'y voir qu'un déploiement de technique : « On ne peut non plus tenir aucune de ces œuvres pour expérimentales. L'art n'est pas une science. » J'ai recopié la citation dans mon agenda à côté de la liste des photographies que je souhaitais retrouver, mais ne puis me souvenir si c'est un propos de Man Ray, ou un extrait de l'essai que Breton lui a consacré, et qui provoque bien plus l'imagination et la pensée que ne le fait le reste du texte, à caractère plus informatif, voire biographique. On y apprend tout de même que Man Ray ne portait pas grande attention à la datation et numérotation de ses tirages, bref, que son originalité réside dans la perspective innovante d'un regard (original) que dans l'authenticité d'un tirage (originel).
Traüme haben keine Titel
(le Taschen est trilingue, et je trouve que cela sonne mieux en allemand)
Les larmes n'ont pas été versées, seulement posées sur un visage qui n'a pas pleuré. Coupées de toute cause, comme des fleurs pour constituer un bouquet, elles n'ont d'autre utilité que leur beauté, sphères translucides qui ornent les joues comme des perles.
Rondes comme les paquets de mascara qui émoussent la pointe des cils. Comme les narines noires. C'est alors seulement, en repartant de ce conduit nasal, que je perçois le regard levé et sa direction implorante – le titre ne me laissait percevoir que les larmes, étanches à toute tristesse (elle-même non miscible au visage).
Noire et blanche : comme deux notes en contrepoint, deux photographies en négatif qui font apparaître le visage comme un masque.
Les lèvres ne se s'étreignent pas. Baiser en négatif : s'enlacer. L'amour qui croît comme une plante, lèvres-feuilles grimpantes – photosynthèse de l'autre.
Après la langue, le corps de bois, qui ne laisse pas de marbre. Le retour à la raison reviendrait-il à donner le Primat de la matière sur la pensée ?
Voilà qui est fondre de plaisir (main sur le sein, seule certitude), baigner dans son fantasme. Désir qui déforme (main qui pétrit). Attendre l'étreinte qui rassemble (ses esprits). Le corps se vide de sa chair, comme un cadavre se vide de son sang (main qui détruit), il s'évide jusqu'à ce que sa forme s'estompe, se fonde, et fasse corps (efface corps).
Photo à dessein : la ligne contourne le dessin et marque la frontière du rêve.
C'est devant Enough rope que j'ai pris conscience d'à quel point Man Ray rapprochait la photographie du dessin : on se croirait devant les rinceaux végétaux de Mucha - enchevêtrement et contours appuyés. Il est curieux de constater que la photographie, qui a libéré la peinture de son obsession mimétique, s'en écarte à son tour par le retour au dessin ; qu'il faille rapporter la photo à la peinture pour la constituer en art. Surtout que cela lui passe la corde autour du cou, pour exister spécifiquement.
Ici, ce n'est plus une main qui dessine l'autre, comme dans les Mains dessinant d'Escher, mais une main qui efface l'autre alors qu'elle la saisit, à peine émergée du mur plus granuleux que la peau – le spectateur doit se faire archéologue et épousseter les grains du bout des lèvres, animant le mouvement de la bouche aux doigts écartés, soufflés comme des akènes. Le visage, lui, est déjà dégagé.
J'aime les corps musclés en finesse, presque androgynes. A peine un nu, des seins discrets.
La photo que je préfère, marquée et marquante. La raie m'arrête dans ce visage parcouru de traits et, autre punctum, les poils dont l'ombre modèle de divins avant-bras (concept melendilien, habituellement employé à propos de sujets masculins). Douceur des bras en l'absence d'oreiller.
RAYon X
Cette photo me fait penser à un entrefilet d'un ancien Danser, qui présentait le travail d'un photographe dont on se détournait en qualifiant son travail de pornographique, alors qu'il ne révélait jamais rien d'impudique et présentait seulement les corps sous un angle inquiétant, un pied devenant par exemple un organe monstrueux derrière lequel disparaissait presque tout le reste du corps.
Pour le cou, j'ai d'abord vu dans cette Anatomie quelque chose comme une puissante mâchoire de requin, mais en repensant à l'affiche de l'exposition sur les images subversives (que je n'ai pas vue), je me suis dit que la métaphore se trouvait plutôt du côté végétal... Ne m'en demandez pas plus, espèce de glandus ^^
Éclipse d'un sein et manivelle bien placée ; les genres sont renvoyés à un tour de la fortune. Érotique grâce à la roue voilée et démontée.
Prière d'insérer. Jeu de mot d'un goût douteux pour un fruit peut-être juteux. D'émotion. Dévotion. Une pêche lourde et délicate bien en main.
Promenons-nous dans les bois, pendant que le loup n'y est pas...
Mr et Mrs Woodman se proposent comme modèles - pas nécessairement à suivre. A voir, en tous cas, sans aucun risque de voyeurisme : deux corps, un point de jonction, toutes les positions deviennent affaire de forme à concevoir.
15:08 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : livre, photo