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18 mars 2011

Lecavalier désarçonne

 

C'est le nom de Lock qui m'avait poussée à réserver pour cette soirée au théâtre de la ville mais il n'est pas surprenant que son interprète, Louise Lecavalier, vole le haut de l'affiche. De fait, les quinze minutes de... A Few Minutes of Lock seront trop peu pour vraiment goûter le style du chorégraphe, quoique déjà suffisante pour en avoir un a priori très positif. Et non, je ne dis pas uniquement cela à cause de Keir Knight, échalas affreusement sexy dans sa veste noire de costume. De toutes façons, la « tornade blonde » aspire tous les regards et il n'y a guère moyen d'y échapper puisqu'elle est toujours en scène : pendant les cinquante minutes que dure la première pièce, elle n'en sort pas, ou alors trente secondes grand maximum et c'est alors pour mieux y débouler ensuite.

Children, de Nigel Charnock, en met plein la vue, mais ce n'est pas vraiment grâce à ses jeux de lumières aveuglants (avec musique-sirène fin du monde, délicieux – c'est toujours moins terrifiant que les cris de joie d'enfants dont j'ai crains un instant qu'ils n'envahissent la scène). La pièce est totalement décousue, on ne sait pas pourquoi on manie un bâton, pourquoi on se bat avec, pourquoi on court à quatre pattes et sans les genoux, ni pourquoi quoi, mais on ne cherche même pas, autant se demander pourquoi un enfant joue ; mieux vaut attendre de voir à quoi il joue. Il n'y a rien d'enfantin ni de puéril, il n'y a que deux danseurs qui font plein de choses un peu absurdes mais les font à fond. Sérieux comme des enfants qui jouent. La demi-mesure ? Connaissent pas. Ce n'est pas un vain mot que de dire que Louise se jette dans les bras de/sur son partenaire : on ne sait jamais très bien si elle lutte contre lui ou avec lui. Probablement les deux, en fait : c'est comme si elle n'était vivante que tant qu'elle luttait. Dans un duo-duel avec des bâtons, ils finissent tous deux par attraper celui de l'autre, si bien qu'ils se retrouvent chacun à un bout de barres parallèles qui tiennent autant du brancard que des barres où s'appuyer pour réapprendre à marcher. Même chose avec les oreillers, qu'ils mettent entre eux avant de rouler l'un sur l'autre : on ne sait pas s'ils amortissent le choc et permettent le contact ou s'ils l'empêchent en se trouvant entre eux.

On entend lorsque la musique s'arrête que Louise est hors de souffle, mais cela ne semble avoir aucun effet sur sa danse, sinon de la rendre encore plus entière et violente, comme si c'était son état naturel. C'est un phénomène que j'ai remarqué, on est d'autant plus bourrine qu'on est fatiguée, et Louise doit être épuisée. Elle continue de plus belle, se jette à corps perdu, accord perdu avec Patrick Lamothe, qui, là contre, la contre. Cela doit lui demander une énergie phénoménale de s'opposer à celle de sa partenaire, de lui résister.

La fin s'arrose : c'est la bouteille d'eau qui fait déborder le vase pour les spectateur devant Palpatine et moi – ils partent. Les danseurs déjà trempés de sueur en profitent ainsi pour prendre leur douche et troquer l'entracte pour un précipité – chassez la nature, elle revient au galop. Cinq-dix minutes et Lecavalier se remet en selle. En la voyant, je repensais à cette expérience qui avait été faite, d'un homme d'une quarantaine d'années qui avait reproduit au sautillement près la journée d'un enfant et qui, le soir à peine venu, en avait fait une attaque cardiaque. Là, je pense que Louise ferait faire une crise cardiaque à une danseuse de vingt ans. Interpellé par la notice biographique qui indique une compagnie au début des années 1980, on a cherché : elle a plus de cinquante ans. Une folle furieuse.

19:44 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : danse, tdv

08 mars 2011

Akramkhadabra

Il y avait une place devant, mais j'avais une place au rang Q et j'y suis restée – sur le cul. Je ne connaissais Akram Khan que de nom (et encore, sans l'orthographe) mais nom de nom, il aurait été dommage d'en rester là. Vertical road s'apparente à du contemporain sans le côté contempo, à du butô sans lenteur, à du hip-hop sans ouéch, à de la danse indienne sans délicatesse maniérée et à un art martial sans défaite. Cela ne ressemble à rien et ça a pourtant de la gueule, ce n'est rien de le dire.

 


Les mouvements très ancrés dans le sol, genoux pliés, tête souvent relâchée, explosent et libèrent une énergie qui confine à la violence. Pas de portés mais des jetés ; ici, quand on déboule, c'est au sol. Les secousses qui agitent le corps vont des à-coups de la pulsation cardiaque aux spasmes frénétiques de la transe, tandis que la musique, indissociable des corps, martèle dans un crescendo qui alterne avec des moments d'acalmie, des battements de coeur plus ou moins essoufflé et assourdissant. Cela part des tripes et vous y prend. Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai le cou qui part en avant, une épaule qui se rabat ou les abdos qui se contractent, tant nous fait entrer en empathie avec les danseurs la musique dont on finit par ne plus trop savoir si elle part du corps des danseurs, accompagne leur effervescence ou n'est que la résonance très amplifiée de notre propre être intérieur.

On ne comprend pas toujours tout, mais on le vit. Ce n'est qu'en passant chez Amélie que j'ai pu reconstituer le fil d'un homme qui, d'abord séparés des autres derrière une bache translucide (effet d'ondes frappant), s'immisce à leurs côtés et cherche à prendre l'ascendant sur eux, jusqu'à ce qu'il se retrouve exclu, à nouveau séparé par la bache mais côté public cette fois, et doive tendre la main (poser la sienne sur celle des autres, en contrejour) pour faire tomber le rideau (cette chute... après la Prisonnière, le Funambule ou Kaguyahime, je ne m'en lasse pas, c'est toujours aussi beau).

Entre les deux, l'étranger arrive avec ses tablettes, qu'il pose droites comme les autres, d'abord immobiles et qu'il déplace comme des pions, soulevant au passage un nuage de poudre, entre poussière d'une tribu ancestrale et sable d'une contrée désertique (mirage d'Amagatsu). Quand ces être s'animent, ils sont possédés. Cela donne lieu à des scènes incroyablement fortes, notamment lorsque, oscillant sur les pieds et les mains, les genoux en l'air, ils avancent comme une armée de fourmis et colonisent la scène, ou se rassemblent en cercle, bras en l'air, battle sans idole. Dans cette étrange communauté où les filles ne se distinguent des hommes que par des chignons qu'elles portent très haut et qui les font ressembler à des mangas karatéka, on ne s'attire pas, on s'aimante. Et c'est alors un formidable combat où l'on porte atteinte à l'autre sans jamais le toucher (au summum de son pouvoir, les mains de l'étranger tournent autour d'une sphère imaginaire et c'est un autre qui, pris dans ce manège, s'en trouve malmené). Si les comparaisons n'introduisaient pas des connotations parasites, je dirais sans hésiter que des guerriers manga se battent à coup de champs magnétiques et finissent sans volonté aux mains de l'autre : sous imperium. Non moins fascinant est le moment qui suit où deux corps se retrouvent entremêlés plus qu'enlacés, dans un duo d'une sensualité ni suave ni animale, avant que la fille ne soit hissée sur les épaules de l'homme et que, genoux face à son torse, elle redresse son buste vers la lumière qui l'aspire, juste au-dessus d'elle. Moment de suspension. Et ça reprend - aux tripes, toujours. 

Pour les photos des saluts (quoique pas le même jour), voir chez Palpatine.

04 mars 2011

C'est trop forsythe


Ce n'est malheureusement pas le ballet de l'opéra de Lyon, mais cela permet de se faire une idée.

Plus qu'extrême, c'est extra – hors des mouvements ordinaires. Et excitant.
Quelque soit l'adjectif, il faut un X, cette inconnue qui rend fascinantes les extensions du corps. Il y a certes des jambes au plafond, mais rien d'excessif, on ne fait pas d'écarts. L'extension est ailleurs, désaxée : d'abord dans ces bras qui se tiennent presque toujours derrière les épaules et font des danseuses de gigantesques créatures, monstrueusement sexy (surtout la très grande, la plus grande, en justaucorps bleue, une fille terrible). Les danseurs, eux, épaules rondes, sont plus dans la suavité et c'est d'autant plus surprenant qu'on n'imagine pas de suavité sans lenteur. La rapidité, dans Workwithinwork, est pourtant affolante, affriolante en devient la danse dans son austérité. On appuierait parfois bien sur pause, pour mieux en jouir, mais c'est alors une pose (jambes campées de profil égyptien, avec un poignet cassé qui traîne derrière, virgule provocante), nouvelle forme de tension qui demande tout autant d'attention. C'est de la danse pure, comme de la coke, et je m'éclate, c'est jubilatoire : la rapidité me dit énergie, l'imprévu, séduction, et les extensions, intensité. On en ressort grandi, neurone aéré, colonne vertébrale étirée, démarche élastique, prêt à conquérir le monde qui grouille à l'entracte.

Quintett m'a fait l'effet d'une retombée ; alors que le public (dont Palpatine) semble l'avoir de loin préféré pour être « plus humain », j'y ai davantage senti une posture de chorégraphe contemporain qui fait son cinéma avec un escalier creusé dans la scène et un gros projecteur qui, braqué dans sa direction comme un canon, le fait ressembler à un abri anti-atomique. Deux couples et une pièce rapportée y évoluent, ou plutôt faudrait-il dire deux femmes et trois hommes, s'il est vrai que les couples sont à géométrie variable. Il y a de belles choses, mais c'est vain comme une après-midi interminable dans un motel désertique, plus vain encore s'il est vrai que les occupants désœuvrés ne sont pas des gens médiocres mais des êtres à l'intelligence et à la sensibilité aiguisée. On ne s'en sort pas, on ne sort pas du piège de la nostalgie, c'est toujours la même rengaine, en l'occurrence « Jesus' blood never failed to me yet » de Gavin Bryars, à peine une minute qui tourne en boucle. On ne s'en aperçoit pas jusqu'au moment où cela devient insupportable, la fois de trop ; et l'intolérable tristesse se mue en indifférence.

19:23 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : danse, tdv

21 janvier 2011

« Comme si je m'étais presque ennuyé »

 

[Rêve d'automne, de Jon Fosse, mis en scène par Chéreau au théâtre de la Ville]

Comme toutes les citations de ce billet, le titre est à prendre avec des guillemets, ou les guillemets avec des pincettes, car je cite de mémoire et j'imagine autant que je me souviens. Mais le personnage principal a prononcé quelque chose dans ce goût-là et cela résume assez bien ce Rêve d'automne dont je me suis réveillée en ne l'ayant pour ainsi dire jamais vécu. Je ne sais plus pourquoi le personnage disait cela, il disait d'autres choses et il serait ainsi vain de résumer l'histoire, s'il y en a vraiment une, l'histoire d'une vie, parmi des vies jetées dans le vide. Un couple d'amants qui se rencontrent ou se retrouvent dans un cimetière, un divorce qui s'est ensuivi et qu'on a appris à l'enterrement de la grand-mère de l'homme, dans ce même cimetière où la pièce et la vie se défont sous nos yeux... Des êtres errent autour, comme des peines sans âme, dont certains, lorsque c'est leur tour, viennent s'incarner en personnage, tandis que la grand-mère morte et le petit-fils mourant restent dans les limbes – en l'occurrence, les salles annexes du musée qui constitue le décor. Les légendes des tableaux sont lues par le couple comme les stèles des tombes et si l'assimilation du musée au cimetière est peu flatteuse pour le premier, elle peuple le second d'un furtif froissement des vies passées. Et c'est de la même manière que seront les instants perçants, furtifs.

La pièce a mis un temps fou à démarrer, jusqu'à ce que l'homme s'assoit par terre à côté d'un banc, enlève ses chaussures et place ses pieds nus sur des pages de papier journal et nous fasse la fin d'un Vladimir ou d'un Estragon. Mais on apprend que l'homme a un domicile, et même une famille, que peut-être il ne voudrait pas fixe, une maison, un travail, un enfant, une vie sociale en somme. Transition sans transition, et c'est ainsi que le personnage vieillit sans heurts au cours de la pièce, l'instant précédent devenant un temps jadis sans préavis, sans qu'on se soit rendu compte de rien.

« Il lui a été donné de vivre longtemps », dit le père à propos de la grand-mère. Et toujours sa femme dans les bras : « Il nous a été donné de vivre longtemps, à nous aussi ». C'est comme si vieux, ils étaient déjà morts ; plutôt que de ramener par leur conversation la grand-mère à eux, ils se projettent vers elle. C'est que « beaucoup de choses se sont passées, et rien ». Les moments se succèdent sans jamais rien créer dans la durée ; c'est vrai de la vie des personnages mais aussi de la pièce, si bien si mal que Palpatine était en colère en ressortant. Pour lui, il faudrait ponctuer : « beaucoup de choses se sont passées et : rien ».

Moi qui ai peut-être le travers de vouloir trouver à comprendre jusqu'à la justification, qui vois dans les pieds nus des défunts le dicton de grand-mère comme quoi la mort s'attrape par les pieds, qui ai bien voulu muser dans le cimetière d'une pièce tombée dans un coma irrémédiable après la première heure, lorsque le père s'est mis à (ne plus) agir comme le grand-père qu'il n'est pas devenu, je ne suis pas allée jusqu'à la conclusion et : rien, j'ai glané des riens :

J'ai vu les vivants dont la femme parlait, dans leur appartements, comme ces gens empilés dans des boîtes-aquarium qu'on voit ou imagine en passant en train devant des immeubles éclairés ; je les ai vus et je les ai vus disparaître, la vie ayant mené grand train. J'ai vu ce que voulait dire la grand-mère quand elle désignait cette femme comme la mort (de son mari), cette femme qui l'éloignait de sa femme et de son enfant (vie reproduite à défaut d'avoir été vécue), cette femme qui l'emmenait finir sa vie stérile avec elle, qui l'emmenait mourir sûrement et vivre un peu. J'ai entendu des phrases devenir curieuses, un « ça va bien ? » lancé à la fin d'une conversation comme si l'homme s'enquérait d'une possible hystérie plutôt que de la santé de la femme, des « oui » de conversations polies avec la « belle » famille devenir des cris d'étouffement et de désir de s'échapper, des images devenir des clichés, avec « aucun oiseau qui vole très haut dans le ciel », en avion (le ciel des idées, peut-être). Pas âme qui vive, le thème de la soirée était pourtant simple. Les corps, eux, ont vécu, parfois.

Il y aura eu, par exemple, la main que l'amante a laissée derrière elle comme pour un baisemain qu'on laisserait derrière soi ensuite, que l'homme a prise dans la sienne, à plat d'abord, pour sentir la pulpe des doigts et la chaire de la paume, avec les doigts croisés, ensuite, pour accrocher ses vieux os à ceux de l'autre et les entrechoquer, et dont il a refermé le poing enfin, pour concentrer sa force à elle ; poing contre paume.

Oui, j'ai beaucoup rêvassé, et pour être honnête, je pourrais dire de la pièce comme l'homme de la femme : « Parfois, mais pas souvent, j'ai pensé à toi ».