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20 mai 2013

Elena, le cul entre deux chaises

Il y a deux legs des années 1980 qu'il vaut mieux oublier : les coupes de cheveux et les pièces de danse contemporaine. Quatre ans après 1980 vu par Pina Bausch, Anna Teresa de Keersmaeker créé Elena's aria, que ses tics de contempo rendent tout aussi peu enthousiasmant.

 

Une rangée de chaises

Commençons par interdire les chaises aux chorégraphes contemporains. Il n'y a que James Thierrée pour être assis et danser. Sans vouloir faire mon indécrottable classique, la danse c'est quand même mieux sur ses pieds. Assis, c'est la position du spectateur, pas du danseur. Il ne faut pas s'étonner ensuite que les spectateurs prennent acte de l'inversion des rôles et se lèvent à leur tour. Rien d'inhabituel à cela, le théâtre de la Ville doit avoir le plus fort taux de départ en cours de spectacle – une L1 art du spectacle vivant, en somme. Ce qui continue de m'étonner, en revanche, c'est que les gonds des fauteuils pliables ne soient pas huilés en conséquence.

 

De la lumière avec parcimonie

Un bobo cultureux n'en est pas vraiment un s'il n'a pas de lunettes. Réjouis-toi, toi qui souffre d'une excellente vue, l'ambiance a été conçue de manière à ce que tu doives forcer sur tes yeux : encore une saison de spectacles dans ce goût-là et tu arboreras à ton tour une monture, au choix, noire et carrée, petite et rouge, ronde et écaille de tortue. Parfait pour ne pas voir que cela n'a aucun sens, contrairement à Cesena, qui était imprégné du mystère de l'aube.

 

En robe et talons aiguilles

On a inventé le lycra mais non, il faut des robes sans stretch, qui plissent bien pour montrer qu'on n'a cessé de les remonter et que ce n'est pas si facile, que c'est même carrément épuisant, d'être une femme libérée. Soi-disant.

On croyait aussi s'être libéré des pointes en sortant du classique mais les contraintes, c'est un moteur artistique : tant pis si les équilibres sur talon font des mollets pois chiches. Tant pis si on a l'air d'une poule qui a envie de faire pipi en tournant accroupie, fesses en l'air, moulées dans la robe retroussée.

 

La parole

La date de création de la pièce et la tenue des interprètes ne sont pas les seuls éléments qui fassent penser à la danse théâtre de Pina Bausch. On y parle. Ou plus exactement, on y lit : des lettres adressés aux hommes, absents de la scène. Je ne sais pas trop ce qui est le plus (in)compréhensible, du français prononcé avec un fort accent ou de l'allemand – en allemand dans le texte, parce que tu n'as pas le profil théâtre de la Ville si tu n'as pas fait allemand LV1. LV2 à la rigueur : là, tu comprendras que la narratrice était jeune et que John était un gros bâtard menteur.

 

Le ventilateur

Non seulement le ventilateur fait des danseuses des filles dans le vent mais, en l'absence de musique, il permet aux spectateurs tuberculeux de tousser tout leur soûl sans effet d'écho. L'effet secondaire, c'est qu'au bout d'un temps d'attente, lorsque les cheveux sont rabattus sur une mine renfrognée, bras et jambes croisés, on a envie d'aller chercher la coiffeuse pour lui dire qu'il est temps d'arrêter la machine et d'enlever les bigoudis.

 

La vidéoprojection

Des images d'archives sont vidéoprojetées : des immeubles et des ponts dynamités implosent en nuages de poussière. Ce serait impressionnant si la toile n'était pas au format double raisin, perdue sur un côté de la scène et si les danseuses, déjà à terre, ne se mettaient pas elles aussi à s'effondrer. Un moment de groupe qui, ne serait-ce la redondance, est assez beau.

 

De la musique après toute chose

La musique remplit beaucoup trop l'espace. Alors d'accord pour quelques extraits d'opéra mais des vieux enregistrements avec des grésillements, alors, et diffusés en sourdine, pas plus audibles que des souvenirs.

 

Bis repetita placent

Russell Maliphant peut répéter le même mouvement pendant un quart d'heure : il hypnotise – au point que, lorsque la chorégraphie reprend ses droits, c'est à regret que l'on s'arrache de ce mouvement repris jusqu'à l'extase. Lorsque l'arrêt d'une répétition provoque un soulagement, c'est qu'elle n'est ni envoûtante, ni fascinante, ni stimulante. Seulement redondante.

 

Lentement mais bâillement

De nature, je suis plus une extraordinaire fouine bondissante qu'une souris passée à la tapette. Mais j'ai appris à me calmer à regarder : pour preuve de ma sagesse naissante, j'en viens à préférer les Émeraudes aux Rubis dans les Joyaux de Balanchine et, plus fou encore, j'ai réitéré avec joie l'expérience de la danse japonaise. Seulement la lenteur d'Amagatsu n'a rien à voir avec celle de Keersmeaker : là où les corps enduits de blanc, longuement préparés, transforment la moindre respiration en mouvement fascinant, les danseuses rendues banales par leur panoplie de femme se voient obligées de marquer une pause pour faire entrer dans la danse un geste plus ou moins quotidien. En poussant à bout cette logique, on en arriverait à ne plus danser pour signifier la danse – la fameuse non-danse, que Kundera aurait pu rajouter à ses paradoxes terminaux.

Ce n'est pas insupportable. Ce n'est pas mauvais. Juste, cela ne m'intéresse pas. Je préfère réessayer Rain, je préfère être fascinée par Cesena, je préfère sortir de cette impasse – une voie à explorer, sûrement, avant de continuer son chemin.

18 mai 2013

Empreintes d'un temps enfoui

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Les hommes-galets
 

Anticipez le mouvement, vous suffoquerez d'immobilisme. Cherchez l'immobilité et tout se mettra en mouvement. Le tissu qui frémit de l'onde du mouvement, la cage thoracique qui s'étonne de respirer, l'érosion des hommes-galets sur scène, l'attention des spectateurs tout autour de vous. L'immobilité n'existe pas, on n'en appelle à elle que pour faire apparaître le mouvement, qui a toujours déjà commencé : lorsqu'on rentre dans la salle, la sable s'écoule déjà de deux sabliers, sur des plateaux qui font appel à un équilibre d'avant la justice, d'avant toute société. Umusuna ne nous emmène pas aux origines du monde mais danse le mystère du monde qui existe avant notre venue au monde, avant l'Histoire, avant les souvenirs. Un temps enfoui sous la parole, sous l'écriture, et dont la seule empreinte est le mouvement, le mouvement qui balaye l'immobilité où s'ancre le mythe des origines, comme les archéologues balaient à présent la poussière pour récupérer un fragment passé. Un pas devant l'autre, spectateur : Amagatsu nous a fait entrer dans la danse sans que l'on s'en aperçoive.

 

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Les hommes amphibies
 

On est plongé dans ces « mémoires d'avant l'Histoire » comme dans le silence de la mer, bruissant et inaudible. Enfin muet, on peut être fasciné par les corps qui rampent comme des animaux qu'on ne connaîtrait pas encore, ou plus, étape enfouie entre la bactérie et le poisson ; par les fleurs ou plumes rouges surgies des oreilles comme un superbe parasite, exotique, sur un arbre ; par les cercles qui effacent peu à peu les traces des danseurs ayant rayonnés à partir d'un même point chacun dans sa direction, dans le sable vierge – l'origine réintégrée dans la course à petites foulée des planètes, tour à tour le centre les unes des autres.
 

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Les hommes-planètes
 

Fasciné et inquiété par ces bouches noires et béantes, qui trouent des visages impassibles alors que le corps, baigné de lumière rouge, semble hurler, comme de l'acier en fusion.
 

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Les hommes en fusion
 

Et ces mêmes corps, en groupe, flotter comme algues qui se déploient les unes après les autres. Et pendant tout ce non-temps, échappé d'aucun sablier, du sable coule au fond de la scène, ans s'arrêter, sans envahir la scène, coule, tombe comme s'élève la flamme. On s'abîme dans ce que l'on voit, dans ce que l'on ne voit plus, on s'oublie parfois mais on ne s'ennuie pas. Ou plus. Ou pas encore.  

 

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L'ombre de la main, de la main-serre

Mit Palpatine

Les photos sont pour la plupart issues du site de la Biennale de Lyon et le titre de ce billet est une traduction proposée par le programme.

21 février 2013

Le réel est torturé

Pourquoi n'invoque-t-on le réel que sous la caution de la laideur et de la souffrance ? Depuis la laideur pittoresque d'une femme en caleçon Addidas rose, jupe informe bariolée, sabots aux pieds, jusqu'à la souffrance des corps tziganes en camps de concentration, le réel d'Israel Galván n'est que bruit et brouillard – épave de piano que l'on frappe, caisses de bois sur lesquelles on tape, torse et mollets que l'on claque. Le violon se prend pour un chien haletant, la trompette pour une sirène stridente et l'on méprend des poutres d'acier pour des instruments grinçants. Quant aux chants, ils m'obligent à constater ce paradoxe : je suis attirée par la danse flamenco tout en étant rebutée par la culture dans laquelle elle s'inscrit. Les pieds et les mains tapent puissamment – sur les nerfs. Je voulais voir et j'ai entendu. On en veut décidément à mes oreilles.

Même le corps du danseur a quelque chose de dissonant. Ce n'est pas la maigreur ; quelque chose me gêne, qui me gêne aussi dans les représentations du Christ : ce sont les côtes, je crois, que la tête et le bassin lâchés projettent vers l'avant, béantes comme le boléro d'un toréador défait. À terre, il se métamorphose en insecte, qui se débat pieds et mains. Debout, ses jambes, fines, nerveuses, font montre d'une puissance qui jamais n'entre en séduction. C'est l'affaire des femmes, d'une Carmen parachutée là entre deux réclames publicitaires balancées par une grosse bonne femme dont les doigts potelés s'agitent comme les mains d'un nourrisson. Juste avant que les poutrelles métalliques ne soient à nouveau manipulées, enrayant par leur grincement cru tout pathos – l'insupportable sonore remplace l'insoutenable moral.

Heureusement que pétaradent les pieds virtuoses du danseur alors que tout espoir d'apprécier le spectacle est bien vite piétiné. Pourquoi, après des années à trouver guichet clos, ai-je obtenu une place pour ce spectacle d'Israel Galván ? Ces temps-ci, mon karma culturel me pousserait à abandonner toute tentative de découverte pour me replier sur le réel enchanté de la balletomanie. Je crois que je vais m'en tenir à Giselle. C'est bien, Giselle, non ?

Palpatine est tellement d'accord qu'il m'a piqué ma chute dès l'introduction.

10:45 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : danse, flamenco, tdv

19 janvier 2013

Desh à mains nues

Il y a cette main qui n'a de cesse de passer sous le bras et de s'échapper à l'arrière du corps, forçant Akram Khan à se retourner. Vers les coulisses de son histoire, vers le passé qu'il n'a pas vécu mais qui est quand même le sien car celui de son père. Il regarde la paume de cette main avec étonnement – à la fois sienne et étrangère.

 

Il y a ces mains qui sont le prolongement de l'outil, cette masse dont il frappe de plus en plus fort, de plus en plus vite, un monticule de béton qu'on imaginerait encercler un platane et qui n'entoure qu'un peu de terre. Juste assez cependant pour qu'affleurent des racines : un homme qui a choisi le mouvement ne peut pas être déraciné. L'absence de l'origine est jouée et déjouée à chaque fois que le danseur se met en mouvement et qu'il écrit avec son corps son histoire, une histoire, qu'il construit ou qui l'invente.

 

Il y a ces mains qu'il ne cesse d'essuyer contre sa tunique mais qui ne sont pas sales : elles sont seulement pleines de terre, de sa terre, desh, Bangladesh, qu'il ne connaît pas et qui est là, imprimée au creux de sa main, au milieu des lignes de vie, de chance et d'amour. Et de douleur mais on ne le sait pas encore, pas vraiment.

 

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Il y a cette main sceptique qui se frotte la barbiche, celle du père, dont le visage est dessiné sur son crâne. La tête penchée comme un enfant pénitent, il fait revivre ce personnage et sa sagesse d'ancien, qu'il n'a pas voulu connaître ni comprendre lorsque sa génération l'incitait plutôt à imiter Mickaël Jackson et à parler anglais comme un Américain black. De cette métamorphose surgit l'histoire du père, cuisinier du village, malmené par la guerre, jusqu'à ce que son visage s'efface et que le danseur relève la tête.

 

Il y a cette main, invisible mais ô combien réelle, qu'il prend dans la sienne. Courbé, mais pas sous le poids des ans – ou alors seulement de ceux à venir – il raconte des histoires à sa nièce, je crois, qui ne s'en laisse pas conter.

 

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Photo Richard Haughton
 

Il y a ces mains qui grimpent aux branches d'un arbre gigantesque, fabuleux, à l'écorce de crayon de couleur : le danseur, narrateur, petit homme, enfin, traverse ce récit fabuleux, projeté sur une toile tendue en avant-scène et peuplé de toutes sortes d'animaux sauvages. La canopée de cette jungle ressemble à un nuage, dont le petit homme aura tôt fait de descendre.

 

Il y a ces mains refermées et brandies, comme pour le but qui marque la victoire d'un match de football. La fête est pleine de cris et de pancartes mais les seuls points que l'on marque sont les coups qu'on donne en l'air et des coups de feu répondent aux poings levés.

 

Il y a cette main qui ne tient pas son iPhone, en panne, mais qui se raccroche à cette voix d'enfant au service après-vente, à l'autre bout du monde. On ne sait plus très bien qui veut réparer quoi ; la communication est toujours difficile à maintenir.

 

Il y a cette main qui effleure et ébranle une forêt de bandes de tissu tombées des cintres, pales adoucies par rapport à celles, d'hélicoptères, qui ont servi à meurtrir les voûtes plantaires de cet enfant qui ne savait pas sur quel pied danser pendant la guerre. 

Il y a cette main thaumaturge qui effleure et ébranle les pâles de tissus, et les fait danser  se substitue aux pieds. 

 

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 Photo Richard Haughton
 

Il y a ces mains, incroyablement expressives, qui dansent comme ailleurs, comme en kathak, et font débouler sur scène le danseur comme un derviche tourneur.

 

Il y a ces mains, bavardes, et il y a cette main par laquelle Akram Khan m'a pris pour me raconter ce qu'en tout autre occasion je n'aurais pas écouté – ou si mal entendu.

 

Il y a des spectacles en Il y a, comme ça, et Desh en fait partie.

 

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