Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

28 janvier 2017

Monologue pour Tamestit et l'orchestre de chambre de Paris

Mozart encadre le concert : cela ne fait jamais de mal.

Telemann avant l'entracte : les reprises lancinantes du baroque ont un effet apaisant dont je ne me lasse pas, sans que je parvienne toujours à y être très attentive.

Schnittke au milieu : instantanément, l'oreille se dresse. L'écoute se tend ; la présence aux choses devient plus aiguë. Monologue pour alto et orchestre à cordes. J'ai l'impression de me retrouver dans un décor asymétrique hérité de l'abstraction russe ; à chaque face de polyèdre que la musique nous fait dégringoler, on se fait avaler par une arête béante, qui nous recrache dans un autre espace géométrique, blanc un peu, pas éclatant, noir, rouge, surtout, dégradé bordeaux granuleux, espace saturé de faces noirâtres et triangulaires. Le polyèdre se renverse facilement, ça glisse, ça surprend ; c'est sombre et très amusant.

Une polka en bis, qui se danse avec faux pas. Schnittke : j'apprends à le prononcer ; vous me le programmez. Deal ?

Mit Palpatine

10 décembre 2016

Le nouveau né de Noël

Comme il y a deux ans, le binôme baroque de Palpatine déclare forfait pour l'Oratorio de Noël de Bach…
"… alors que c'est Suzuki !
- Il est génial à quel point, ce Suzuki ? m'enquiers-je. C'est que la fièvre monte…
- Génialissime. C'est LE spécialiste de Bach."
Allons bon.

Je passe la première cantate à me remettre d'une quinte de toux qui m'a flingué les côtes dans une tentative de la garder silencieuse. Douce impression que mes yeux pleurent de la morve. Total esprit de Noël. Je rêve à la fumigation que j'aurais pu me faire en restant chez moi, et tente de trouver un rythme de respiration qui n'irrite pas la gorge tout en assurant un approvisionnement minimum en oxygène, raréfié dans les hauteurs du théâtre des Champs-Élysées (même si, ô joie, nous avons pu nous replacer de face). Un peu comme pour faire passer un hoquet, je prends un point de focalisation : le chef, dont les mouvements agitent doucement une blancheur toute fluffy autour de son crâne dégarni. Je sais maintenant ce qu'elle m'évoque : le dragon de L'Histoire sans fin. Sur le moment, je me dis juste que ses gestes sont ceux d'un artisan, comme un tailleur expert qui déploie du tissu, le caresse pour l'étaler (expansion de la phrase musicale) et recours soudain à des gestes beaucoup secs pour le couper et l'épingler (suspension d'une phrase, entrée d'un pupitre). Un artisan sans matière, mais avec la même manière, entre tendresse et précision.

La deuxième cantate comporte un moment de pure merveille, une espèce de pastorale où les vents découpent avec délicatesse des silhouettes de papier de soie hautes comme des brins d'herbe, une œuvre miniature sous cloche de verre, animée de quelques arabesques calligraphiées. Un petit miracle de fragilité et de finesse. Après cela, ce n'est plus que de la joie, pure, lumineuse, réconfortante. Contrairement à ce que la composition du public pourrait laisser croire, il n'est pas question de religion dans cet épisode de la nativité, mais de foi. Exeunt les clous et la croix, les puer senex que je n'ai pas regardé au palais Barberini sont remplacés par un nouveau né blond comme les blés, et je pense à cet article que j'ai lu juste avant de venir, d'une blogueuse dont j'aime beaucoup les mots et qui nous a pris par surprise en racontant l'enfant qui venait de naître, la peur de se trouver amputée d'une partie d'elle-même et le regard d'un petit être qu'il aurait été dommage de ne pas rencontrer. Une joie assez sombre, que j'ai l'impression de pouvoir comprendre. Je repense alors à la joie lumineuse, lumineuse jusqu'à l'effacement, d'une autre blogueuse qui a elle aussi donné naissance (ma blogroll est pleine d'arrondis) et que j'ai failli effacer de mon lecteur de flux RSS parce que sa joie m'aveugle sans m'éclairer - je ne vois pas, I don't relate to it. Ce soir, je crois pourtant la deviner dans la musique ; peut-être que c'est cela, cette lumière, cette joie, immense de tristesse et d'espoir, que les procréateurs éprouvent au surgissement de la vie, et qu'il me faut l’œuvre d'un créateur pour voir et entendre. Une immense consolation d'on ne sait quoi qui reste en sourdine. Et la lumière. Y a-t-il plus lumineux que la musique de Bach ? Sa musique respire comme le regard dans les églises romaines lorsqu'il se lève vers les vitraux, toute la quincaillerie de marbres et de statues évanouie dans ces proportions aérées.

09 décembre 2016

La Claire Chazal du violon

Soirée bookée pour le programme, essentiellement français (minus Mozart). Quand je demande à Palpatine pourquoi il ne l'a pas sélectionnée, il me fait une moue Bordeau Chesnel #NousNAvonsPasLesMêmesValeurs :
Non, mais c'est bien, il faut avoir entendu Anne-Sophie Mutter une fois dans sa vie.

Une fois.
Je retente avec @gohu, qui grimace sitôt le nom prononcé. De mieux en mieux.
Je me plains de la flemme et des garçons auprès de @JoPrincesse qui me secoue aussitôt ; la violoniste l'a fait rêver toute son enfance : obligée j'y vais.
Faudrait savoir.
 
Faudrait savoir, mais voilà, la soirée ne m'avance pas beaucoup. Autant Lambert Orkis, au piano, m'inspire une sympathie naturelle, autant je serais bien en peine de dire si j'apprécie ou non le jeu d'Anne-Sophie Mutter. Sébastien Currier, Clockwork pour violon et piano, puis Sonate pour violon en la majeur de Mozart. J'écoute sans déplaisir, mais sans grand plaisir non plus. Comme pas mal de choses ces derniers temps, j'y suis parce qu'il était prévu que j'y assiste. Je n'attends pas vraiment que cela se passe : je reste consciente à, je fais l'effort de, mais sans trop rien en penser ni ressentir. C'est une persévérance d'habitude : je mime mon moi passé, qui y prenait plaisir, en espérant que cela revienne, que quelque chose se passe, comme pour Bella Figura, pour que s'efface cette morne indifférence. Peur de devenir blasée. Peut-être juste fatiguée. La place que j'occupe n'aide pas : sur le petit nuage noir près de l'orgue, la musique n'enveloppe pas. Dire qu'il faut tendre l'oreille serait sûrement un brin exagéré, et pourtant, il y a quelque chose de cet ordre-là : il faut tendre son attention.
 
En me replaçant à l'orchestre, je gagne de nouveaux voisins, absolument charmants. Austères-chic, un accent que j'aurais pensé d'origine vaguement germanique s'ils ne déploraient l'absence de place pour les pieds en anglais. Surtout, ils sont aussi enthousiastes pour le concert que critiques envers la salle, c'est-à-dire très. Je ne sais pas vous, mais la compagnie de personnes qui apprécient un spectacle me le fait presque systématiquement apprécier davantage. Cela tombe bien, c'est aussi la partie du programme que j'attendais, avec deux sonates pour violon et piano, l'une de Maurice Ravel, l'autre de Francis Poulenc. Sur cette dernière, l'écoute imaginative se remet en place : je me retrouve dans un ascenseur qui débouche dans des couloirs aux allures très différente, hôtel ou polar-parking, ascenseur cage en verre aux arrêtes tranchantes, subrepticement colorées dans le mouvement, dans l'obscurité ; un coup de talon aiguille, le verre se brise toile d'araignée, et la vision brise là. Cela ne reprend pas avec l'Introduction et Rondi capriccioso de Camille Saint-Saëns, virtuose mais sur Stradivarius : cela va à tout crincrin*.
 
Au final, je n'ai pas compris pourquoi la soupe à la grimace quand on prononce le nom d'Anne-Sophie Mutter auprès des mélomanes de mon âge.
Mais je n'ai pas non plus compris pourquoi le public en faisait tout un plat.
Peut-être parce que, contrairement à la question-suggestion de ma voisine, je ne suis pas violoniste, non, non, réponds-je avec un peu trop d'empressement, tant cela me paraît improbable-inatteignable. Je n'ai pas pensé à lui retourner l'interrogation, ni au peu de surprise que j'aurais eu si, lors d'un ballet, on m'avait demandé si j'étais danseuse…
 
* Le jeu de mot hippique vient sûrement de la traîne de sa longue robe verte de sirène, attachée pile au milieu des deux fesses comme une queue de cheval (je ne reluque généralement pas le postérieur des artistes, mais c'était la vision que j'avais depuis ma place initiale).

01 novembre 2016

L'Opéra de trois sous

Parce que le peu que j'ai entendu de Kurt Weill m'avait fort plu, que le nom de Robert Wilson me rappelle ma fascination pour son Pelléas et Mélisande et Einstein on the Beach (et parce que j'avais été frustrée de ne pas voir la mise en scène pour le Dialogue des Carmélites), j'ai demandé à Palpatine de faire une exception tarifaire et de nous prendre des bonnes places pour L'Opéra de quat'sous au théâtre des Champs-Élysées. Je n'aurais jamais pensé qu'en ayant déboursé 55 € chacun, il faudrait rester plié en deux pour voir la scène, et deviner le début des surtitres parce qu'un projecteur masquait le prompteur – c'est tout bonnement scandaleux.

Autant vous dire que j'ai un peu de mal à déglutir quand je retrouve dans la mise en scène tout ce que j'avais détesté dans The Old Woman : des lumières éblouissantes au sens littéral du terme (il faut mettre sa main ou sa place en visière pour pouvoir lire les surtitres), des claquements sonores difficilement supportables (je parviens à anticiper certains bruitages désagréables comme la tringle du rideau fictif que l'on écarte, mais impossible d'anticiper et de se boucher les oreilles pour les claquements), des visages grimés et une gestuelle clownesque que je ne peux m'empêcher de trouver ridicule, même si je la sais outrée à dessein (typiquement : deux mains en l'air, bouche ouverte). Ma consternation est à son comble lorsque je retrouve chez les canailles les mêmes pitrerie que celles des enfants perdus dans Peter Pan, lui aussi de Wilson et du Berliner Ensemble. Sérieusement, 55 € pour ça ?

Peut-être parce que j'ai payé ce prix-là et plus sûrement parce qu'il y en avait pour deux heures avant l'entracte (puis 40 minutes), je me suis employée à juguler l'exaspération naissante. Les comédiens, à gueuler, ne m'ont pas facilité la tâche. Heureusement, il y a Johanna Griebel qui joue Polly, une gamine qui s'enfuie pour se marier avec le chef de la canaille, Macheath : l'ambivalence de son personnage est merveilleusement rendue par un chant cristallin et des embardées tonitruantes, qui tranchent avec la voix nasillarde adoptée dans les passages parlés ; derrière la gamine facilement embobinée, on aperçoit tout autant "la beauté de Soho" que sa mégère de mère. Grâce à elle, je commence à entrevoir le sublime de la bassesse, qui fait tout l'éclat de cette pièce-opéra. Les tics wilsoniens, qui fonctionnaient à vide (un peu comme l'esthétique rabâchée de Tim Burton) retrouvent leur grinçant. Les visages blancs, le mime, les pauses maniérées, qui n'étaient qu'affectation au début de la pièce, concourent soudain à l'effet de distanciation, qui marche à plein. Peut-être fallait-il seulement laisser une proximité s'installer avec les personnages pour instaurer efficacement une distance… laquelle, posée d'emblée, m'a empêchée d'entrer dans la pièce. Les flat characters de Wilson tombaient à plat dans une intrigue qui les veut plus round, fusse pour mieux les dégonfler ensuite. Quand la suite arrive, c'est bon, c'est un régal.

Je me mets à entendre la gouaille dans des voix jusque là uniquement criardes, et la froide mécanique de la musique populaire se réchauffe dans une atmosphère cabaret – le bleu omniprésent cède d'ailleurs la place au rouge pour une scène de maison close très réussie. Ce théâtre de marionnettes devient humain, trop humain ; les vérités dérangent, mais n'exaspèrent plus ; comme sous la plume de Dickens, chacun en prend pour son grade. On traîne avec délice dans les bas-fonds de la société, qui ne sont pas ceux où l'esthète décadent s'encanaille, ni non plus ceux que condamnent la morale. La morale, d'ailleurs, n'a plus cours, l'art rejoignant en ce point la pauvreté (Erst kommt das Fressen*, dann kommt die Moral : la bouffe d'abord, la morale après**). On ne juge plus, on ne s'apitoie toujours pas : on applaudit (de manière littérale et bruyante lorsque le personnage demande ce qu'est le casse d'une banque en comparaison de la fondation d'une banque). On se repaît de la bassesse, des délations, des trahisons, de la mesquinerie, de la lie de l'humanité – et de sa beauté crasse, involontaire.

(À la sortie du théâtre, le public s'écarte machinalement des mendiants. Brecht a raison : on supporte mieux d'être la cause de la pauvreté que sa vue…)

 

* "Fressen" s'utilise normalement pour les animaux ; c'est "essen" pour les hommes.
Et pendant qu'on est dans la traduction : l'opéra de quat'sous en vaut trois en allemand (Das Dreigroschenoper)…

** Dans ce registre, j'aime beaucoup aussi la chanson où Polly raconte qu'elle a dû repousser les avances de prétendants comme-il-faut, mais se devait de ne pas écarter celles du voyou qui, lui, ne sait pas ce qui convient à une dame (mais très bien à une femme)… Cette histoire de morale qui dit quand une femme doit ou non se donner m'a rappelé une remarque semblable de la narratrice de Ce qu'ils disent ou rien (Annie Ernaux), punie en fonction d'un code social dont elle ne maîtrise pas la casuistique…