06 février 2012
A dangerous method
Encore un compte-rendu qui a failli passer à la trappe parce que je ne sais pas par quel bout le prendre. Ce serait simple si A dangerous method n'était que l'histoire de Sigmund Freud et Carl Jung, et que l'histoire était linéaire, donnant un coup de vieux au maître dépassé par son disciple. On admet sans difficulté les limites de la psychanalyse, envisagée par son fondateur comme une science. Intuition de génie, interprétation intelligente, efficacité médicale, oui, sans conteste, mais une science ? Cela me fait penser aux chercheurs littéraires qui ne peuvent se satisfaire de sérieux, de pertinence et de rigueur, et veulent à tout prix que leur travail soit validé par le label « scientifique », comme s'il était synonyme d' « universitaire ». Les hypothèses de Jung dérangent Freud qui se retranche dans son système, dont la cohérence semble établie pour résister contre la critique davantage que pour répondre aux problèmes que l'on n'avait pas rencontrés lors de son élaboration. Quelque part se fait entendre la petite voix de Rouletabille s'adressant à l'inspecteur Freud Fred Larsen : « C'est un système bien dangereux, M. Fred, bien dangereux pour certains policiers qui consiste de partir de l'idée que l'on se fait de l'assassin pour arriver ensuite aux preuves dont vous avez besoin. »
Pourtant, tout comme l'inspecteur, Freud a ses raisons pour laisser dans l'ombre les pulsions mortifères. Cela pourrait être dangereux. Pour son statut (le docteur qui sait et soigne) mais il le pressent aussi, pour sa personne. Il s'en tient donc au plaisir car le plaisir est scandaleux mais il n'est pas dangereux – tout juste ennuyeux quand on se coltine déjà une famille nombreuse (frustré, le docteur Freud ? – non, il reprendra juste un cigare).
L'homme qui ne cherche que son plaisir, c'est un confrère que Jung reçoit comme patient et qui connaît le contre-transfert comme le corps de ses patientes – en l'absence de celles-ci, l'infirmière fera très bien l'affaire. Il embarrasse parfois d'un enfant mais n'a rien d'un fou furieux. Il dérange pourtant – la société bien-pensante, assurément, mais aussi le docteur qui se met à douter du bienfondé qu'il y a à ne pas suivre aveuglement notre propension au plaisir. Jung est séduit par le discours de son patient mais quelque chose en lui résiste, qui n'est peut-être pas uniquement dû à son éducation dans une certaine société. De fait, le patient disparaît ; il laisse une lettre demandant qu'on le fasse passer pour mort auprès de son père, comme si l'on ne pouvait à la fois être soi et tout au plaisir. Risque de dissolution de la société (tout ces enfants sans père...) et de son identité, qu'il faudrait à chaque fois abandonner : ce n'est plus de plaisir dont on croit entendre parler mais de pulsions.
Jung va faire l'expérience de ce que le désir n'est pas uniquement désir de plaisir. On arrive au cœur du film, à l'intrigue principale dont je n'ai pas encore parlé. Cela peut paraître paradoxal mais les intrigues secondaires sont essentielles car la charge compassionnelle de Jung et l'attente d'une romance par le spectateur sont si fortes qu'elles masquent la nature de la relation qui se développe entre le docteur et sa patiente. Il faudra l'aide de tout ce qui se passe à côté pour mettre progressivement cette histoire centrale de côté.
Sabrina Spielrein est une hystérique comme seul le XIXe siècle a su en produire. Amenée manu militari à l'hôpital, on se dit d'abord que Keira Knightley en fait un peu trop. Pourtant l'acharnement qu'elle met à détruire son image austenienne force l'admiration ; ses tics nerveux et ses grimaces simiesques en font une proie apeurée à défaut de laide. Assis derrière elle (qui ne fait donc face qu'à elle-même), Jung parvient au fil des séances à la traiter, c'est-à-dire d'abord à la traiter en personne saine d'esprit et non en débile mentale. Ce présupposé est radicalement à l'opposé de ce qui finit par me déranger, l'impression que la psychanalyse créé ou du moins maintient la névrose en cherchant toujours à la débusquer. À ce stade, cependant, l'analyse est efficace, elle permet à Jung de remonter à la racine du mal.
Suite à une promenade où il a dépoussiéré de quelques coups de canne le manteau de Sabrina tombé par terre et où celle-ci a brusquement été reprise de panique par ses tics, le docteur fait identifier à sa patiente l'origine de ses symptôme : enfant, elle était enfermée dans une petite pièce pour être battue par son père et c'est honteuse qu'elle a découvert le plaisir – ou plus exactement l'excitation puisque c'était loin d'être une partie de plaisir. La perversité qui vide les mots de leur sens (plaisir, souffrance ou excitation ?) et transforme le soulagement de la masturbation en automutilation honteuse nous laisse loin de la fessée rousseauiste. L'excitation est déjà un mécanisme fondamentalement étrange, réglé de façon arbitraire (pourquoi l'excitation se déclenche-t-elle face à une femme et pas un oiseau ou autre chose, après tout, se demande Kundera) mais si en plus cet arbitraire est déréglé, on n'est pas sorti d'affaire. Toute la sexualité de la jeune femme (vierge) s'est construite sur cette association du plaisir à la douleur et l'humiliation et le partage entre le normal et le pathologique s'avère plus difficile à opérer qu'on ne l'aurait cru. En témoigne ce geste que Sabrina ne cesse de faire, poing glissé entre les cuisses serrées, et que je ne comprends que lorsqu'elle avoue son excitation : j'aurais pourtant dû le reconnaître, c'est peu ou prou celui par lequel commence le pas de deux final du Parc de Preljocaj. Mais quelle ressemblance quand dans un cas le corps se rétracte et de raidit tandis que, dans l'autre, il se relâche et s'abandonne ?
C'est devant cette ambiguïté qui se propage à tout ce qui entoure Sabrina, Jung et Freud, cette ambiguïté plus proche de la confusion que de l'érotisme, que j'ai failli renoncer à entreprendre une critique (analyse serait malvenue, je suis totalement novice en la matière). Je ne sais pas si c'est une étrangeté mais elle est sans conteste inquiétante. Je me suis retrouvée à être toujours d'accord avec celui qui venait de parler le dernier ; cela avait moins à voir avec une quelconque dialectique qu'avec le manque de discernement qui faisait qu'enfant, je ne comprenais pas que la personne qu'on critiquait, à juste titre pensé-je, puisse être celle que j'avais à tout aussi juste titre bien jugée. Je voyais bien qu'aucun élément n'était faux sans comprendre que la vérité ne se trouvait qu'en les tenant ensemble ni imaginer qu'elle résidait précisément dans la résolution de la contradiction. Mais Jung en bave, à essayer de concilier ses vues sur Sabrina avec celles de Freud.
Ensemble (car pour porter plus loin la confusion entre analyste et analysé, la jeune femme se pique elle aussi de psychanalyse), Jung et Sabrina vont (se) chercher jusqu'à se perdre (dans une relation adultère, la femme de Jung étant enceinte de son amour). Ce dont ils ont l'intuition aboutit à une hypothèse radicalement opposée à celle de Freud : le désir ne serait pas une tendance vers le plaisir mais une pulsion de destruction. Et de vérifier cela par les travaux pratiques qui s'imposent, une petite séance de sadomasochisme.
On ne voit pas grand-chose mais ce n'est pas fausse pudeur si la caméra filme la scène par le biais d'un miroir. Sabrina, attachée (pour ne pas s'égarer ?), vient y chercher son reflet comme pour se retrouver, trouver dans son image l'occasion de se ressaisir, de se fondre avec cette image et non avec l'homme qui s'oublie avec elle.
J'ai été frappée par cette idée que la fusion, qu'on associe souvent à la création (un enfant, dans le cas des corps qui s'étreignent), soit aussi et avant tout une destruction. Ce qui explique pourquoi on a sacrément intérêt à faire attention avec qui (et non à qui) l'on s'abandonne – après la bien dénommée petite mort, il faut une personne de confiance pour nous ramener à nous. En l'occurrence, Sabrina et Jung ont beau être des êtres moraux, ils ne sont pas moralement assez fort pour s'arracher l'un l'autre à cette pulsion de destruction, dont ils ont entrepris ensemble l'exploration. C'est Jung qui va le comprendre et se faire violence pour se détacher de celle à qui il s'est attaché et qui l'entraîne vers les profondeurs. La patiente souffrira une fois encore, une dernière fois, c'est dans son rôle, et cessera enfin d'attendre la guérison de celui qu'elle met en position de la faire souffrir. Pour être guérie, il faut qu'elle cesse de chercher le docteur, comme si la psychanalyse ne guérissait que si l'on en sortait (en sortir, si proche de s'en sortir – preuve que l'analyste n'est pas un magicien, il ne découvre rien mais fait découvrir à l'analysé qu'il guide). Jung, lui, n'en sort pas indemne ; en tant que docteur, il s'est ressaisi, mais il a laissé une part de lui-même dans l'affaire. L'amour qu'il porte à sa femme et à ses enfants n'a jamais cessé d'être sacré pour lui et il est probablement un époux et un père heureux – mais un homme en proie à la dépression. Une méthode dangereuse, vous disait-on.
[La confusion des sentiments et des idées s'affiche d'entrée de jeu. Beaucoup plus réussi que la version italienne qui (g)lisse du côté de la simple séduction.]
[Il s'est si bien fondu dans son personnage que je ne me suis rendu compte qu'à la fin que c'était lui. Michel Fassbender, décidément.]
18:02 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma
31 janvier 2012
Retour rapide
L'avantage d'une grosse boîte, c'est son CE. Pour me consoler d'être mise en boîte, je profite donc de la médiathèque et de ses rayonnages bien fournis en DVD. L'occasion de rattraper des films loupés au cinéma ou de se hasarder en des terres totalement inconnues sur lesquelles je n'aurais pas misé l'achat d'un DVD.
Dracula
J'ai lu le roman de Bram Stoker à la rentrée, aussi cette adaptation tombait-elle à pic. L'écriture du film efface celle des lettres et des journeaux sur laquelle est fondé le roman. Les courts-circuits de Francis Coppola sont sidérants : d'esthétisme, comme l'oeil de la plume de paon qui devient lune, mais surtout de finesse, comme la perforation au cou de Mina, qui, renversée, se retrouve dans les yeux jaunes du loup, traçant ainsi une continuité entre les différentes formes que prend le comte. Celui-ci est doté d'une histoire qui ne vampirise pas le mythe de Dracula mais irrigue au contraire la situation dramatique : son épouse morte tragiquement se réincarne en Mina, dont on comprend soudain mieux qu'elle fixe obstinément l'attention du comte et que celui-ci l'attire vers la mort. Sous la direction de Coppola, le sens afflue, les sens bouillonnent. Le réalisateur a tout compris, même ce qui n'y était pas : coupes et rajouts donnent une telle densité à l'histoire qu'il m'a semblé ne l'avoir jamais lue -- que très imparfaitement.
[Une scène plutôt sur-prenante.]
Somewhere
Une voiture passe au premier plan, s'éloigne, sort de l'écran, le bruit d'un moteur puissant la ramène, elle repasse à l'écran, en sort à nouveau et tourne en boucle comme s'il s'agissait d'un circuit. Sauf qu'il ne programme que le spectateur : le conducteur, lui, quand il s'arrête au premier plan, se trouve quelque part, c'est-à-dire nulle part. Il est paumé et père d'une gamine beaucoup plus dégourdie que lui. Elle Fanning n'a pas attendu Super 8, dans lequel je l'ai découverte, pour faire merveille. Malheureusement, c'est un miracle qu'il faudrait à son père fictif, une star qui ne semble pas comprendre qu'il en est une. Clope au bec et bière à la main, souriant puis endormi devant des jumelles qui viennent faire de la pole dance à domicile, ou emmuré vivant dans un plâtre qui doit servir aux effets spéciaux, il est toujours hagard -- mais reste sympathique, comme ce film de Sofia Coppola qui évite d'absorber la médiocrité de son personnage mais ne la transfigure pas pour autant.
Les Amours d'une blonde
Une blonde qui a les cheveux gris, noir et blanc oblige. Dans la Tchéquie soviétique où se déroule ce vieux film de Milos Forman, tout est terne. L'ennui et la médiocrité alcoolisée sont tels que l'on ferait n'importe quoi pour en sortir. N'importe quoi : rien de grand, pas de coup d'éclat, seulement tout et n'importe quoi. Se laisser draguer par un groupe de types aussi laids que libineux à la salle des fêtes, par exemple. Avant que cela ne devienne trop glauque, notre blonde se rabat sur le jeune pianiste, bien plus appétissant quoique tout aussi peu attentionné. C'est après cette nuit que cela devient vraiment glauque (mais comique aussi -- ce mélange doit être une spécialité tchèque) : notre blonde débarque de sa campagne à Prague chez le jeune homme, c'est-à-dire chez ses parents, qui ne savent pas quoi en faire. Enfer pour elle, valise à la main, criblée de lamentations plus ou moins interrogatives par la mère qui est le spécimen de mère la plus propre à faire une marâtre qui ait jamais été inventé. Dans les bonus, on la retrouve souriante et enjouée : cette comédienne improvisée a été bien dirigée (ou alors elle cache bien son jeu).
Top hat
La lourdeur irritante des quiproquos est ici équilibrée de justesse par Fred Astaire, gringalet grivois qui match top hat et tap dance.
Happy Few
Deux couples tombés amoureux se cherchent par paires dépareillées à l'aveugle de l'amour et à tâtons des corps. La sensation d'être des rares à s'épanouir librement, hors des règles préétablies par la société, est enivrante, tout comme la beauté d'Elodie Bouchez. Les corps sont filmés sans pudibonderie tandis que d'instinct on choisit la pudeur : on ne se cache rien mais on se tait et l'on sourit sans trop savoir à qui. A qui l'on en veut que le plaisir (démultiplié) se confonde peu à peu avec la douleur (exacerbée), comme lorsque la volupté est trop prolongée. Après les corps, les esprits s'excitent, s'agacent et s'énervent. Happy few en-dehors des couples modèles, ils ont oublié qu'être autonomes, c'est encore vivre selon des règles, fussent-elles les leurs : forcés de contrôler et de réajuster sans cesse leurs sentiments, la liberté du quatuor les fatigue plus encore que ne les contraignaient leurs duos. Epuisés, ils n'ont plus à se donner.
[Aimez qui vous voulez... on s'en fout.]
The Ghostwriter
J'avais renâclé à aller le voir au ciné mais il faut avouer que cela fait du bien, un bon thriller bien ficelé, où les soupçons ne se portent jamais là où ils devraient. Et puis ce titre ni blanc ni noir, ghostwriter, nègre et écrivain fantôme, ghost ghostwriter dont l'absence hante son successeur au moins autant que les magouilles du pouvoir...
L'Illusionniste
Aussi silencieux que Les Triplettes de Belleville mais plus éloquent encore, L'Illusionniste s'attarde sur les derniers jours d'un art anachronique. Notre héros prend ses clics (coup de baguette) et ses clacs (morsure du lapin), quitte les scènes parisiennes occupées par des chanteurs de rock et assiégées par leurs fans pour divers théâtres et cafés du Royaume-Uni. Au pays des kilts, une jeune Alice, émerveillée par le prestidigitateur, veut croire à la magie, surtout lorsque celle-ci fait apparaître pour elle des souliers flambants, rouges et neufs. Ayant trouvé chaussure à son pied, elle emboîte le pas à son bienfaiteur lorsqu'il repart de l'auberge où elle officiait. Le vieil homme, qui a l'allure d'Edgar dans Les Aristochats, n'en a heureusement pas le caractère et, bien que déconcerté, il accepte la compagnie silencieuse d'Alice (le dialogue mimé entre deux langues, voilà qui convient bien au muet). Cahin-caha, les deux forment une drôle de paire, tristesse et tendresse en commun. L'illusionniste dort sur le canapé pour lui laisser la chambre et transforme ses derniers billets en vêtements pour la jeune fille, trop émerveillée par l'élégance des citadines pour comprendre que le vieil homme n'en a pas les moyens. La rupture s'opère une fois qu'Alice s'est trouvée -- une robe bleue aux finitions blanches (forcément, une Alice) et une grande idylle brune. Le vieil homme abandonne son lapin blanc à la liberté et lorsque, dans le train qui le ramène en France, un enfant fait tomber un crayon usé, il n'y substitue pas le crayon neuf, en tous points semblable, qui se trouve dans sa poche : l'illusionniste renonce à la magie. Une manière mélancolique de signifier qu'il n'y a jamais eu de magie dans ses nombreux cadeaux à Alice, seulement de l'amour -- la jeune fille vient de le rencontrer, il est temps pour elle de devenir une jeune femme et d'oublier la magie afin qu'elle opère. L'Illusionniste porte bien son nom : de même que l'illusion demeure après avoir été expliquée, l'amour grand-paternel du vieil homme persiste lorsqu'il renonce à ses trucs. Illusionniste, pas magicien.
Peneloppe
Voilà un conte de fée qui est entré en collision avec les trois petits cochons, cela se voit comme un groin au milieu de la figure. La généalogie express de la malédiction a un petit côté Amélie Poulain, en plus mordant, et jaune et violet plutôt que rouge et vert. Péneloppe [dites Pénél'opi], comme son antique aïeule, passe sa vie cloîtrée chez elle à attendre : elle ne retrouvera un nez normal qu'à la condition d'épouser un aristocrate. La mère, qui a fait croire à la mort de l'enfant pour qu'on ne la surprenne pas, emploie les services d'une agence matrimoniale pour passer en revue des bataillons d'aristos qui finissent toujours par battre en retraite d'une manière pour le moins précipitée. Sauf un, évidemment. Embauché par un nain qui cherche à fourrer son nez dans le jardin secret de la famille. Evidemment, il s'éprend de Péneloppe... cachée derrière un miroir sans tain. Absolument délicieux : de concerts improvisés en parties d'échecs par procuration, Max tombe amoureux d'une inconnue à son image -- coups de points communs assénés à Narcisse. Ils se seraient mariés et auraient eu beaucoup d'enfants mais voilà, on aurait dû s'y attendre : le prétendant de Péneloppe n'est personne et un Ulysse sans particule nobiliaire ne lui est d'aucun secours. C'est finalement elle qui, renonçant à un mariage avec un petit goret de bonne famille, brise la malédiction. "Je m'aime comme je suis" nous la fait voir comme elle n'a jamais été. Comble de la perfection : ce n'est pas le regard de Max qui l'a changée (l'abracadabra d'un mariage abracadabrant), c'est dans son regard qu'elle a trouvé la force de se transformer. Libre à elle ensuite de l'aimer, ce ne sera pas pour son nez -- ou alors pour son flair. Un Max de chance ? Elle y est allée au pif.
La Comtesse blanche
Jamais entendu parler de ce film, choisi sur la bonne mine de sa jaquette et la promesse de qualité rapporté par l'acteur du Patient anglais, Ralph Fiennes. Pourtant, je connaissais sans le savoir le réalisateur puisque j'avais déjà vu Maurice de James Ivory, les amours de deux hommes dans l'Angleterre victorienne. La Comtesse blanche, elle, se situe dans le Shanghaï des années trente ; le titre se réfère à la fois au bar ouvert par un ancien diplomate américain et à la comtesse russe déchue qu'il a choisie pour en faire la dame patrone (blanche d'idéologie "rouge" et non de peau, donc). Il tatônne dans son amitié avec un homme d'affaire japonais comme dans son quotidien d'aveugle ; elle fait tant bien que mal vivre sa belle-famille qui tient sa propre fille à l'écart de cette "mauvaise vie", rouge à lèvres à l'appui. Leurs histoires se déroulent sous les volutes de fumée et sont sur le point de devenir singulières lorsque l'autre histoire, celle de la guerre sino-japonaise vient la leur ravir. L'affiche tient ses promesses ; James Ivory réussit une fresque où la sensualité a la part belle. Puis je me souviens de Melchior Beslon (et Natalie Portman) dans Paris, je t'aime, et je me demande si l'aveugle ne serait pas un fantasme de cinéma, un moyen de toucher la vision du doigt...
My little Princess
Eva Ionesco s'est inspirée de sa propre enfance pour raconter l'histoire de Violetta, prise par sa mère comme modèle pour des photos érotiques. Dit ainsi, on fronce les sourcils et on pense pédophilie. Filmé par Eva Ionesco, on s'interroge plutôt sur l'ambiguïté de la relation mère-fille : les séances photos commencent comme un jeu où prime le déguisement pour dériver petit à petit en séances de travail régulières où la gamine ne fait plus face à sa mère mais à l'objectif qui fait d'elle un objet, au même titre que les bas qu'elle porte ou la tête de mort sur laquelle elle s'appuie. Les poses que Violetta s'amuse dans un premier temps à prendre (et elle n'a aucune difficulté à outrepasser les attentes maternelles), répétées, s'intégrent à son insu dans son comportement et on finit par avoir une pretty woman sur les bancs de l'école. Il y a les scènes où cela va évidemment trop loin (lorsqu'elle pose quasi nu dans les bras d'un homme et que la mère exige qu'elle écarte un peu plus les cuisses) mais ce ne sont finalement pas les plus choquantes ; c'est plutôt la désinvolture totale de la mère par rapport à sa fille, qui l'abandonne sans crier gare après l'avoir trimballée partout où cela n'était pas recommandé. Ses scènes de tragédienne toujours incomprise, ses hauts cris à la voix rauques, ses déblatérations sur son "art" ("mon érotisme est un érotisme littéraire..." et de balancer Bataille) en font un personnage certes coloré mais surtout hautement toxique. Maîtresse chanteur, elle ne cesse de répéter qu'elle aime sa fille -- trop, peut-être, lui suggère un ami peintre. Elle aime Violetta comme elle-même, c'est-à-dire comme la femme d'une quarantaine d'années qu'elle n'aime pas être devenue. Finalement, on se prend à regretter la grand-mère insupportablement bigote chez qui Violetta ne recevait peut-être pas toute l'attention qu'il aurait fallu à une enfant, mais chez qui elle ne l'attirait pas non plus contre son gré.
Et aussi : Lullaby.
17:31 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : film, dvd
25 décembre 2011
Shame
Les critiques que j'en avais lu m'ont fait hésiter à aller voir Shame qu'elles qualifiaient de moralisateur. Franchement, je n'arrive pas à comprendre comment cela se peut. Trouver mauvais un film moralisateur est parfaitement cohérent, entendu qu'on peut dire tout aussi bien que pour le livre : « There is no such thing as a moral or an immoral book. A book is well-written or badly written. That is all. » Mais le seul élément qu'on pourrait à la rigueur juger moralisateur dans Shame est son titre... Steve MsQueen réussit au cinéma ce qui, dans la littérature, constitue la morale du roman (i.e. sa légitimité), à savoir : suspendre le jugement. Il ne s'agit pas de juger le personnage de Brandon mais de comprendre son addiction au sexe ; et l'absence de résolution n'est pas la cause mais la conséquence du jugement critique (qui suspend le jugement au sens de condamnation).
[Affiche très réussie, à mi-chemin entre la masturbation et l'écoeurement.]
Brandon, New-Yorkais trentenaire, ne ressemble en rien à un pervers (d'ailleurs, à quoi ressemble un pervers, sinon à l'idée qu'on s'en fait et qui nous fait replonger dans l'hystérie classificatrice du XIXe siècle qui a vu l'invention du portrait robot ?). Impossible de le mépriser, contrairement à son patron marié et coureur de jupon qui correspond à l'archétype du « gros lourd » tel qu'on peut le rencontrer en boîte. Brandon, lui, n'importune personne. Ça paye : avec la femme entreprenante qu'il a débarrassée de son patron et avec les putes auxquelles il fait régulièrement appel. Pourtant, allongé sur le lit tandis qu'une prostituée se déshabille devant lui, il n'a pas particulièrement l'air d'un affamé sexuel qui veut se la faire : il suffit de voir son sourire timide et heureux lorsque, sur sa demande, elle ralentit son effeuillage. Sous son regard, les femmes deviennent belles et désirables : l'inconnue du métro en devient une reine d'érotisme, dont on se met à remarquer les lèvres qui s'écartent pour lancer des clins d'œil de sourire, les cuisses qui se resserrent sur ses mains et le short qui se retrousse, tandis que les plans passent du visage ému de Brandon au corps frémissant de la belle éveillée.
Où est le mal, alors ? On met du temps à admettre que Brandon souffre d'une addiction au sexe. L'accumulation, bien sûr, est l'indice le plus évident : coups d'un soir, prostituées, pornographie chez soi lors d'un dîner avalé devant l'ordinateur gémissant mais aussi au bureau, qui l'oblige à des séances de masturbation frénétiques au bureau, cela fait beaucoup pour un seul homme. Et un homme seul. Car c'est ce que le film fait très bien apparaître, notamment par des plans fixes sur une pièce de l'appartement alors que l'action ou le dialogue se déroule hors-champ : le vide autour de lui. C'est beaucoup plus impudique qu'un corps nu dans la mesure où il n'y a ni hypocrisie ni voyeurisme de la part du réalisateur. Au lieu de toujours trouver une feuille de vigne d'appoint, drap bien froissé ou cruche bien placée, il laisse voir. Un homme nu ne peut plus être dénudé. Voilà, on a vu et on peut passer à autre chose. Lui, en revanche, non et on s'amuse bien à nous le faire comprendre : comme un chien de Pavlov, le spectateur se met à associer automatiquement la porte des toilettes à la masturbation alors qu'on y va quand même pour autre chose à la base, et c'est encore à ça que l'on pense lorsque Brandon secoue vigoureusement... son sachet de sucre. Tous les détails convergent et nous ramènent toujours à ça, au sexe, dont on constate qu'il est devenu une obsession sans bien savoir quand a été franchie la limite de la normalité.
Brandon ne parvient pas à s'en sortir, car pour sortir de cette obsession il lui faudrait entrer dans le réel des relations humaines et non seulement dans des corps. Il s'enfonce dans la recherche de l'extase, qui lui procure pour quelques secondes l'illusion d'être devenu extérieur à lui-même et à ses problèmes. Il voudrait toujours être autre : un musicien dans les années 1960, précise-t-il à un rencard qui ne souhaite qu'être elle-même, ici et maintenant. Ce sont les années du rock, cette musique qui n'est pas sentimentale, nous dit Kundera, mais extatique, la prolongation d'un même moment, indéfiniment répété, comme un cri sans mélodie. Le réalisateur fait un usage particulièrement pertinent de la musique pour rendre la fuite en avant de Brandon. Lorsque sa sœur ramène son boss chez lui pour une partie de jambe en l'air, il sort courir, des oreillettes en guise de boule Quies. Le long travelling où les rues défilent en même temps que le morceau est tout à la fois accompagné et contredit par la musique de Bach. C'est ce qu'écoute Brandon mais aussi ce qui ménage une distance entre le vécu du personnage et la réception du spectateur (superbement dosée : on est assez proche pour ne pas le juger mais l'identification ne va jamais jusqu'à empêcher le nécessaire détachement – une tragédie réussie, en somme). Le procédé devient flagrant dans une scène de sexe débridée où ne transperce plus aucun son de la scène : la musique de Bach, en nous empêchant de prendre part à la jouissance de Brandon, permet de saisir le moment de l'orgasme comme celui de l'extase. « L'extase signifie être “hors de soi”, comme le dit l'étymologie du mot grec : action de sortir de sa position (stasis). Être “hors de soi” ne signifie pas qu'on est hors du moment présent à la manière d'un rêveur qui s'évade vers le passé ou vers l'avenir. Exactement le contraire : l'extase est identification absolue à l'instant présent, oubli total du passé et de l'avenir.1 » Oubli total de son rendez-vous gâché et de sa sœur Sissy au bord du gouffre.
En effet, si Brandon ne fait pour ainsi dire de mal à personne sauf à lui-même, il ne fait pas de bien non plus. Sa sœur l'appelle à l'aide en vain ; il surnage de justesse et repousse tout poids supplémentaire, sans songer qu'ils pourraient mutuellement s'aider. On les voit donc s'enfoncer en parallèle, jusqu'à ce que Sissy s'entaille les veines, confirmant ainsi que l'addiction au sexe de Brandon, moins radicale mais pas moins réelle, n'est pas la cause mais la conséquence de ses problèmes. Le film se termine sur un sursaut du frère et de la sœur, qu'on interprétera selon sa propre nature plus ou moins optimiste.
Reste la question du titre. Shame ne jette pas l'opprobre sur son personnage principal et possède pourtant un indéniable accent moralisateur. Impossible qu'il s'agisse d'une qualification objective : Shame reprend en fait l'intériorisation du regard des autres. Ashamed. L'absence de tout déterminant m'avait fait penser à l'acception de It's a shame, What a shame ! : C'est une honte, Quel dommage ! Le film m'a en effet mis dans l'état de nerf que provoque quasiment toujours chez moi l'inexorable déclin vers le gâchis. Ce n'était pas comparable à La Bataille dans le ciel qui atteint des sommets en termes d'abysses (les coussins ont souffert de mes nerfs en pelote), mais cela m'a fait trouver lents des passages dont le rythme se justifiait pourtant sans aucun problème (ralentir pour ne pas laisser le spectateur se perdre dans l'extase de la vitesse). La médiocrité fait partie de mes phobies et assister à victoire m'est parfois difficilement soutenable. Heureusement, la réalisation est irréprochable, tout comme le jeu de Michael Fassbender. Sa physionomie expressive permet de rendre le mutisme dans lequel s'enferme son personnage sans que le spectateur se retrouve face à un mur de pierre ennuyeux comme la pluie. L'émotion, retenue, passe à travers une ridule ou la contraction de la mâchoire, infimes mouvements qui en restituent toutes les nuances. Magnifique.
Vous l'aurez compris, it would be a shame not to see it.
[I want to be a part of it, New York...
I want to wake up in a city, that never sleeps...
je l'ai eu dans la tête pendant des jours.]
15:48 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma
19 décembre 2011
Faire un carnage
Prenez un différend entre gamins qui se termine par un coup de bâton dans la tronche et deux dents en moins ; deux couples new-yorkais ; et, très important, le sens de la politesse, qui interdit de se quitter en mauvais termes. Jettez le tout dans une seule et même pièce, ajoutez un peu de crumble froid et de coca tiède, fatiguez bien la bonne pâte ainsi obtenue, et tout le monde vomira bientôt ses tripes, au propre comme au figuré.
[Se (dé)composer un visager]
Les quelques extraits que j'avais lu m'avaient déjà donné envie de découvrir la pièce de Yasmina Reza, alors quand j'ai vu que Kate Winslet figurait dans l'adaptation du Dieu du carnage par Roman Polanski, j'ai résolu de ne pas la laisser passer. Comme les quatre personnages qui ont envie d'en finir rapidement, on est un peu tendu au début et l'on se demande si Nancy, la bonne bourgeoise, et Allan, l'avocat du diable, vont encore en avoir pour longtemps. Une fois que le piège est refermé, en revanche, que les hostilités sont ouvertement déclarées, cela devient reposant "parce qu'on sait qu'il n'y a plus d'espoir, le sale espoir ; qu'on est pris, qu'on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur le dos, et qu'on n'a plus qu'à crier,-- pas à gémir, non, pas se plaindre, -- à gueuler à pleine voix ce qu'on avait à dire, qu'on n'avait jamas dit et qu'on ne savait peut-être même pas encore. Et pour rien : pour se le dire à soi, pour l'apprendre, soi." A gueuler et dégueuler, avec moins d'idéaux mais plus d'humanité que l'Antigone d'Anouilh, car on ne s'affronte pas ici deux à deux mais quatre à quatre.
Rapidement, le partenaire n'est plus un allié indéfectible et l'on s'appuie tantôt sur le genre (entre nous... entente masculine, solidarité féminine) tantôt sur l'alternative à son conjoint (au moins, lui... alors que toi...) pour s'envoyer les piques les plus blessantes. Le spectateur se prend à rire avec tous pour ne pleurer avec personne. La scène où Nancy balance le portable d'Allan dans le vase aux tulipes est aussi hilarante qu'exaspérante sa manie de s'interrompre à tout instant pour répondre aux appels de son associé. Les inititiés se diversifient et les sympathies sont fluctuantes : Allan, répugnant de cynisme et grossier de mépris, parvient, whisky à la main, à s'amuser de la situation et son cynisme même le sauve un peu de l'abaissement général, tandis que Penelope, cette femme si charmante, devient ivre et vite insupportable avec ses grands principes de qui cherche à sauver le monde tous les dimanches. Rétrospectivement, son souci que le gamin fautif s'excuse auprès de son fils n'est qu'ingérence dans la manière dont l'élèvent ses parents. Les adultes ont beau être au-dessus de ça, des disputes de cour de récréation, lorsqu'on touche à leurs enfants, c'est leur éducation et partant leurs valeurs que l'on remet en question.
[Judie Foster/Nancy au bord du ring...]
Dès lors qu'il n'est plus possible de sauver la face, les quatre adultes s'emploient à détruire ce qui reste, prétextant que leurs mines défaites sont le "vrai visage" des hypocrites. La frénésie de destruction qui s'empare d'eux n'est pourtant autre chose qu'une frénésie de la franchise -- destruction franche et massive. On ne se demande plus pourquoi se poursuit ce huis-clos sartrien : il devient évident que chacun ne peut plus se disculper qu'en accusant l'autre. Nul besoin d'inventer quelque raison surnaturelle, le dieu du carnage n'exige pas la foi. Un talent certain, en revanche, pour les quatres acteurs qui tiennent le film à bouts de bras (mais pas de force) : Kate Winslet, Jodie Foster, Christoph Waltz et John C. Reilly sont d'enfer à incarner les autres, ces gens que nous ne pouvons pas supporter mais que nous sommes à notre tour. En résumé, Carnage est une tuerie.
[Oui, c'est exactement ça, le bouquet.]
"On ne sait plus si l'on rit jaune ou noir : c'est la méchanceté ordinaire mais finalement véritable, sous les apparences de domination des instincts" chez Palpatine.
18:10 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, film