Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

14 octobre 2012

Le [formidable] Château de Barbe-Bleue et de Bartók

J'aime décidément cette rentrée symphonique : troisième concert, troisième invitation, par une généreuse anonyme cette fois-ci. Et une soirée qui pourrait prétendre au titre de concert de la saison grâce à sa seconde partie. Oubliez l'Espagne pour construire des châteaux : c'est en Hongrie qu'il faut aller.


La symphonie italienne et dispensable de Mendelssohn

Cette symphonie est anti-synesthésique au possible – une musique sans image, sans nature ni lutin, où les flûtes ne sont que des flûtes. Pour le chef, qui y est plongé, c'est OK, fait-il de la main ; et je crois voir une ombre chinoise cancaner en basson.

J'essaye alors des images de campagne puis de salons luxueux, comme face au miroir on porte devant soi une robe en la tenant par le cintre. Mais je vois au premier coup d'oeil que cela n'ira pas ; je repose mes images sur le portant et passe le reste en revue sans conviction, en sachant d'avance que l'ensemble de la collection n'est pas dans le ton. Les lustres et les fauteuils en velours sont beaucoup trop étincelants et solennels pour ce morceau. La marche que l'on entend est trop légère pour des militaires, même d'apparat, mais elle n'a pas non plus l'allant d'une virée campagnarde qui envoie valdinguer les petits cailloux du chemin de terre. Du paysan, elle n'a que la simplicité, pas la robustesse ni la bonhommie.

C'est une musique d'honnête homme, voilà. Pas de désir, même à réprimer : une simple ligne de conduite à angles droits, comme le tracé d'une architecture sans fioritures. Et lorsque l'on s'emporte, c'est en bon père de famille un peu bourru, qui s'adoucira à la fin, au retour du fils prodigue. Lequel a fait son tour d'Italie, faut-il croire à la lecture du programme que je n'avais pas eu et qui me livre un titre aux antipodes (européens, certes) de mon imagination. Drôle d'Italie que ces paysages au rayonnement mesuré, sans éclat ni aplat, aussi exubérants que des croquis aux pastels de ses ruines. 


Bartók, Balázs et Le Château de Barbe-Bleue,
investi par Elena Zhidkova et Matthias Goerne

Après ce drame bourgeois bien policé, celui de Barbe-Bleue a une tout autre allure. Bien étrange si l'on considère que ce n'est plus le personnage éponyme mais son château qui en est au centre. Barbe-Bleue semble s'y retrancher comme une bête dans sa tanière, sans que l'on comprenne au juste ce qu'il cherche à fuir. On s'attendrait plutôt à ce que cela soit sa nouvelle épouse qui cherche à prendre à fuite. Mais la porte d'entrée reste ouverte et malgré l'obscurité du château, elle ne songe guère à l'emprunter pour aller rejoindre celui, lumineux et orné de roses, d'un prince de conte de fées. C'est ici un conte humain et la nouvelle épouse, qui n'a été ravie à son fiancé que pour son propre ravissement, prend le risque qu'il ne soit que trop humain – inhumain. Elle n'est pas une jeune fille ingénue qui cède à la curiosité en l'absence de son nouveau mari ; Judith ne cède à rien et surtout pas à ce nouveau mari, que je ne peux m'empêcher d'imaginer un instant en Holopherne.

Judith. Ce prénom seul suffit à introduire le doute. Ce n'est plus Barbe-Bleue qui est terrible mais de ne plus être certain de savoir qui l'est. Le comte, bourru comme une bête blessée plus que féroce, semble chercher à se protéger tandis que l'autre conte, celui que l'on connaît, désigne la nouvelle épouse, inconsciente du danger qu'elle court, comme victime. Pourtant la poupée blonde glamour qui chante sous nos yeux a quelque chose de terrible dans le regard, inquiétant à force de fascination, et dans la voix, qui couvre sans problème l'orchestre. Judith obtient de son mari qu'il ouvre une à une les sept portes du hall. La deux premières confirment la barbarie attendue de Barbe-Bleue : la salle de torture et la salle d'arme sont toutes deux entachées du sang qui se trouvait originellement sur la clé confiée à la jeune femme. Judith se délecte de son épouvante, veut baiser de ses lèvres les murs qui saignent, le désirant d'autant plus que cela devrait la répugner. Elle aime Barbe-Bleue, jusque dans son ignominie, et le lui dit, comme un avertissement : cet amour qu'elle livre, par lequel elle se met à sa merci, est un aveu de force et non pas de faiblesse, car elle exige la même chose en retour. Elle n'aura de cesse de le vampiriser, aspirant son sang et celui qu'il a répandu avec la même avidité, le même délice, absorbant chaque recoin de son être jusqu'à fusionner avec lui.

Judith presse Barbe-Bleue d'ouvrir les autres portes, pour faire pénétrer la lumière dans le château. Cette volonté de percer à jour les secrets de son mari se répète après l'ouverture des trois portes suivantes et à chaque fois, cette demande s'accompagne d'une dissonance grandissante, comme si le danger venait justement de là, de la connaissance que l'on tient absolument à porter sur les parts d'ombre du château de Barbe-Bleue ; comme si la cruauté de ce dernier n'existait pas tant qu'on ne l'en soupçonnait pas. Tout à la fois délivré de ses ténèbres et livré au jour qui inonde la salle, il supplie sa femme d'en rester là – et les harpes ont quelque chose de céleste, quelque chose de pur, qui atténue la vague dissonante qui vient de déferler.

Le trésor aux cuivres scintillants, le jardin de fleurs et le domaine entier du comte, terre et lune comprises, qu'ont dévoilés respectivement les troisième, quatrième et cinquième portes auraient dû suffire à Judith comme preuves d'amour. Barbe-Bleue a offert tout ce qu'il pouvait à celle que son âme noire n'a pas repoussée. Mais Judith ne voit plus dans le trésor que les dépouilles de ses femmes précédentes, souillées de sang, de ce sang qui abreuve les fleurs du jardin secret et gorge le nuage dont l'ombre assombrit le tableau. Elle en veut plus, elle veut la vérité, elle veut que cet homme ait tué ses premières femmes, car tant de richesses et de générosité ne peut venir de lui seul. La septième porte ouvre alors sur un lac de larmes, mémoire des chagrins passés, qui n'a plus la douceur du « sang qui sourd des fraîches blessures ». Forcée, l'âme un instant lumineuse du comte se referme sur l'amertume de ce lac de larmes.

En le sommant de se livrer au moment même où il avait commencé à se confier, Judith l'a accusé et a rompu irrémédiablement la passerelle qui aurait pu les mener l'un à l'autre. Elle voulait la vérité et non la légende, la septième porte la lui révèle : Barbe-Bleue y cachait son amour pour toutes ses femmes, « vivantes toutes ! Toutes vivantes ! » Tout le sang qu'elle a vu, c'est elle qui l'a voulu, celui d'amours qu'elle aurait souhaité mortes et qui continuent d'irriguer le jardin secret de Barbe-Bleue, de le nourrir et de passer dans son sang, de s'y mêler. « Dis-moi, dis-moi Barbe-Bleue, qui avant moi tu as aimé ? » Quelles femmes a-t-il aimé, qu'elle doive encore tuer dans son cœur pour y régner sans partage, sans jamais être gênée par le fantôme d'une rivale ? En s'éprenant d'une brute sanguinaire comme d'un coureur de jupon, elle a pris le risque de finir comme les précédents numéros de la série pour être la seule à survivre, celle que l'on choisit et dont on ne sépare plus.

En répandant le sang dans ses visions, c'est Judith elle-même qui a commis les meurtres dont elle accusait Barbe-Bleue, parce qu'elle aurait secrètement voulu qu'il en soit l'auteur. En élimant ce qui le constituait, ce qui faisait partie de son histoire, elle l'a du même coup atteint et, en perçant à jour ses secrets, l'a blessé profondément. Sans rémission, sans retour en arrière possible. Il ne lui reste plus qu'à disparaître à son tour derrière la septième porte, déjà franchie à l'instant même où elle a voulu l'ouvrir, parée du manteau que Barbe-Bleue lui a installé sur les épaules. Elle pensait pouvoir endosser son passé, l'aider à porter le fardeau de son âme, mais il se révèle trop lourd, précisément à l'instant où elle n'a plus le loisir de le rendre. Ce poids qu'ils auraient pu porter tous deux, si Judith s'est résignée entre la troisième et la cinquième porte, elle le lui a arraché et il les a perdus. Elle doit vivre avec ce qui lui est insupportable pour n'avoir pas su l'aimer sans le comprendre – d'un amour aveugle qui se serait heurté à certains de ses secrets, demeurés étrangers, mais par lequel elle aurait pu le toucher. Elle ne peut plus vivre dans le château qu'elle a assiégé et mis à sac par des torrents de lumières. « Désormais, tout sera ténèbres, Ténèbres, ténèbres... » 

 

Dans les contacts avec les personnes qui ont la pudeur des sentiments, il faut savoir dissimuler : elles sont susceptibles d’une haine subite pour qui surprend chez elles un sentiment délicat, enthousiaste ou sublime, comme s’il avait vu leurs secrets.

Si on tient à leur être agréable en pareils instants, qu’on les fasse rire ou qu’on leur décoche quelque froide raillerie : leur émotion se glacera et elles se ressaisiront aussitôt.

Mais je donne ici la morale avant l’histoire.

Nous avons été un jour si proches l’un de l’autre dans la vie que rien ne semblait entraver notre amitié et notre fraternité, seul l’intervalle d’une passerelle nous séparait encore.
Et voici que tu étais sur le point de la franchir, quand je t’ai demandé : « Veux-tu me rejoindre par la passerelle ? »

Mais déjà tu ne le voulais plus, et à ma prière réitérée tu ne répondis rien.

Et depuis lors, des montagnes et des torrents impétueux, et tout ce qui sépare et rend étranger l’un à l’autre, se sont mis en travers, et quand bien même nous voudrions nous rejoindre, nous ne le pourrions plus.

Mais lorsque tu songes maintenant à cette petite passerelle, la parole te manque et tu n’es plus qu’étonnement et sanglots.

Nietzsche, Le Gai savoir.


 

Voilà le pourquoi de la dissonance assourdissante lorsque Judith réclame que lumière soit faite : il ne faut pas que Barbe-Bleue entende ce que sa pudeur veut taire. Lui sait d'instinct qu'il n'y a nul besoin de montrer ce qui est déjà là, et que Judith ne fera que rendre son passé trop encombrant en le plaçant en pleine lumière. Déjà, il pense à eux deux avec nostalgie – harpes et célesta.

 

Ils ont aussi tremblé : Palpatine, Klari, Joël, Hugo...

 

24 septembre 2012

Czech power et chants Élysées

À la fin de la visite du théâtre des Champs-Élysées lors des journées du patrimoine, Miss Bohême, Palpatine et moi nous sommes vus offrir des places pour le concert du lendemain ; j'étais tellement surprise que j'ai balbutié un merci qui a du paraître bien peu reconnaissant. Être invité décuple le plaisir : on n'a pas à se demander si cela va nous plaire, si on a bien fait d'acheter telle place plutôt que telle autre, dans une catégorie différente, ou si on est assez en forme, assez concentré pour en profiter. Il n'y a qu'à préparer des mini-sandwichs (houmous, gruyère et Nutella) pour anticiper la fringale de l'entracte et enfiler une robe dans laquelle on se sent élégante – et qui oblige à l'être, car au moindre avachissement sur son fauteuil, on a la respiration coupée. Buste bien droit, un peu en avant, même, je suis maintenue dans une position d'écoute et n'en perds pas une miette. Comme pour le Nutella qui a débordé et que j'ai raclé du dos de l'ongle entre les plis du papier d'aluminium, j'entraine mes yeux de tous les côtés, pour être bien sûre de ne pas laisser une note tombée entre deux archets.

Yannick Nezet-Seguin, le chef, est tout droit sorti des comédies de Molière ; c'est à n'en pas douter un maître à danser. Comédiens en mal d'inspiration gestuelle, regardez ses enregistrements – et prévoyez des souliers bien cassés, car vous passerez du temps en envolées sur demi-pointes. Il faut dire que La Moldau, de Smetana, soulève comme l'accord triomphant d'un grand film. Il y a tout : un thème qui revient comme le fils prodigue et qu'on ne manque pas de reconnaître ; le manège du temps, carrousel d'un bal, où les regrets et les aspirations montent et descendent en guise de chevaux de bois ; des champs de blés dorés qui ondulent sans qu'il y ait jamais besoin de les moissonner, et mille retrouvailles qui surgissent et miroitent sur les rives tandis que l'on remonte le cours du temps et de sa mémoire comme celui de la rivière. D'où je suis, je vois l'orchestre sous un angle inédit, où les violonistes ont des mains de précieuses, aux poignets cassés, tandis que celles des violoncellistes attendent un baisemain qui ne vient pas. Je découvre grâce à l'un des contrebassistes, qui tient son archet comme un Anglais un parapluie par beau temps ou un cavalier sa cravache repliée, que les ploums de type copeaux de parmesan sont pincés à la main et non frottés à l'archet – de quoi en faire tout un fromage, assurément. J'en suis toute sonnée, comme son co-pupitre dont la tête fait caisse de résonance à chaque coup d'archet engagé. Il ne faut jamais passer outre les contrebasses – d'ailleurs, impossible de passer : alignées au fond de l'orchestre, elles forment un barrage, qui interdit à la musique de s'échapper.

Ayant déjà entendu le Poème de l'amour et de la mer, de Chausson, je me suis autorisée à ne pas partir à la pêche aux mots et à les laisser se perdre dans la cascade blonde de Christianne Stotijn. Dans le troisième mouvement, l'amour s'est échoué sur une plage froide et brumeuse, rendu par le ressac de la mer. Alors qu'il n'y a plus rien, l'Acherontia atropos surgit de l'archet du violoncelliste solo : je l'ai reconnu au papillon, c'est le violoncelliste des Intermittences de la mort, enveloppé et engourdi par le chant d'amour de celle-ci. Il n'y a plus rien que le Sphinx tête de mort qui vous met l'archet sur la gorge. Vous ne pleurez pas, mais le sel marin vous pique quand même les yeux.

Klari, sa co-bureau et moi trépignons à l'entracte ; la seconde partie s'assure de ce que je n'oublierai pas l'existence de l'orchestre philharmonique de Rotterdam. Dvořák est un oiseau-cinéaste de génie : la Symphonie du Nouveau Monde avale les grands espaces à une vitesse vertigineuse. Ses travellings de plaines en gratte-ciels ne ralentissent que pour faire danser la gigue aux migrants et repartent aussitôt pour couvrir d'autres horizons – impatience et avidité. S'il se laisse porter par les courants et dans un solo de flûte planant dévoile des recoins de nature endormis, c'est pour mieux les éveiller et les peupler. Les reprises du cor anglais en font un berger moderne, qui conte cette épopée depuis l'une des petites cases allumées des immeubles.

Pour quelqu'un qui n'a que très peu de concerts prévus sur son agenda, je trouve que cette saison commence bien, avec ses invitations tombées du ciel.  

17 septembre 2012

La rentrée des gammes à Pleyel

Grâce à Laurent (à qui je réussirai bien un jour à offrir un ballotin de chocolat – en mode MAAF : je l'aurai, un jour, je l'aurai), Palpatine et moi avons pu assister au concert d'ouverture de la saison de l'Orchestre de Paris. Je reçois par SMS le mot d'ordre : « Habille-toi comme une princesse. Dress code violet. » Une demi-heure plus tard, une princesse avocate attend son carrosse sur rails. Pas de violet, mais je me suis fait plaisir en sortant ma robe bustier au voile d'Amazone et des collants asymétriques pour en renforcer l'effet. Cela ne loupe pas, les regards marquent un temps d'arrêt, hésitant à attribuer la jambe noire et la jambe transparente à spirales noires à la même personne. Un peu plus haut, c'est sur le chapeau haut de forme de Palpatine qu'ils se fixent. Contrairement à ce que m'a affirmé ce dernier, la soirée n'est pas habillée ; je le soupçonne d'avoir voulu se sentir moins seul. Qu'importe, se préparer pour sortir fait aussi partie du plaisir – on a trop souvent tendance à l'oublier lorsqu'on part en trombe de l'université, un Eastpack orange fluo sur l'épaule.

On passera sur l'eau d'égout pestilentielle qui m'est tombée dessus dans le métro, m'a contraint à ôter et laver ma robe, laquelle, me collant froide et mouillée sur les reins, m'a fait attraper mal, ainsi que sur le chocolat chaud Pierre Hermé qui ne vaut vraiment pas son chocolat glacé à la passion, pour arriver directement à ses macarons divins au concert, où l'on apprend que Patricia Petibon, souffrante (c'est de saison), est remplacée par Mireille Delunsch dans le Stabat Mater de Poulenc. Je veux bien lui envoyer tous mes vœux de rétablissements avec un bouquet de Doliprane et de Carbolevure, mais c'est surtout le compositeur qui m'a fait de l'œil sur le programme. Quoique je ne connaisse pas bien Poulenc, j'ai un immense a priori positif – peut-être à cause d'une consonance chocolatée : Poulenc/Poulain (immanquablement, j'imagine un petit cheval noir comme le couvercle du piano).

Les Litanies à la Vierge Noire viennent du fond du chœur, une supplication tranquille sans larme ni fièvre – une ambiance de « dévotion campagnarde », selon le compositeur, qui substitue ainsi une image à des notions abstraites comme l'épure ou le dépouillement. Ces litanies ne sont pas moins ferventes que le Stabat Mater sur lequel on enchaîne, pourtant plus riche : l'église n'est plus une simple grotte dans la montagne où jeunes filles humbles et vieilles femmes dévotes viennent s'ouvrir et se recueillir tôt le matin ou tard le soir, elle est peuplée d'hommes et de femmes qui n'ont pas épuisé leurs forces à grimper et vivent la souffrance et la joie sans résignation. Les partitions du chœur se soulèvent comme la poitrine d'un seul homme et leurs tranches noires font envoler une nuée d'oiseaux.

Avec le Concerto pour piano n° 3 en ut majeur, Prokofiev fait exploser des feux follets d'artifice – ce que le programme nomme bien plus élégamment « une scintillante décharge d'énergie ». Je découvre que le basson est au classique ce que le saxophone est au jazz et je retrouve avec plaisir les manières tour à tour élégantes et toonesques de Paavo Järvi. Un glissando au trombone s'obtient en soulevant d'une main le drap blanc qui couvrait une cage d'oiseau ou un meuble recouvert pour une longue absence, et un martèlement en sautillant sur place les pieds joints, pour bien enfoncer le clou qui devait dépasser sur l'estrade. Dans une même fenêtre, on aperçoit l'avant du pied du pianiste se lever pour actionner les pédales et le talon du chef s'abattre pour marquer la mesure. Un peu plus haut, les mains du soliste picorent le clavier à coups secs, et un peu plus loin, une caméra se soulève comme un périscope aux aguets, qui ne veut rien manquer.

Le bis de Lang Lang ne m'enthousiasme guère. Cela fait un mois que j'écoute du Chopin quasiment en boucle – au point que j'ai pensé un instant adresser mes remerciements en début de mémoire à Chop(p)in, le compositeur aidant à se concentrer et son homonyme étant un spécialiste de mon sujet – et je n'ai pas pu m'empêcher de penser : moins vite, là, ralentis, ralentis ; c'est quoi cette pause, mais non ; plus doux, moins fort – bref, toujours à contrecourant. On a toujours tendance à considérer une interprétation qui nous plaît comme la vérité d'une partition et à être dérangé par ce qui s'en écarte, mais passée la surprise, la cohérence de l'interprétation surgit et l'on se dit que ce n'est pas mal non plus, vu comme cela ; tout le monde n'est pas Garrick Ohlsson pour secouer Chopin comme une bouteille d'Orangina, et Artur Rubinstein peut en faire ressortir la saveur brute en redoublant de douceur. Mais avec Lang Lang, j'ai l'impression que la musique est interprétée comme un langage binaire et que c'est le piano qui transmet mécaniquement le mouvement aux mains et les fait tressauter à toute vitesse.

L'Oiseau de feu, en revanche, n'est sûrement pas à ressort. Lisez-le bien car cela m'étonnerait que je l'écrive à nouveau de sitôt : j'ai préféré entendre un ballet plutôt que le voir, préféré la suite orchestrale de Stravinski à la chorégraphie de Fokine. Plumé de son kitsch, l'Oiseau de feu fait à nouveau entendre son chant : une vibration ininterrompue, modulée sans cesse comme une lumière* qui chatoie, rutile et miroite, évoquant sans les convoquer les étoffes, les pierreries et l'or d'un Orient fantasmé. Tout cela est gardé à distance, à vol d'oiseau, à travers le bruissement des feuilles et le frémissement des plumes, qui n'existent elles-mêmes que par l'air qu'elles font jouer. On frémit entre peur et lascivité, sans jamais s'abandonner à aucune des deux, même lorsque des gros bras aux gros cors débarquent à la cour du roi pour secouer le prince sous protection volatile (la petite corniste blonde fait encore plus ressembler ses voisins à des ours barbus). Finale en fontaine** : le jet sonore retombe brièvement pour s'élancer plus haut encore, trompe notre attente, jusqu'à l'ultime gerbe. Et pour ceux qui se seraient fait avoir et n'auraient pas assez savouré le dernier jaillissement, le chef nous offre en bis le quatrième mouvement. Spassiba !

 

* En parlant de lumière, l'éclairage, sûrement calibré pour la captation, n'était pas terrible, qui faisait paraître le fond de la scène gris sans rehausser la chaleur du bois.
** Plus connu sous le terme d'hydravion.

08 septembre 2012

Goûter-concert au parc floral

Mieux que le goûter philo ou le café-concert, le goûter-concert. Piano, violon, violoncelle et foule de spectateurs assis sous un grand auvent blanc dans le parc floral de Paris : en avant la musique ! C'est en Espagne que nous faisons connaissance avec le trio Wanderer, avec une pièce de Turina, censée entrer en résonance avec les tableaux de Picasso et Goya (à la base, le goûter-concert était un concert-peinture – on a un peu changé la formule). Le premier mouvement de Circulo, joué sur fond de verdure ondoyante, m'a plutôt évoqué une matinée de printemps impressionniste. Je ne vois pas du tout le soleil aride annoncé par le violoniste. En revanche, lorsqu'il décline, je vois bien la danseuse espagnole sortir de sa langueur puis, lorsqu'il s'est couchée, poursuivre sa promenade in the night, sereine.

Un concert à l'extérieur a quelque chose d'apaisant : les bruits insupportables en salle deviennent une ponctuation nostalgique, comme si le vent nous apportait le souvenir d'un concert joué sous un kiosque, et qu'on en attrapait quelques notes avec un filet à papillons, sans craindre d'en louper, heureux seulement de celles qu'on aurait glanées. Les musiciens se mettent au diapason avec l'ambiance, saluent entre les mouvements pour les spectateurs qui a décidé de les applaudir et usent de leur humour pour introduire les morceaux et en expliquer les particularités. J'apprends ainsi que les notes faussement fausses que j'adore pour la joyeuse pagaille qu'elles mettent ou l'inquiétante étrangeté qu'elles suscitent ont un nom : ce sont des quarts de ton – qui seront donc rebaptisées notes-makis, même si ce n'est pas vraiment raccord avec le thème juif de Vitebsk. On est censé y entendre le bruit de cloches, qui ont inspiré les angoisses du violon-alarme, mais je crois qu'elles ont brûlé avec le reste du village. Ne reste que l'accord plaqué comme on frappe du pied, entre des murs délabrés et des verres brisés, qui résonne à travers des plaines plus ou moins blanches (des traces de pied alertes les sillonnent pour entamer je ne sais où une danse narquoise). Copland est grinçant, Copland est mon nouvel ami.

Pour le trio n° 1 en si bémol majeur de Schubert, le violoniste nous donne un storyboard qui se finit par une promenade en calèche. N'étant pas un personnage de Friedrich, mon esprit a valsé de montagnes en château et de bal en meringue pour finalement se fixer sur la promesse de l'après-concert.

Notre quintette de gourmands a entamé un tour du monde du goûter : petits beignets indiens aux épinards de Joël, dégustés avec de la confiture de pêche ; nonnettes de Klari (tout juste remise des pinces à linge qui faisaient de l'acupuncture aux partitions) ; petits gâteaux argentins aux noisettes, à la confiture de lait et au chocolat, de Hugo, et blondies américains au peanut butter et chocolat blanc par moi-même, Palpatine n'ayant apporté que sa propre personne – assez maigre.