18 avril 2017
L'Opéra vu de Bastille
On pourrait parler en long, en large et en travers des coulisses, des répétitions, des petites mains et des mille métiers qui fourmillent dans le paquebot Bastille, on n'aurait encore rien dit du documentaire de Jean-Stéphane Bron. Préciser le mode opératoire ne suffit pas non plus : l'absence de voix off et d'interview directe ne font pas de L'Opéra un pendant à La Danse, documentaire au titre tout aussi nu de Frederick Wiseman. Celui-ci réfléchit dans la contemplation, celui-là dans l'effervescence…
Même si le calme le plus profond émane de certaines scènes (vue de Paris de nuit depuis le bureau du directeur, regard à travers la fenêtre pendant une leçon de chant…), le rythme du montage ne vous laisse pas le temps de lambiner : c'est qu'il y a toujours une nouvelle personne à suivre, une retouche costume ou maquillage à faire, une mesure à retravailler, un chanteur à remplacer à deux jours de la représentation, des négociations à mener pour faire retirer un préavis de grève, tous en scène dans cinq minutes. Le réalisateur abandonne les uns et les autres sans temps mort ni pitié (tel ce chanteur wagnérien effectuant un remplaçant au pied levé, qu'on ne reverra plus après que son collègue l'a encouragé, ça ne dure *que* six heures), tout en restant fidèle à quelques figures-fil rouges : le directeur pour l'importance des discussions qui ont lieu dans son bureau (je retrouve l'ambiance de certains documentaires politiques visionnés avec Palpatine)(et la vue de ce bureau, bordel, à vous donner des envies de pouvoir), mais aussi et surtout un jeune chanteur russe tout juste engagé dans l'académie lyrique, aux mines tout bonnement impayables.
Les cadrages sont hyper intelligents - souvent tronqués. Au lieu de filmer les coulisses depuis la salle, c'est-à-dire depuis le point de vue d'un spectateur curieux de ce qui lui est dérobé, qui s'introduirait dans l'envers du décor, Jean-Stéphane Bron filme depuis les coulisses, depuis le point de vue de ceux pour qui l'envers est l'endroit où ils travaillent, où tout se joue et se répète. Le point aveugle est déplacé : c'est la salle qu'on entend seulement, devant laquelle salue une chanteuse, ou le journaliste invisible qui interviewe un chanteur venant d'interrompre sa discussion avec l'apprenti qui continue à l'observer à distance (he's not an admirer, he's a signer, précise-t-il, très classe, au journaliste).
Il y a aussi ce plan inénarrable faisant flotter du Schönberg au-dessus d'une bouse de vache un peu trop bien imitée pour une mise en scène. Zoom out : nous sommes dans le box d'un taureau qui fera de la figuration dans Moïse et Aaron et que l'on saoule de Schönberg pour l'habituer. Easyrider (car tel est le nom du taureau) constitue une running joke qui relègue le banc de Millepied aux oubliettes (souvenez-vous de La Relève). Toute la salle a ri lors du zoom out. Et pas qu'à ce moment : L'Opéra est un documentaire qui a de l'humour. Stéphane Bron sait capter et mettre en scène les contrastes et points de friction qui rendent son film si savoureux : la mécène plus-grande-bourgeoise-tu-meurs élue grand-mère musicale par les enfants de dix mois d'école et d'opéra ; la régie qui chantonne comme si elle était en voiture ; les quiproquos de l'apprenti qui maîtrise le chant mais pas du tout la langue et ses yeux qui s'écarquillent quand il comprend que l'amphithéâtre ne comporte pas 100 mais 500 places, juste après avoir ironisé que Gott himself venait les écouter ; ou encore cette scène truculente où Philippe Jordan reprend la prononciation d'un chanteur sur une Wurst.
L'Opéra est une vraie tour de Babel : on confirme en allemand au chanteur russe qu'il est engagé, celui-ci finit en anglais les phrases qu'il baragouine en français, tandis que le directeur félicite une chanteuse en italien. Parfois aussi, tout le monde parle français et c'est du chinois : une partie du chœur refuse ainsi de se plier aux demandes du metteur en scène (pas délirantes pour une fois : chanter en diagonale plutôt qu'en carré)(je ne sais pas si c'est le Français ou l'artiste qui est le plus difficile à manager) ; les syndicats et les contraintes budgétaires s'agitent à tue-tête dans le bureau du directeur ; et l'adjoint accuse un métro de retard lors de la préparation de la conférence de presse :
- …insister sur nos spécificités… notre propre compagnie de danse, l'une des meilleures du monde, la meilleure…
- Non, ça, on ne dit plus.
- Ah bon ?
- Non.
L'humour vient aussi de ce que Stéphane Bron appuie là où ça fait mal - et le fait avec élégance : pas de remarque, on passe, on passe, ça enchaîne, on est déjà passé à autre chose. Il n'empêche, pour le balletomane qui a suivi l'Opéra sur Twitter ces dernières années, ce passage est juste ÉNORME. Deux minutes après le début du film, Palpatine et moi sommes donc en train de nous étrangler de rire. Le reste de la salle n'est pas plus sage, seulement moins balletomane (indice : ça s'effarouche des pieds d'une danseuse lorsqu'elle enlève ses pointes) : tout le monde approuve-grommelle lorsque le directeur souligne que le prix des billets est trop élevé. On est content qu'ils aient remarqué le problème. Mais silence à entendre les mouches voler lorsque le directeur ouvre le brainstorming sur comment résoudre ce "problème insoluble" (commencer par arrêter d'embaucher un vrai taureau et son éleveur, à tout hasard ?)(baisser les prix des soirées moins bankables pour assurer le remplissage et éviter de brader les places ?)(proposer des snacks abordables à l'entracte comme à Covent Garden pour que tout le monde en achète ?)(je ne suis plus jeune à partir de cette année ; j'ai plein d'idées).
Contrairement à ce que j'ai pu lire sur Twitter, la danse n'est pas absente du documentaire, seulement en retrait parce que moins parlante. Jean-Stéphane Bron n'est manifestement pas dans son élément : la grâce du mouvement ne se prête pas aux contrastes dont il est friand et dont il joue par ailleurs de manière brillante. Les seules oppositions qu'il met en scène relèvent de l'opposition entre la scène et le hors-scène, entre l'apparente absence d'effort et la douleur qu'elle peut cacher : ce sont des pieds abimés sous des chaussons de satins, c'est Fanny Gorse qui halète et s'allonge en sortant de scène… plans éculés, encore et toujours le rose et le noir. Peu à l'aise avec la danse, le réalisateur l'est davantage avec le ballet, comme corps de métier (défilé, cygnes, ombres… les tutus blancs se suivent et ne se ressemblent pas) et comme entité à manager (Benjamin Millepied en répétition puis devant les danseurs auxquels il annonce son départ). Rien de bien nouveau, il est vrai ; on aurait tort cependant d'en faire grief au réalisateur : non seulement le ballet a eu ses documentaires dédiés, mais celui-ci montre par leur juxtaposition l'étanchéité des mondes lyriques et chorégraphiques, qui ne se parlent pas, ne se voient pas, tel Stéphane Lissner qui, songeur, traverse la scène sans un regard pour Amandine Albisson, qui répète seule quelques pas de La Bayadère en attendant le lever du rideau.
Bonus balletomane : les balletomanes anonymes auront reconnu @dansesplume en gros plan flou lors de la conférence de presse… ^^
En bref : allez voir ce documentaire au ton truculent tant qu'il est à l'affiche !
22:50 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, opéra, cinéma, film, documentaire, l'opéra, stéphane bron
15 avril 2017
Syndrome de Stockholm chez Disney
Emma Watson n'est jamais aussi piquante qu'en bookworm. Aussi est-ce un plaisir de la retrouver dans La Belle et la Bête. C'est même le principal intérêt du film, globalement un décalque du dessin animé, dont il conserve les numéros musicaux (parce qu'en plus, Emma Watson chante ; et oui, juste, bande de jaloux ; elle a même une voix fort agréable).
Seul ajout notable, un voyage dans le temps et l'espace jusqu'à Paris lors de la naissance de Belle, pour lever le soupçon d'une faute originelle : non, sa mère n'est pas morte en couches, comme on pourrait le croire, mais de la peste. Soit. Notre héroïne est prête pour une élection présidentielle, mais cette entreprise de blanchiment d'origine me dérange un peu, je dois l'avouer. Pour compenser, le casting comprend davantage d'acteurs et d'actrices noirs que dans le dessin animé (il en comprend, quoi). À la surprise d'en éprouver, on se dit qu'il était temps, effectivement (et pas d'effet Benetton - car absence de tout autre nuance ethnique ?).
La nature humaine est en tous cas mieux représentée que la nature tout court, totalement remodelée en images de synthèse : est-ce pour opérer une meilleure transition avec les scènes d'intérieur pleines d'effets spéciaux ou est-on devenu à ce point incapable d'apprécier ce qui n'est pas synthétisé ? Comme d'habitude, déception de voir la Bête, Lumière, Big Ben et compagnie perdre vie en reprenant corps… Il est décidément difficile de renoncer à la magie.
Planquée avec Pink Lady sous ma veste en polaire reconvertie en couverture contre la climatisation exagérée de l'UGC, j'ai en tous cas passé une excellente soirée pyjama en habits de ville.
11:06 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, la belle et la bête, emma watson
10 avril 2017
Coquille poétique-robotique
J'ai étonnamment bien suivi l'adaptation cinématographique de Ghost in the Shell. Doublement : il n'y a pas eu de moment, comme si souvent, où je ne comprends plus rien qui a commandité le meurtre de qui, ni pourquoi ; et c'est suspect par rapport à l'animé*. Je ne me souvenais plus de l'histoire, mais très bien du flottement perplexe et poétique dans lequel je l'ai reçue. Sauf dans la scène de plongée sous-marine, plus d'onirisme contemplatif, fondu-disparu dans les codes du film d'action et ses ralentis de tir. Tout se comprend trop bien ; Palpatine qui a le chef-d’œuvre bien en tête désigne l'épisode de prequel, qui explique de quel corps vient l'esprit de l'héroïne que des savants ont transféré dans une carcasse de robot. Se manifeste ici une tendance arachnéenne à combler tous les coins (lecteurs de Kundera, cette métaphore vous est dédiée), à circonscrire le mystère, qui en devient plus consommable : pas de ballonnements intestinaux, pas d'irrésolu qui pourrait hanter ; les questions sont ravalées au rang de thématiques.
Au premier rang desquelles le lien entre corps et esprit. Se définit-on plus par le corps ? par l'esprit ? par nos souvenirs (assimilés au corps en ce qu'ils s'héritent) ? par nos actions (décidées par l'esprit) ? Malgré mes objections muettes étayées à coup de Memento**, l'adaptation penche très clairement du côté de l'action et de l'esprit, dans un élan de Lumières (occidentales ?) qui confine à la négation du corps (chrétien ?). Jusqu'à modifier la fin du film, souligne Palpatine : dans l'animé, l'héroïne disparaît dans un au-delà désincarné, comme Scarlett Johansson dans Her et Lucy ; dans le film, elle refuse cette mort-échappée-transfiguration et reste, est-il dit, pour faire justice… trahissant par là notre rapport ambivalent au corps. D'un côté, on sur-valorise notre enveloppe extérieure (la carcasse robotique) ; de l'autre, on refuse d'être au monde incarné (le coquillage poétique), c'est-à-dire de mourir, c'est-à-dire de vivre. Et de glorifier-rêver un esprit indépendant qui pourrait nous survivre. Alors que l'animé distillait une certaine nostalgie pour ce fantasme perçu comme sclérosant, le film s'y engouffre avec l'énergie du désespoir, piétinant toute aspiration de sagesse et de sensualité***.
S'y ajoute un léger malaise dû au casting : d'abord parce qu'il suggère qu'un corps est par défaut un corps occidental blanc (nous sommes dans une firme robotique japonaise, pour rappel)(et un système hollywoodien, donc pas vraiment étonnant), et parce que Scarlett Johansson se retrouve une fois de plus à jouer une femme-robot. Certes, on voit bien en quoi sa sensualité est un atout pour le réalisateur : même avec une démarche mécanique, même en revêtant un masque de non-expression, l'actrice transpire l'humanité par tous les pores de la peau. Mais l'insistance avec laquelle on la désincarne de film en film me donne la désagréable impression que l'on cherche à évacuer un corps par trop envahissant, trop humain… trop incarné. Si encore elle n'était que pur corps, sans regard, sans expression, un corps bête, enfin… Mais non, la pensée est toujours chez cette actrice incarnée et sa présence achève de mettre en lumière les impensés de l'adaptation, qui transplante un ghost nippon dans un shell occidental sans s'apercevoir que s'opère un changement de sensibilité, avec notre ambivalence fondamentale d'Occidentaux incapables de penser autrement qu'en terme de corps et d'esprit… nous rendant par là-même incapables d'appréhender la mort autrement qu'en la refoulant. D'un côté ce qui vit : l'esprit ; de l'autre ce qui meurt : le corps ; rien d'incarné qui vivrait parce qu'il se meurt et se recompose à chaque instant. Mais plus de cela lorsque je vous parlerai de mes lectures de François Jullien.
* Pour corser le tout, l'animé est multiple et les différentes occurrences proviennent elles-mêmes d'un manga papier… peut-être suis-je partie en live un peu vite…
** Dans ce film de Nolan, un homme qui n'a plus de mémoire qu'à court terme se tatoue sur le corps les indices par lesquels il espère venger la mort de sa femme… et se fait rouler propre avec le spectateur : la surface scriptible de l'épiderme ne saurait se substituer à la mémoire profonde du corps-esprit. Ne pas se laisser définir par son passé, c'est bien (surtout si ça nous épargne Zola) ; agir en le connaissant (son passé, pas Zola), c'est mieux.
*** La question m'a taraudée pendant tout le film : l'héroïne mi-humaine mi-robot pouvait-elle sentir (dans le délire technologique, on pourrait très bien imaginer des capteurs sensitifs, qui envoyés au cerveau simuleraient des sensations) ? Il semblerait logique que non, et que ce soit à partir de là qu'elle n'a plus sa place dans le monde, parce qu'elle n'est plus incarnée.
22:52 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, ghost in the shell, rupert sanders
31 mars 2017
Miss Adelman
Samedi dernier, les vitres se mettent à trembler. Une marche pour un homme politique, une manifestation contre la société telle qu'elle est, Google ne sait pas trop : une gaypride sans gay ni joie, aux allures de fin du monde. Les basses font exploser sans discontinuer leurs pulsations de mort ; elles mitraillent un rythme intenable qui affole le cœur qui part en tachycardie qui part en crise d'angoisse. Je me réfugie dans la salle de bain, seule pièce aveugle où les vibrations sont à peu près tolérables, et j'attends que ça passe, le défilé et l'angoisse ; j'attends que ça se desserre, que ça ralentisse… Faites que ça s'éloigne, j'ai l'impression que ça va se fissurer à l'intérieur tellement tout est oppressé-contracté-pressurisé. Je suis dans le noir en pleine journée, consciente du ridicule et du corps noué dans lequel je me trouve piégée.
Ça passe, évidemment ; heureusement. Je noie les dernières larmes dans une tasse de thé bien chaude, puis deux, puis trois, puis quatre, puis je décide de sortir me changer les idées, même si la séance de ciné rapprochée n'est pas l'idée du siècle après m'être ainsi rempli la vessie. C'est encore moins l'idée du siècle lorsque je découvre en sortant du métro que la parade s'est rendue jusque là. Tant pis, je prends mon mal en impatience, me bouche les oreilles et cours en apnée sonore jusqu'au cinéma, jusqu'à la salle à l'étage… où les gros fauteuils rouges amortissent tant bien que mal les vibrations. Impossible de poser les pieds au sol (pourtant à l'étage !) sans me sentir immédiatement traversée par ce courant. C'est épuisant - néfaste, on dirait même, comme si l'on faisait vieillir notre corps en accéléré.
Il faudra une demie-heure environ pour que cela s'arrête, une demie-heure pour s'habituer au ton bizarre de Monsieur et Madame Adelman. J'ai choisi ce film pour son horaire, mais aussi parce que Mum m'a dit que l'héroïne lui avait fait penser à moi. Pendant tout le film, je me suis demandée si la ressemblance était tenait à l'actrice ou à son personnage. Doria Tillier est grande, mince, cheveux longs, ni belle ni moche (une fausse moche, dirait Palpatine), et elle a cette légère akwardness que je remarque quand je me vois en photo, ce long buste, qui la fait paraître à la fois en retrait et débordant (effet de L x h), l'empêche tout autant d'être gracieuse qu'invisible. Cela tombe bien, vous me direz, il faut toujours que ça accroche quelque part pour que l'on tombe amoureux de quelqu'un - un truc qui dérange, une aspérité, un grain. Et son personnage en a un, de grain. Pas de folie, c'est trop commun : de fantaisie. Sarah est fantaisiste. Sarah est déjantée. Sarah est amoureuse de Victor, ce mec torché qu'elle croise et dont elle décide de tomber amoureuse. Le coup de foudre n'est pas subi, il est décrété dans l'instant même où il devrait l'être. Cela me plaît, cette idée d'amour décidé. Victor n'est pas canon, Victor n'est pas talentueux, il est maladroit au lit et ne veut même pas d'elle, mais elle, le veut et elle l'aura. Et elle le perdra et elle le laissera et elle le rattrapera, avec beaucoup d'erreurs mais sans faute : Victor est la ligne directrice de sa vie, qu'elle a tracée le jour où elle a biffé son premier manuscrit d'écrivain raté.
L'amour n'est pas chez Sarah un truc qui lui tombe dessus ; c'est une petite obsession qu'elle cultive avec beaucoup de détachement. Il faut voir la scène où elle débarque dans sa famille au bras de son frère à lui ; Victor l'imagine au lit avec son frère : "Ça me dégoûte," ; "Moi aussi, un peu" qu'elle répond avec aplomb, contente de son coup. Il faut voir, un peu plus tard, la pitié cinglante avec laquelle elle s'en prend à la fille qu'il continue à voir. Elle est féroce, elle est irrésistible : elle s'en fout. Personne ne s'en fout avec une telle constance. Victor n'est pas son destin ; c'est Sarah qui est le destin de Victor, c'est elle qui lui tombe dessus et qui finira par en faire un écrivain à succès. Moins muse que maîtresse, cependant : l'un et l'autre se manipulent sans cesse avec une joie presque perverse. Presque seulement, car Victor est trop égocentrique pour être sadique et Sarah n'est pas masochiste ; elle sait seulement ce qu'elle veut, même si elle le veut avec une détermination effrayante. Elle ne s'acharne pas, pourtant ; elle sait même lâcher au bon moment. Elle les a liés de manière indissoluble : quand bien même ils se retrouveraient séparés, ils se retrouveraient.
Et c'est l'autre chose qui me plaît, avec l'anti-destin de l'amour décidé : ce lien souterrain entre deux êtres. En-deçà au-delà de l'amour, ils sont liés. Comme Simone de Beauvoir et Sartre, liés alors même qu'ils ne couchaient plus ensemble après quelques années et que Nelson Algren suppliait Simone, passionnellement amoureuse, de venir vivre avec lui aux États-Unis (je ne sais pas si Simone raconte ça à Nelson pour le rassurer, mais apparemment Jean-Paul était un mauvais coup)(ce qui est assez réjouissant quand on s'est tapé quelques-uns de ses livres pas baisant du tout)(alors que ceux de Simone de Beauvoir sont exaltants)(Simone, "douée pour le bonheur" comme Sarah, décidée à aimer)(j'arrête avec les parenthèses). Pas parce que c'était lui, parce que c'était moi : juste lui et moi. Lui-moi. Allume-moi. Sarah est une splendide allumeuse, juste ce qu'il fallait à Victor, pas franchement une lumière. Et c'est parfait comme ça, parfaitement insupportable, parfaitement jubilatoire.
On ne comprend pas trop, sur le moment, comment ce flirt constant avec l'immoralité n'en devient jamais malsain. On se doute, notez bien : l'humour. Et l'amour et l'ironie. Mais on n'en prend conscience qu'à la fin, dans un renversement que je ne vous dévoilerai pas mais que j'aurais dû voir venir si je n'avais pas relégué le récit en abyme au rang d'artifice convenu. Sarah raconte leur histoire à un journaliste venu à l'enterrement de Victor : on oublie rapidement que le ton est le sien - parce qu'il est avant tout celui de Nicolas Bedos et Doria Tillier, scénaristes et acteurs, spot on. Il y a tellement de passages farfelus et justes : celui-ci, par exemple, où Sarah remarque qu'on ne quitte pas les gens parce qu'ils sont médiocres, mais parce qu'ils deviennent insupportables à ne pas supporter de l'être devenu. J'ai gloupsé. Ressemblance physique ou mentale ? Pour Mum, elle me l'a confirmé ensuite, la ressemblance était affaire d'attitude, non de caractère. J'ai tout de même eu le temps de m'y retrouver un peu plus que ça, et de remarquer/déplorer que je n'étais pas, plus, aussi décidée que ça, que Sarah, dans la fantaisie de laquelle pourtant je me sens bien (ce génie du déguisement chez Doria tillier, cette réinvention constante de son personnage…).
***
En sortant, je découvre dans les camions arrêtés en pleine voie des baffles grandes comme moi. Il reste des noyaux de gens ça et là. Malgré moi, j'ai un peu peur : pas des looks marginaux, que je trouve plutôt attendrissants dans le désir qu'ils expriment de (re)faire communauté ; je redoute surtout l'effet de groupe sur les jeunes alcoolisés. Individuellement, pourtant, ce sont des anges : le groupe gueule dans le Franprix en cherchant de la barbac et des packs de bière ; l'individu rappelle que, oh, faut des légumes aussi, pour faire des pâtes-aux-légumes, on a un végétarien. #JaimeLaMortEtLesLégumes
22:09 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, monsieur et madame adelman, doria tillier, nicolas bedos