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05 novembre 2009

Un Don Quichotte slave

Samedi au théâtre des Champs Elysées se produisait le ballet de Saint-Petersbourg, qui a pour particularité d’être russe sans être ni le Bolshoï ni le Marinsky, et de graviter autour d’Irina Kolesnikova, qui n’en est pas l’étoile mais la star, avec tout le battage médiatique que cela suppose (quand bien même il a lieu à l’intérieur du cercle réduit des balletomanes). Affiches, DVD en vente à l’entrée, à l’entracte et à la sortie (l’argent, c’est du temps) et programmes qui, dans leur format et leur mise en page, évoquent davantage Holiday on Ice ou quelque comédies musicales que l’Opéra de Paris, ne sont pas sans me rappeler le théâtre de Mogador lors du Lac des Cygnes de Matthew Bourne.

L’étoile fait également trou noir et avale les autres points de la constellation : en fait de distribution, il y a Irina Kolesnikova, et pour les autres, eh bien, il faudra émettre des conjectures armé de vos jumelles et des mini-bios du programme (dans lequel on apprend que Olga Ovchiminikova « loves rainy weather, the stars and the full moon rainbows and hot tea. She adores cats and dogs » et que Dimitri Akulinin « is interested in computers and cars ».) ou s’introduire auprès de balletomaniaques certifiés (en fait, non, c’était la représentation du lendemain).

 

(à pois, oui...)

 

De face au premier balcon, ma grand-mère et moi étions parfaitement placées pour apprécier le spectacle. Après les avoir vues dans la Bayadère l’année dernière (enfin, la saison dernière), je me demandais un peu ce que donneraient les Russes aux jambes infinies et aux bras lyriques en Espagnoles, que l’on veut nerveuses et séduisantes. Dymchik Saykeev en tête, les tziganes de l’acte II viennent nous rappeler que le caractère bien trempé des slaves permet sans problème de bâtir des châteaux en Espagne : ce sont des cambrés renversants pour les danseuses renversées par leur partenaire (-ah ouais, il y avait un cambré à cet endroit-là ?), des épaulements de caractère (voire caractériels – les têtes sont si marquées que les regards disparaissent parfois vers le sol – du moins depuis le premier balcon), et une énergie folle – joyeuse escapade récréative après les représentations de Giselle des jours passés et avant le très classique Lac des cygnes.

Le corps de ballet (toujours un peu à l’étroit lorsqu’il est au complet – pourtant une quarantaine de danseurs tout au plus) m’a paru bien plus ensemble que la dernière fois. Ou peut-être se soucie-t-on peu de l’alignement des danses de rue lorsque l’ensemble est vif et enlevé – enthousiasmant.

On en oublierait presque les costumes qu’on dirait amassés au fur et à mesure sans vision d’ensemble. Dommage, car les décors étaient très réussis. Les couleurs des jupes jurent joyeusement : Mercédès (envoutante Evgenia Shtaneva) déploie son aguichante sensualité dans une robe rose quand les toréadors sont en rouge, et Gamache se ballade en violet criard au milieu des frous-frous jaunes et verts. Le songe du royaume des dryades nous fait un petit rappel du bon goût anglais qui œuvrait déjà dans la Bayadère, avec des bleu, vert d’eau et rose bonbons, qui ne valent cependant pas la choucroute blonde dont était affublée Olga Ovchinnikova ( ?), par ailleurs un Amour de danseuse. D’une manière générale, le rêve de Don Quichotte vient un peu comme un cheveu sur la soupe, l’incise d’un intermède en tutu plateau est un brin kitsch. Avec leur manie des jambes pliées, les russes apparaissent comme de charmantes confiseries sur béquille. Certaines dotées de plus de crème que d’autres ; j’ai cru un instant que l’une des quatre danseuses était un peu enrobée (ce qui de toutes manières aurait été très relatif à la maigreur des autres), avant de m’apercevoir que c’était simplement qu’elle avait de la poitrine. Retour à la réalité.

 

 

La pantomime est exagérée jusqu’au burlesque. Les oeillades de Kitri sont un régal, d’autant que le maquillage bien chargé fait ressortir le blanc des yeux agrandis de surprise ou d’amusante inquiétude. Je me régale aux jumelles des expressions des uns et des autres – et non pas uniquement, comme le suggérait ma grand-mère emballée, du physique fort peu désagréable de Basile, Dmitry Rudachenko, je dirais ( ? malgré une photo peu flatteuse dans le programme). En plus d’être très mignon, il a la fougue (et la taille) requise pour être parfaitement raccord avec sa partenaire. Le couple fonctionne très bien, synchronisé jusque dans son coup de moins bien lors des variations du pas de deux du troisième acte : après les pirouettes plus qu’approximatives (pour ne pas dire chaotiques) de Basile, Kitri réussit à envoyer valser faire tomber son éventail après un début à la Noureev (? pour remplacer les grands jetés par des attitudes à la russe ?). Elle a finit la variation avec force mouvements de bras ; puis un dévoué garçon du corps de ballet est galamment allé récupérer l’éventail accusateur abandonné en avant-scène, histoire que la suivante ne se casse pas la margoulette dessus. Heureusement, la coda a été explosive, avec autant d’assurance et d’élégance que Basile en avait montré jusque là (contrairement à Dmitri Akulinin qui a campé son toréador avec certes l’aplomb nécessaire, mais aussi une force qui ne l’était pas forcément), et une Kitri qui a claqué des triples tous les trois fouettés.

Néanmoins, les danseurs ne cherchent pas la technique, ils l’ont trouvée : pas de spectaculaire, rien que du spectacle.

19:46 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : danse, ballet

23 octobre 2009

Précieux et étincelants : de joyeux joyaux

Les Joyaux sont le premier ballet de Balanchine qu’il m’a été donné de voir, il y a quelques années, et j’y suis retournée hier en bonne compagnie (je vais peut-être poster le compte-rendu avant, si ce n’est pas dingue, ça !). Je ne sais pas si c’est parce que le ballet nécessite la réquisition d’une belle brochette constellation d’étoiles à déguster sur place, qu’il y a moins de monde à faire venir que pour un ballet traditionnel, ou si ce choix judicieux ne doit en fait qu’au hasard, mais la soirée s’est ouverte par le défilé de l’école et du ballet de l’Opéra de Paris, avec toute la pompe musicale et le pas cadencé que cela suppose. Il obéit à des règles solennelles : les danseuses, toutes en tutu plateau blanc, descendent d’abord la scène à partir du foyer de la danse, pour l’occasion ouvert en arrière-scène, depuis la sixième division (un rat lance l’offensive) jusqu’aux étoiles, en suivant les échelons de la compagnie ; puis viennent les danseurs, élèves et professionnels, en haut blanc et collants noirs, sauf les étoiles tout de blanc vêtus. Seule entorse au crescendo hiérarchique : les étoiles sont intercalées entre les rangs de danseurs, histoire de souligner que chacune est unique en son genre, et de ménager les slaves d’applaudissements, qui se révèlent la côte dont ils jouissent auprès des balletomaniaques. Comme l’a dit l’une d’elles, qui attendait pour des places de dernière minute et qui avait déjà vu le défilé, Emilie Cozette a pu sentir un froid. Ce n’est pas l’Antarctique non plus, même si cela ne peut évidemment pas rivaliser avec les applaudissements chaleureux adressés à Aurélie Dupont ou Nicolas Leriche. Il est assez amusant d’observer la disparité des morphologies et surtout des tailles lorsque toutes les étoiles se retrouvent en ligne.

Munie de mes jumelles, je n’ai eu aucun mal à repérer A., un garçon de mon cours de danse qui a rejoint Nanterre cette année comme stagiaire (heureusement qu’il était côté jardin). Sa mère disait dans les vestiaires que la perspective du défilé n’avait pas l’air de l’émouvoir plus que cela, mais malgré la belle prestance et le pas assuré (beaucoup plus chez les garçons que chez les petites filles, qui ne paraissent pas forcément très à l’aise), le sourire indiquait tout de même quelque timidité.

Après le défilé des têtes couronnées, on nous a proposé quelques parures à assortir (pas avec des tenues, mais avec des pays) : les émeraudes, les rubis et les diamants, qui renvoient respectivement à la France, aux Etats-Unis et à la Russie.

C’est amusant, alors que j’expliquais à la Bacchante que je ne connaissais rien à la musique et qu’elle me racontait qu’elle avait trouvé un moyen d’identifier l’origine géographique/culturelle d’une musique en l’associant à une couleur, j’avais tout de suite pensé à Joyaux, et le lui disant, elle s’est rendu compte l’avoir justement lu dans un dialogue du livre qu’elle avait entamé. Coïncidence qui peut prêter à sourire mais qui montre combien les correspondances synesthésiques, toutes personnelles et arbitraires qu’elles puissent être, sont un procédé bien ancré dans notre manière de lier les choses entre elles.

La trilogie des couleurs se retrouve au niveau des costumes, déclinés en tutus longs ou romantiques pour les émeraudes, sortes de bustiers à jupette courte pour les rubis, et tutus plateau pour les diamants – tous de Lacroix, magnifiques. Et pourtant, Dieu sait que je ne suis pas une fanatique de la paillette et du brillant ; mais là, tout scintille sans être clinquan.

Nous avons eu droit à une distribution de rêve, surtout pour les rubis et les diamants.

En émeraudes bien polies, dansaient Laëtitia Pujol et Clairemarie Osta ; en émeraude un peu lisse, Mathieu Ganio. La variation de Clairemarie Osta était très réussie pour la partie qu’il m’a été donnée de voir (loge de côté, un angle mort du côté cour, qui n’a posé de véritable problème que pour cette variation, puisque les solistes étaient assez centrés le reste du temps, et que l’on peut aisément reconstruire mentalement la symétrie escamotée). Laëtitia Pujol n’était pas mal non plus ; je l’ai en tous cas davantage appréciée que lorsque je l’avais vue dans le même rôle en 2002 – à moins que ce ne soit la chorégraphie, que j’ai trouvée beaucoup plus fine et ciselée que la dernière fois, où cette partie m’avait semblé un peu plate en comparaison des deux autres plus enlevées. A moins encore que ce ne soit la musique de Fauré. (Toute parfaite qu’elle soit en rubis, j’aimerais vraiment voir Aurélie Dupont dans les Emeraudes, elle serait capable de me les faire apprécier encore davantage).

Aurélie Dupont, Mathias Heymann et Marie-Agnès Gillot ont été tout feu tout flamme en rubis. Il faut dire que la chorégraphie, sur la musique de Stravinsky, s’y prête plutôt bien ; à tel point que Rubis est souvent donné indépendamment des autres pierres précieuses entre lesquelles il est serti, sous le nom de Capriccio (157 représentations, contre 75 pour le vert et 76 pour le blanc – je me demande si les Diamants seraient aussi beaux présentés bruts).

Marie-Agnès Gillot, qui domine bien d’une tête le corps de ballet féminin et qui paraît plus à son aise lorsqu’elle danse au milieu des hommes, avait quelque chose d’une splendide amazone, resplendissante dans son écrin de partenaires qui, la maintenant qui d’une jambe, qui d’une cheville, qui à la taille, la tournaient de tous côtés, comme le joailler oriente une pierre précieuse de manière à lui faire prendre la lumière et à multiplier les reflets qui en émanent. Cette espèce de pas de cinq n’est pas évidente, si l’on ne veut pas donner l’impression d’une manipulation chirurgicale et ne pas réveiller chez le spectateur le rêve pour la danseuse d’avoir un partenaire pour lui faire la grue et que ses jambes tiennent en l’air sans effort.

Aurélie Dupont était elle aussi parfaite, c’est peu de le dire. Ses équilibres lui permettent vraiment de jouer sur les terribles déhanchés de cette partie (avec la marche sur « pieds cassés » de Gillot, la chorégraphie en jette). Entre deux mimes de corde à sauter, elle paraissait en pleine complicité avec Mathias Heymann. Je ne l’avais jamais vu (en tous cas, pas en tant qu’étoile ou soliste), et suis tout à fait ravie de combler cette lacune. B#2 avait raison, il a un peu le ballon d’Emmanuel Thibault (c’est d’ailleurs lui que j’avais vu la première fois), patiné d’une élégance certaine. Pour que les sauts paraissent impressionnants alors que la vue en plongée a tendance à les écraser considérablement…

Bref, c’était terrible.

Après l’entracte et une tentative avortée de se replacer, on reprend place de pied ferme (oui, oui, au singulier, je me suis perchée sur le pied gauche –talonné- pour avoir une meilleure vue) pour la troisième et dernière partie, une rivière de diamants sur la musique de Tchaïkovsky. Plus de bras déliés et d’abandons romantiques, ni de déhanchés jazzy, le blanc n’est pas la couleur de la pureté pour rien. Du classique dans ce qu’il a de plus magistral, avec de belles lignes, qu’il s’agisse de celles parfaitement harmonisées du couple Agnès Letestu – José Martinez (the perfect cast), ou des alignements impeccables, quoique constamment ré-agencés du corps de ballet - qui pour une fois ne fait pas les potiches : ça défile, tourne et plonge (arabesque) sec. Une des filles du corps de ballet  (mais laquelle ? – il faudrait procéder par déduction, il ne me semble pas l’avoir vu dans les parties précédentes – ni dans d’autres ballets, d’ailleurs) est fascinante, son port de tête est d’une classe infinie, même lorsqu’elle ne danse pas et que les autres ont le charisme qui rabougrit le temps de reprendre leur souffle. Et puis, rien à faire, une pléiade de danseur qui pirouette d’un même élan, ça claque. Vous me direz, c’est souvent le but recherché à la fin d’un ballet – la tentation de l’apothéose, voilà tout (tant que c’est réussi, on en redemande).

On aurait bien imaginé continuer avec des saphirs en bonus, mais on ne déroge pas aisément à la sacro-sainte trinité.

13 octobre 2009

Oust ! Du ballet !

 

 

 

Le bas de l’affiche

 

Le gros plan sur les jambes des flocons de Casse-noisette, qui constitue l’affiche d’un nouveau documentaire au titre ô combien original de La Danse, n’était pas pour me rassurer sur le potentiel niaiseux du film. Ajoutez à cela une police peu sage– mais qui tire plus sur l’art déco que sur l’anglaise kitsch de la collection de DVD de danse, qui sort en kiosque (après, quand il s’agit d’avoir les Joyaux dans une distribution de rêve pour 12€, on passe rapidement sur le mauvais goût du maquettiste)- j’avais quelques craintes.

Peut-être aurais-je dû être davantage sensible à la composition, les tutus devenant graphiques en créant une zone blanche symétrique à celle où figure le titre. Peut-être cette affiche est-elle plus simplement destinée à faire venir les fétichistes des tutus-diadèmes-pointes, sans pour autant perdre le balletomane pur et dur qui viendra quand même, quelle que soit l’affiche, l’occasion étant trop rare pour être snobée. Mais…, bredouillez-vous, cela signifierait-il que l’amateur de tutus-diadèmes-pointes ne serait pas venu autrement ? J’en ai bien peur. Pour tous ceux qui n’appartiennent pas à cette catégorie, réjouissez-vous : ne vous fiez pas à l’affiche, c’est un attrape-nunuche.

 

Un anti-âge heureux

 

Dès les premières images, le ton est donné : passé un plan général du palais Garnier (on y échappe difficilement), on nous plonge dans les caves du lieu, avec ses couloirs gris et glauques, pleins de tuyaux et de repères tracés à coup de fin de pots de peinture, puis au niveau des machineries (ou de stockage de bobines et autres lourds accessoires non identifiés). Pas d’envolées lyriques sur les toits de l’opéra : tout au plus nous montrera-t-on, avec des images type documentaire animalier sur Arte, la récolte du miel qui y est cultivé. Pas le temps d’entrer dans les alvéoles, la ruche bourdonne en tous sens, de la musique sort de tous les studios, et celle qui s’attarde pour répéter quelques enchaînements de Médée se retrouve enveloppée de bribes de Casse-noisette.

Pourtant, la caméra ne croise personne dans les couloirs, glisse sur les escaliers ne grouillant pas d’élèves comme avant un défilé, et s’attarde sur les bancs vides qui meublaient les vestiaires des petits rats de l’Age heureux.

Les habitués de documentaire de danse souriront peut-être également devant la séquence un peu longue sur la cantine de l’opéra : il y a certes du brocolis, mais avec de la semoule et de la sauce, et sans pomme. Pas de fixette sur le menu diététique pour le rester (menue).

Vous l’aurez compris, le documentaire prend le contrepied de l’imaginaire de la ballerine, et c’est se montrer à la pointe que de repartir du bon pied. Pas d’overdose de pointes, pendant qu’il en est question : hormis Casse-noisette et Paquita, qui sont surtout là pour nous donner à voir le travail du corps de ballet, on fait dans le contemporain, en mettant l’accent sur l’élaboration de l’interprétation qu’il requiert pour les solistes.

 

 

L’anti-glamour est poussé jusque dans le classique pur : la sueur n’y est pas luisante. Le traditionnel travelling qui remonte en gros plan des pointes au plateau du tutu prend un tout autre sens lorsqu’il suit les jambes de Pujol (je ne suis plus bien sûre) en répétition : pointes destroy, collants blanc au-dessus de la cheville, sudette qui coupe le mollet et, cherry on top, le short-culotte rose sous le tutu blanc de répétition. C’est ce qui s’appelle en tenir une couche.

 

[Bon, on n'échappe pas au quart de seconde David Hamilton...]

 

 

La voie du sans voix

 

On peut trouver que le documentaire met du temps à démarrer, mais force est de capituler : on attendra en vain une voix off. La caméra filme comme un œil omniscient derrière lequel s’efface le caméraman muet (au contraire de Nils Tavernier qui posait des questions tous azimuts) et que l’on oublierait presque si le montage ne rappelait pas la subjectivité d’une présence. Pas d’enième compte du nombre de danseurs dans la maison, du parcours du quadrille jusqu’à l’étoile, des plaintes sur la fatigue physique compensées par des yeux brillants ouvrant sur des soupirs d’enthousiasme. Mais pas d’indication non plus : on ne sait pas qui danse, ni quoi, qui fait répéter, quel nom porte ce chorégraphe…

Les seules « explications » que l’on obtienne, c’est par le truchement de Brigitte Lefèvre. Mais là encore, il faut souligner qu’elle apparaît d’abord au téléphone et qu’elle ne s’adresse pas plus à la caméra par la suite. Elle est prise dans son rôle de directrice de la danse, qui se doit de recevoir les partenaires (l’organisation de la réception des mécènes américains lors de la venue du NYCB vaut son pesant de cacahuètes – « et que peut-on prévoir plus particulièrement pour les « bienfaiteurs » ? Ce sont les plus de 25 000 dollars. »), les chorégraphes (je ne sais pas qui c’était, mais il ne comprenait visiblement pas la différence de statut entre les étoiles et le corps de ballet) et les danseurs (crise de fou rire devant la piquante danseuse –who ?- qui vient refuser le pas de trois de Paquita, parce qu’elle est déjà bien trop distribuée et que bon, elle n’a plus vingt-cinq ans).

Frederick Wiseman ne prend pas la parole, mais il ne la donne pas non plus : on évite les approximations de danseurs qui ne sont pas rompus à la parole et on les laisse s’exprimer de la manière qui leur convient le mieux : par le geste (dansant ou pas, selon qu’il s’inscrit dans la chorégraphie ou dans l’attitude lors d’une répétition). Alors que souvent dans les documentaires la caméra glisse d’une salle à l’autre et prend la fuite sitôt la variation finie, Frederick Wiseman prend le temps (et en 2h40, vous avez le temps d’avoir mal aux fesses – à ce propos, Palpatine, ton titre était déjà pris : « C'est long mais c'est beau. Rien n'est aussi délicat à filmer que la danse, et Wiseman le fait somptueusement. » Anne Bavelier, au Figaroscope) de filmer les tâtonnements et même l’épuisement (Marie-Agnès Gillot allongée/terrassée après un long duo).

En habituant les danseurs à sa présence discrète (Frederick Wiseman a tourné pendant douze semaines), et en ne les délogeant pas de leur mode d’expression qui leur est propre, la caméra évite la pose. Grâce à ce témoin peu indiscret, on a le droit à de savoureux dialogues. Le premier à avoir fait rire la salle est le désaccord sur la descente par la demi-pointe entre Ghislaine Thesmar et Lacotte (les noms grâce à Amélie).

Mais j’ai de loin préféré les commentaires lors de la répétition sur scène de Paquita. La caméra ne quitte pas la scène, mais, exactement comme si l’on était installé dans l’obscurité de la salle, on entend deux voix (dont une doit appartenir à Laurent Hilaire) qui commentent tout. Et c’est croustillant. On sent le maître de ballet généreux et énergique, mais dont l’enthousiasme, sous l’effet de la fatigue, commence à dégénérer en un état second joyeusement hystérique. Tout haut : « non, les garçons, non, les deux lignes, écartez-vous, vous voyez bien qu’il n’a pas la place de passer ! non, mais…. Pff. On recommence… (un temps)… il va bien falloir que ça la fasse, de toute façon. ». Un temps. Tout bas, dans un soupir : « putain… ». Puis viennent les commentaires réjouis sur Mathilde Froustey : « -Mais c’est quoi ce short rose ? – Elle est arrivée en retard. –Oh… » ; sur un garçon : « facile pour lui, c’est presque indécent » ; et deux filles : « Ah ! Celles-ci, c’est formidable, elles l’ont fait tellement de fois, qu’on les branche ensemble, et hop, ça marche ».

 

Variations pour un balletomaniaque

 

En l’absence d’indications, ce documentaire est un terrain de jeu rêvé pour le balletomane qui, interloqué un quart de seconde d’entendre « Ton pied, Létice ! », s’écrit aussitôt en son fort intérieur : « Laetitia Pujol ! » ; le degré de balletomaniaquerie étant inversement proportionnel au grade du corps de ballet. Aux nombreux points d’interrogation qui me restent, j’en déduis que je suis bien loin de la névrose. Après la devinette de l’identité grâce à la façon de danser, au visage et éventuellement au prénom prononcé par le répétiteur ou le chorégraphe, les tics de ces derniers constituent une nouvelle source d’amusement. La plupart du temps en anglais (avec ou non accent russe ou autre), les indications sont doublées de broderies musicales très variées « ta da dam, di da dam, pa da dam, ta da daaaaam » (les voyelles ainsi étirées signifient « bordel, sur le temps, l’accent ! en mesure les filles ! »), « la la na na na la laaaa na la na naaa » « bim bim bim didididim » et plus contemporain « chtiiiiiii yaak, chti papapapapam, chti chtouu dou chti tchi tchiii ya ».

Les choix des solistes filmés seront toujours discutés. Pour ma part, ça donnerait quelque chose comme ça : Marie-Agnès Gillot crève l’écran, thanks a lot ; clairement pas assez de Leriche et Dupont, c’est une honte ; plus de Pech, de Romoli et de Dorothée Gilbert n’aurait pas nuit ; trop de Cozette, et légèrement trop de Pujol (pas intrinsèquement, plutôt par rapport à ceux qu’il n’y a pas) ; j’aurais bien aimé voir Myriam Ould-Braham en répétition ; où sont donc passés Karl Paquette, Delphine Moussin et Eleonora Abbagnatto ?

 

 

Côté chorégraphes, il va falloir que je découvre Sasha Waltz (si c’est bien sa version de Roméo et Juliette que danse Dupont sur la scène inclinée), et les extraits de Genus (si ce sont bien les justaucorps bleus avec des espèces de colonnes vertébrales blanches dessus) m’ont donné une furieuse envie d’aller voir du Wayne McGregor (au programme cette année).

 

 

 

Hors des coulisses, le travail

 

Le frisson du hors-scène n’est pas le seul ni même le principal ressort de ce documentaire : les coulisses sont bien moins le champ d’investigation de Frederick Wiseman que le studio, et si l’on y parle beaucoup, ce film demeure étrangement muet. Quoique… muet comme une danse, parlant à sa manière, par ses angles de plan, son montage, son mutisme même. Il parvient à renverser la tendance du spectateur à envisager le « hors-scène » d’après le spectacle auquel il assiste, vers la perspective du danseur dont le quotidien culmine dans la représentation (sommet, mais finalement assez ponctuel dans le cheminement journalier). Il montre que le travail de la danse n’est pas seulement un résultat (au sens où un élève rendrait ses travaux pour que son professeur les corrige), mais d’abord un entraînement de longue haleine (on dit bien que le bois d’une charpente travaille) et aussi un emploi (Garnier pour bureau).

 

Frederick Wiseman : « Tous les gestes des danseurs sont du travail, de l'entraînement dès l'âge de 6 ou 7 ans, pour manipuler le corps et arriver à ces choses si belles. Et puis, lorsqu'ils sont plus âgés, ils ont souvent des maladies très liées à leur carrière. Dans un certain sens, c'est une lutte contre la mort, parce que c'est quelque chose de très artificiel. Et on sait que ça ne dure pas, parce que le spectacle est transitoire, mais également le corps. Et c'est un privilège de regarder les gens qui se sont consacrés à cette vie, et ne peuvent pas gagner cette bataille contre l'usure et la mort, ou alors pour très peu de temps. Cela m'intéresse beaucoup : la danse est si évanescente... »

 

Le travail comme emploi

Les séquences sur les petites mains qui brodent les costumes, la directrice de la danse qui gère l’administratif en relation avec les danseurs, ou encore les hommes de ménage qui passent dans les loges avec un aspirateur sur le dos ne sont donc pas inutiles en ce qu’elles permettent de replacer les danseurs dans un contexte qui n’est pas seulement artistique. Il ne s’agit pas de démystifier quoi que ce soit, mais de réinscrire les danseurs dans « la grande maison » (au sens très littéral : on voit des ouvriers replâtrer les fissures ou passer un coup de peinture sur les murs) et, plus largement encore, dans la société actuelle : ils sont salariés, et la question des retraites se posent pour aux aussi –d’autant plus qu’ils partent à 43 ans- ; j’ai été bêtement surprise lorsque Angelin Perljocaj explique que la main de Médée, qui passe sur le cou du Jason est à mi-chemin entre la caresse et la coupure, « vous savez, comme ces personnages dans Matrix qui ont des trucs au bout des mains… ils voudraient aimer mais ne peuvent pas ». Et Romoli de renchérir « Edward aux mains d’argent, quoi. » Ils continuent d’exister hors scène et hors opéra, mais rien à faire, le hors-contexte fait toujours un drôle d’effet.

Le film montre la danse comme un emploi, l’Opéra comme une administration. Dès lors, que les prises extérieures de Garnier et Bastille ne soient pas esthétisées, mais pleines de bruit, de pluie et de circulation, les intègre d’autant plus au parti pris du documentaire qui ne trace qu’une ligne des feux de la rampe à ceux de la circulation. Ne circulez pas, y’a à voir !

 

Le travail comme modelage du matériau qu’est le corps

Une respiration essoufflée vaut mieux qu’un long discours, et le temps de filmer une répétition, celui de faire parler les intéressés. C’est la première fois qu’un documentaire me donne à sentir ce que pouvait entendre Aurélie Dupont lorsqu’elle disait qu’une étoile était très seule. Ce qu’on voit habituellement des répétitions (temps d’une variation, ou répétition plus longue, mais parmi les dernières, c’est-à-dire quand les étoiles sont réunies avec le corps de ballet) ne laissait pas imaginer le triangle maître de ballet-étoile-miroir, avec le premier qui finit par laisser le silence se refermer sur le face-à-face des deux derniers. La danseuse se retrouve happée par son image, ainsi que le suggère le plan sur la jonction de deux miroirs où le corps tronqué du danseur vient à disparaître après s’être abi/ymé. La personnalité des maîtres de ballet prend d’autant plus d’importance ; autant Clotilde Vayer semble de glace, autant Laurent Hilaire paraît à même de fendiller cette espèce de solitude.

A ce niveau, mis à part quelques corrections techniques, les indications ne sont plus que des conseils et, une fois, dispensés à l’étoile, celle-ci est seule en scène. C’est d’ailleurs là qu’on a confirmation de ce qu’Emilie Cozette est plus une bonne élève qu’une brillante étoile : il faut que Laurent Hilaire lui décrypte chaque geste de la chorégraphie de Médée, qu’elle peine visiblement à s’approprier…

Sur fonds de cette solitude, la fatigue des corps couverts de pelures diverses et avariées ressort bien plus que par un plan ciblant une douleur particulière. Le grand classique du pied plein d’ampoules fait grimacer, mais n’a rien de commun avec la fatigue générale d’un corps fourbu d’être tant sollicité.

 

 

Le travail comme résultat

Chronologie, même lâche, oblige, on va plus ou moins de la répétition au spectacle abouti, sur scène. Mais le documentaire est tel que plutôt que de garder en mémoire le travail qu’il y a « derrière », on continue à voir dans la représentation le travail toujours inachevé du corps qui cherche continuellement le mouvement. Wiseman a compris que le spectacle ne se laisse pas filmer comme tel, qu’il y a besoin de tourner autour et de zoomer tout comme l’œil suit tel ou tel détail au gré de ses caprices (condition sine qua non pour ne pas mourir d’ennui au bout de cinq minutes – même si l’on a parfois le désagrément de constater que l’on n’a pas du tout la sensibilité du cinéaste, et que l’on aimerait toujours que la caméra soit dans le champ de ce qu’elle exclut), d’où que ses échappées hors scène vers les tringles en pleine chorégraphie ne sont pas du tout gênantes. Il en résulte que le mouvement est pleinement rendu. Et l’on se dit qu’au final, un titre banal mais dépouillé n’est pas si mal choisi pour ce film brut – ce n’est pas une pépite, pas d’ « étoile » dans le titre- qui se place continuellement en retrait pour aller au fonds des choses. Apre ou pudique, presque rien.

 


10 octobre 2009

Giselle 2/2

La distribution (des prix)

 

Commençons d’abord par les mauvais points pour ne pas finir sur une note sévère.

 

Un blâme est décerné à Myrtha. Quand j’ai vu le programme, j’ai regretté que les misérables nous aient collé Cozette. Maintenant qu’ils l’ont nommée étoile, il faut bien qu’ils la distribuent, de préférence là où elle ne fera pas trop de ravages. Le problème, justement, c’est que le rôle de Myrtha en exige. Palpat’ s’extasie d’incrédulité : « Mais elle n’a rien compris au film ! Elle n’a pas l’air de savoir qu’elle est censée être à la tête d’une armée de zombie. » Elle n’a pas un charisme démesuré (il n’est pas impossible d’y lire un understatement, si vous êtes très méchants), et les seules frayeurs qu’elle aurait pu nous inspirer auraient été techniques, mais force est de reconnaître qu’elle a été très rassurante de ce côté-là (vous voyez que je peux être une Myrtha aussi gentille que la sienne – j’ajouterais même dans un élan de bonté qu’elle a le visage sombre de l’emploi et le costume blanc). Rien de terrible (dans toutes les acceptions), elle est simplement transparente (idem). Au lieu de régenter son royaume d’un pied de fer dans un chausson de satin et d’organiser le bal des fantômes, elle paraît presque rassurée lorsqu’ils apparaissent : ils la protègent, on la verra moins. Rien à voir avec Delphine Moussin que j’avais vu dans ce rôle la première fois – maintenant, comme elle a vieilli, elle a le droit de jouer les jeunes premières.

 

Un avertissement est décerné au couple de paysans. Pourquoi pas un blâme ? L’étoile se doit de donner l’exemple ; c’est comme lorsque des frères et sœurs font des bêtises ensemble, c’est souvent l’aîné qui trinque (censément plus responsable que le petit frère ou la petite sœur, qui se prend néanmoins sa dose d’engueulade, d’où l’avertissement).

 

Un premier accessit est octroyé aux deux Wilis.

 

Un premier prix est décerné à Nicolas Paul, qui campe un Hilarion des plus expressifs.

 

Le premier prix à l’unanimité du jury (entre mimy et la souris, il y a un monde) revient à José Martinez. Pas besoin d’être bon prince pour reconnaître qu’il en a été un de formidable. Presque trop de classe pour être un goujat. Mais ne soyons pas plus royaliste que le roi, il a déjà sa botte de lys sous le bras (c’est ce qu’il arrive lorsqu’on a mal fait son marché de demoiselles et que le fruit a été gâté avant que d’avoir été mûr).

 

Une ovation est réservée à Aurélie Dupont. Prix d’excellence.

- Un discours, un discours !

La pauvre a perdu haleine, j’y suppléé.

 

 

 

 

Eloge funèbre d’une morte amoureuse

 

(Théophile était vraiment épris d’Eros et Thanatos).

 

 

Aurélie Dupont ne minaude pas : son personnage est une jeune fille, peut-être un peu naïve, voilà tout. Sa danse a la simplicité de la paysanne qu’elle incarne, sans aucune gangue de rudesse ni colifichet de midinette. Giselle aime danser, mais ne cherche pas à se montrer, aussi les arabesques de sa variation du premier acte savent-elles rester discrètes, et sa légèreté ne pas dégénérer en frivolité.

Elle ne cherche pas à faire d’effet et la pantomime s’en trouve d’autant mieux intégrée à la danse proprement dite. Il n’y a d’ailleurs qu’avec ses talents de comédienne que cette gestuelle codée ne me paraît pas artificiellement insérée entre les variations pour faire avancer l’intrigue. La première fois que nous l’avions vue dans la Dame au camélias, ma mère m’a dit qu’elle avait complètement oublié que c’était de la danse, on se serait cru au théâtre ; Aurélie Dupont réussit parfaitement à rendre une dimension dramatique à la danse « narrative ». Son jeu de scène est tel que la frontière entre chorégraphie et pantomime s’en trouve amoindrie : celle-ci de code devient geste (dansant), pendant que chaque pas de celle-là devient significatif.

Son sens de la nuance efface encore la netteté manichéenne d’une autre frontière, celle qu’il existe entre la raison et la folie. Je n’ai pas même vu de « scène » de la folie : plutôt un esprit fragile qui déraisonne, qui se défait sous nos yeux. Sa danse même s’effiloche, on retrouve un bout de glissade tantôt si insouciante, le souvenir d’un bras ondoyant, l’esquisse d’un rond de jambe, et dans tout cela, l’oubli de leur signification. Par sa trahison, Albrecht ôte tout sens à des gestes que Giselle pensait ne pouvoir être adressés qu’à elle et qui, dès lors qu’ils ne lui sont pas exclusivement destinés, deviennent purement formels – d’où le caractère machinal des reprises d’enchaînements. Elle se remémore les gestes passés et ne peut les reproduire jusqu’au bout tant ils lui sont devenus absurdes. La folie mentale dans laquelle elle glisse lentement (et pour cause, ce n’est pas un état stable, tout au plus l’éloignement de la solidité que peut fournir une raison ferme) précède donc l’épuisement physique qui n’en sera que la conséquence finale, la manifestation tangible.

 

La petite paysanne ne serait pas Giselle si elle ne devenait pas Wilis ; elle n’est presque jamais aussi vivante (dans nos esprits) que lorsqu’elle est morte (et ressuscitée en esprit). Il faut croire que d’esprit à esprit le courant passe mieux. Comme toute légende, c’est encore une affaire d’immortalité : *Kundera power*. Du moment que vous êtes bien mort (comme il faut), vous demeurez bien vivant (beau souvenir). Il y a des gens, comme ça, qui ont réussi leur mort : Isadora Duncan, par exemple, étranglée par l’un de ses voiles ; et d’autres qui se rendent en un brouillon : Barthes qui passe sous un tramway, pour autre exemple. La mort est un accident aussi bête dans un cas comme dans l’autre, mais tandis que le voile de Duncan la raccroche à l’histoire de la danse, la roue du tram n’a pas grand-chose du destin littéraire : pas de lien avec l’art, l’accident absurde sera classé bête et méchant.

Revenons à nos moutons éthérés : les troupeaux de Wilis (rha les traversées en arabesques… ) au milieu desquels Giselle réapparaît. Comme M. Denard l’explique parfaitement ici, le fantôme de Giselle prend vie sans qu’elle comprenne trop comment, l’énérgie l’anime pour ainsi dire malgré elle. Elle reprend vite ses esprits en reprenant la maîtrise de son corps (ce qui représente tout de même un tour de force pour une fille qui a perdu la raison et dont le cadavre repose dans une tombe), juste à temps pour pouvoir sauver Albrecht de la vengeance des Wilis. Non content des dégâts provoqués au premier acte, il vient en effet troubler le sommeil paisible de sa mal-aimée, sur la tombe duquel il est venu se recueillir (pris de remord ? d’amour ?). Pas rancunière pour un sou, elle va tout faire pour le sauver, lui ou peut-être d’abord l’idéal de son Amour, dont il n’est que le prétexte (Hilarion est balancé à la flotte sans que cela l’émeuve outre mesure – mais il fallait bien une peine pour l’exemple, sinon on ne mesurerait pas le risque encouru et la tension dramatique serait moindre).

 

L’apparition de Dupont au deuxième acte est divine, ses arabesques plongées retenues et ses équilibres étirés. En la voyant, j’ai repensé à ce que nous avait dit la prof de danse la veille pour travailler la souplesse des bras, que l’ondulation de l’épaule-coude-poignet devait se penser comme la retombée d’un voile de soie qu’on a lancé. La soie n’est pas choisie par hasard ou par snobisme d’une matière « noble », mais parce que le tissu a une façon particulière de voler, un peu comme les palmiers dorés de feu d’artifice (la comparaison tordue de la comparaison n’est pas d’elle mais de moi, vous vous en serez douté). Ce qu’il y a de plus immatériel chez la Giselle de Dupont, la soie, ce n’est pas le tulle (la gaze ?) de son costume, mais sa manière de se mouvoir (et d’émouvoir).

L’irréel n’existe pas, il n’apparaît que par contraste, n’est rien d’autre que ce contraste : blanches Wilis dans la forêt noire ; immatérialité du geste soulignée par la matérialité du tissu ; le fantôme de Giselle évoluant autour du corps d’Albrecht ; vie et mort d’un acte à l’autre (je vous le disais bien qu’Aurélie Dupont est très forte pour estomper les frontières). C’est bien parce que l’irréalité est question de contraste qu’on peut renverser ses lieux communs et déplacer les douze coups de minuit à midi – je ne sais plus si c’était dans un poème de Senghor ou une nouvelle de je ne sais plus qui que j’ai observé ça (remarque précise et constructive, I know).

 

Un bon danseur rajoute de l’expression (de l’artistique, on dirait en patinage) à une technique impeccable ; Aurélie Dupont est d’emblée expressive, par sa technique. Elle est en-deça de la danse : elle n’interprète pas une variation définie ; elle est son personnage et les mouvements qui en surgissent se trouvent par un extraordinaire hasard coïncider avec la chorégraphie établie, la rejoignent naturellement. Je dois sûrement me répéter, mais Aurélie Dupont, c’est la Berma de la danse.