19 juin 2016
MILF's day
Joyeuse fête des mères : totalement dispensable, tout à fait délectable. Même rouillés, les ressorts de la comédie romantique polyphonique fonctionnent toujours.
On notera toutefois que, pour masquer la rouille, on a un peu abusé de vernis : il n'y a rien qui dépasse, ni les coupes de cheveux ni les pelouses à la Desperate Housewives - pas même la barbe d'un papa-Ken ou la tignasse poivre et sel d'un FILF (une MILF au masculin, quoi). La maladresse, qui fait tout le charme de la comédie romantique, paraît de plus en plus organisée, cadrée, millimétrée, tout juste tolérée. Mais curieusement, cet aspect kitsch n'empêche pas des thèmes plus durs d'affleurer, avec une fille adoptée, un père veuf de sa femme soldat ou des parents racistes et homophobes (il n'est d'ailleurs pas improbable que le kitsch esthétique soit la conséquence de ces thèmes : il faut un maquillage à la truelle pour masquer cette merde). On guette vainement chez Julia Roberts le sourire de Coup de foudre à Notthing Hill ; c'est clairement Jennifer Aniston, avec son air de mom next door, qui s'en tire de mieux (et Kate Hudson, Juno-like).
(Quand j'étais ado, les personnages de comédies romantiques étaient adultes, sans enfants ; maintenant que je suis adulte, ils ne sont plus nullipares mais n'ont toujours pas, hommes, femmes, le mode d'emploi.)
22:05 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : film, cinéma, comédie romantique, mother's day, julia roberts, jennifer aniston
08 juin 2016
Mon gars
Il y a le second degré et il y a l'alcool à brûler : Ma Loute. La bande-annonce promettait certes du what the fuck, mais la rapidité de l'enchaînement ne laissait rien soupçonner de son rythme benêt. Chaque saillie, chute ou bourde est suivie d'un temps de suspension strictement égal au temps qu'il faut pour se tourner au ralenti vers son voisin, échanger un regard exorbité, narines dilatées, et rediriger la tête vers l'écran avec la raideur entendue de qui porte une minerve. Vous n'avez rien loupé : à l'écran, Luchini est toujours sur le dos, les pattes en l'air comme un cafard gazé ou l'enquêteur coi sous son chapeau melon. Cet état d'hébétude tue le rire dans l’œuf, pour éventuellement - mais pas toujours, loin s'en faut - le faire renaître plus tard sur le mode du fou rire nerveux. Sur le moment, c'est peu de dire que cela tombe à plat : ça tombe et ça creuse, ça creuse… On ne sait plus ce qui est le pire : la famille d'idiots du village, d'une crétinerie crasse, ou la famille de bourgeois névrosés au dernier degré. Ni l'un ni l'autre : les deux, mon capitaine. Comme le dit si bien Mélanie Klein, chacun est le monstre de l'autre.
La seule respiration du film est offerte par la beauté aristocratique de Billie (une fille qui se déguise en garçon ou un garçon qui se déguise en fille qui se déguise en garçon, allez savoir) et son amour pour Ma Loute, l'aîné des benêts (le charme des oreilles décollées ou du pull marin, là aussi, allez savoir). Pour un court instant, l'hébétude se mue en fascination : on se sent léger, léger, à s'envoler comme un cerveau lent, puis c'est la chute, tout redevient lourd et dingue, pire que mes pires jeux de mots.
Mit Palpatine
18:16 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, ma loute
04 juin 2016
Le ballet narratif au XXIe siècle, une créature monstrueuse ?
Quel sens cela a-t-il de créer un ballet narratif au XXIe siècle ? Petite réflexion autour deux ballets présentés à Londres en mai : Frankenstein, de Liam Scarlett, et The Winter's Tale, de Christopher Wheeldon.
L'endroit du décor
Le cyclo bleu et les justaucorps, c'est moderne et stylé, mais quand on n'est pas fan de design minimaliste, cela peut être un peu frustrant. Le ballet narratif, qui se déroule en un lieu et une époque donnés, implique généralement des costumes et des décors recherchés, qui peuvent parfois presque assurer le spectacle à eux seuls. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que le Royal Opera House ne lésine pas sur les moyens !
Dans Frankenstein, dès avant le lever du rideau de scène, on s'étonne de le voir s'animer par la vidéo, à la manière d'un .gif d'artiste. L'amphithéâtre des cours de médecine, où Frankenstein donne vie à la créature, est surplombé par une machine assez incroyable, rehaussée par des effets lumineux lors du moment fatidique – éclairs, étincelles… la profusion des effets m'a un instant rappelé la mise en scène du Faust de Gounod par Jean-Louis Martinoty à Bastille (des moyens accordés à l'opéra mais pas au ballet de notre côté de la Manche, comme je le remarquais à l'occasion de Iolanta / Casse-Noisette).
Frankenstein, photo Alastair Muir, avec Frederico Bonelli
The Winter's Tale n'est pas en reste : la scène de tempête en mer à la fin de l'acte I est une réussite, malgré des images de synthèse un peu cheap : une grande voile et une coque figurant la proue du navire, il fallait y penser, mais il n'est fallait pas davantage ! Le clou du spectacle, cependant, reste l'arbre à amulettes du deuxième acte, qui enracine le ballet dans la tradition du merveilleux. L'effet de féerie est saisissant : l'atmosphère me rappelle celle de La Source et le bruissement dans la salle, l'émerveillement du public dans Les Joyaux de Balanchine, lorsque le rideau se lève sur un tableau de danseurs étincelants sous une élégante guirlande assortie aux tutus.
The Winter's Tale, photo Dave Morgan, avec Sarah Lamb, à gauche (qui est un peu la Myriam Ould-Braham du Royal Ballet)
Les deux ballets sont également bien pourvus au niveau des décors et pourtant, on distingue déjà une différence dans la relation entretenue à leur égard. Dans Frankenstein, les décors et les costumes sont référentiels (ils font référence à une période précise, même si simplifiée ou partiellement fantasmée) ; dans The Winter's Tale, ils sont davantage symboliques : le grand escalier, les statues et la colonne ne font pas référence à une époque précise, mais signalent la richesse et le pouvoir. Par leur aspect modulable, ils dépassent la simple fonction décorative et versent dans la scénographie (deux personnes sont d'ailleurs créditées à ce titre, absent dans Frankenstein). Ces éléments de décor sont en effet utilisés de manière très intelligente pour varier les perspectives sur l'espace et l'histoire : les statues vues de derrière, par exemple, s'accordent bien avec les manigances du roi derrière le dos de sa femme et de celui qu'il suppose être son amant.
Même différence dans les costumes : ceux de The Winter's Tale, « atemporels » (même si l'atemporel est toujours datable et fait souvent rapidement daté), vont dans le sens d'une relecture modernisée de l’œuvre, tandis que ceux de Frankenstein suggèrent moins l'interprétation que la reconstitution – des partis pris qui se retrouvent dans le traitement de l'histoire…
Faire entrer le storytelling dans la danse
N'ayant lu ni le roman le Mary Shelley ni la pièce de Shakespeare1, je ne me prononcerai pas sur les choix d'adaptation, seulement sur la lisibilité de l'histoire, sur sa mise en récit par le ballet.
On suit sans problème l'histoire de Frankenstein ; c'en est presque déroutant : même sans avoir lu le roman, on s'y retrouve ! Les ellipses temporelles et les flashbacks, notamment, sont parfaitement maîtrisés, avec des moments figés où les interprètes du passé viennent reprendre la pose. Une telle clarté narrative est assez rare pour être saluée. D'habitude, si on n'a pas lu le synopsis avant, on se retrouve à l'entracte avec des hypothèses divergentes, à se demander qui est qui, qui a trahi ou dragué qui et pourquoi (parfois même quand on a lu le synopsis avant, et qu'on le relit après - non mais La Source, quoi).
Frankenstein, photo Bill Cooper, avec Steven McRae sur le billard et Frederico Bonelli
Malheureusement, la cohérence narrative se fait au détriment de la cohérence thématique. On suit chaque tableau sans grande difficulté, mais ils s'enchaînent sans que l'on comprenne véritablement ce qui les relie : la séquence où Frankenstein donne vie à la créature semble complètement décorrélée de ce qui précède; il faut attendre la fin pour comprendre l'importance de la famille dans l'histoire – et là encore, le massacre semble presque un accident, un accès de folie inhumain plus que la rage trop humaine d'avoir été rejeté (par celui-là même qui l'a jeté dans le monde)… La psyché des personnages n'est pas aussi fouillée que l'histoire semble l'exiger ; on ne s'aventure pas dans ses recoins les plus sombres. La confrontation avec la noirceur de l'âme humaine est évitée au profit d'une horreur purement visuelle (je déconseille l'usage des jumelles pour le costume sanguinolent et plein de cicatrices de la créature). En somme, les tripes ne sont jamais autre chose que des organes savamment mis en bocaux.
Sinon, résumé en un tweet :
Structural problems in #ROHfrankenstein that should have been addressed. It thinks it's dark, but glosses over the story's darkest aspects.
— Laura Cappelle (@bellafigural) May 8, 2016
Dans The Winter's Tale, la succession des événements n'est pas centrale ; l'action proprement dite se trouve même reléguée en début et fin d'acte. Le scénario n'est pas pour autant un prétexte à divertissements – pas uniquement : Christopher Wheeldon prend le temps de développer les relations entre les personnages, d'explorer les émotions qui les agitent et les poussent à agir. La danse incarne les thèmes convoqués par l'histoire : la jalousie, la trahison, l'amour, la joie, la culpabilité et la résilience… Les mécanismes narratifs s'en trouvent relégués au second plan : certes, en sortant, on a presque déjà oublié les rebondissements de l'histoire, mais on se souvient de ses ressorts, on est marqué par la palette expressive déployée.
Le chorégraphe sait prendre ses distances vis-à-vis de l'engrenage narratif (le fait d'avoir travaillé au scénario avec le compositeur2 n'y est sûrement pas étranger) et à cette « aération » dramatique correspond une danse aux temps plus marqués, avec des poses/pauses qui mettent en valeur les pas sans les noyer dans un flot continu, comme c'est souvent le cas dans la chorégraphie de Liam Scarlett.
The Winter's Tale, photo Johan Persson, Marianela Nunez (la saison de la création)
Pas pas pas
« Mais, Degas, ce n'est point avec des idées que l'on fait des vers… C'est avec des mots. » Paraphrasant Mallarmé (dont les propos sont rapportés par Valéry), on pourrait dire que ce n'est pas avec des idées ni mêmes des mots que l'on fait un ballet, mais avec des mouvements. Le découpage narratif est une chose, qui a son importance, la chorégraphie en est une autre, primordiale. Les combinaisons de pas de nos deux chorégraphes réussissent-elles à traduire l'histoire, mieux : à l'incarner ? Rien n'est moins fragile que la transmutation du mouvement en geste…
Il y a dans Frankenstein de fort bonnes choses, dont deux qui m'ont bien plu. La première est la manière dont Frankenstein fait les cents pas devant le cadavre qui n'a pas encore ressuscité comme créature, son carnet de notes rouge à la main : cour, jardin, cour, jardin, il va et vient dans une effervescence de pas qui rendent parfaitement l'excitation intellectuelle que l'on peut ressentir lorsque les idées s'assemblent, s'appellent, s'annulent… Même réaction que face à la lecture agitée de James Thierrée dans Raoul : c'est exactement ça ! La danse exprime alors un instant, un comportement, de la manière la plus juste qui soit – on ne saurait dire, on ne saurait danser mieux.
À l'acte II, la révérence esquissée par le jeune frère de Frankenstein est reprise par la créature : ce geste, auquel on ne prête guère attention lorsqu'il est exécuté par un enfant bien mis, signifie alors l'étrangeté et la fascination de la créature pour un monde auquel elle voudrait appartenir et de toute évidence n'appartient pas. C'est grâce à des détails comme celui-ci que la chorégraphie caractérise les personnages et leur donne de l'épaisseur. J'aurais aimé qu'il y en ait (ou en percevoir ?) davantage. La danse effervescente de Liam Scarlett leur laisse rarement le temps de se déployer ; un pas en chasse un autre sans qu'on ait eu le temps de l'assimiler, si bien que le ballet auquel on assiste semble avant tout un ballet au sens métaphorique du terme : des allées et venues (des élèves et infirmières au cours de médecine, des domestiques dans les scènes familiales ou des invités lors du bal final). La danse devient alors partitive, de la danse, aux pas interchangeables, destinés à animer plus qu'à signifier. Cela peut être hyper stylé, comme lors de la scène du bal où la créature débarque en croûtes et redingote3, mais c'est un peu décevant, parce qu'on était si proche d'un tout signifiant. Les critiques ont peut-être été d'autant plus dures avec Liam Scarlett qu'elles en attendaient (et continuent à juste titre à en attendre) beaucoup. Mais pour un premier ballet full-length, cela reste impressionnant !
Frankenstein, photo Tristram Kenton
On sent évidemment Christopher Wheeldon plus expérimenté. Ses personnages se construisent dans et par la danse. C'est particulièrement réussi à l'acte I avec la jalousie du roi à l'encontre de son ami avec lequel, il en est persuadé, sa femme enceinte l'a trompé. On retrouve notamment un même index accusateur dans une variation du roi et dans un trio, lorsqu'il sépare ceux qu'il imagine amants, bras croisés entre eux deux, les repoussant l'index contre la poitrine. C'est ainsi, dans la fusion du mouvement et de l'intention, quand le mouvement devient geste, que le ballet trouve sa raison d'être. C'est ainsi, en tous cas, qu'il me touche – ce qui fait probablement de moi une héritière du romantisme (Giselle est d'ailleurs l'un de mes ballets préférés). Le mime d'une action m'indiffère s'il n'exprime pas en même une émotion. L'émotion peut se passer de l'action (dans le ballet abstrait), mais non l'inverse (ennui d'une pantomime creuse, comme dans la Cendrillon de Matthew Bourne, par exemple).
Le dos courbé, souvent associé aux personnages maléfiques dans les contes, est ici un attribut du roi paranoïaque et jaloux (superbement incarné par Edward Watson).
The Winter's Tale, photo Dave Morgan
Le roi (Edward Watson) en embuscade et le couple qu'il fantasme (Frederico Bonelli et Lauren Cuthbertson, géniale - on ne le voit pas très bien sur la photo, mais elle danse avec un faux ventre).
Mais alors, m'objecterez-vous4, les divertissements des grands ballets du répertoire ? Certains m'ennuient ; c'est même ce qui domine dans le souvenir de mon premier Lac des cygnes : beauté et ennui. La pompe du palais impressionne mais lasse vite. Si j'y prends aujourd'hui plaisir, c'est par balletomaniaquerie : plaisir de retrouver mes danseurs fétiches5, d'essayer de les repérer dans le corps de ballet, et fascination pour des corps qui font à la perfection ce que le mien ne peut pas faire ou très mal imiter. C'est un plaisir de praticien (même amateur) : technique et non esthétique.
D'autres divertissements, pourtant, m'enthousiasment sans que j'ai besoin d'enclencher le mode jury-de-conservatoire : c'est le cas par exemple des mouvements d'ensemble dans Don Quichotte ou des danses des bohémiens au deuxième acte de The Winter's Tale. Le divertissement cesse d'en être un, parce qu'il n'est pas ressenti comme un moyen de meubler : il exprime la joie, la pure joie, d'avoir un corps, de danser, d'être – et à ce titre, n'interrompt pas la trame dramatique, même s'il constitue une pause narrative.
Alors le ballet narratif au XXIe siècle, anachronique ? C'est un peu comme se demander si l'on peut peindre des tableaux figuratifs après Kandinsky ou Mondrian ; les tableaux à la manière de nous inciteraient à répondre par la négative (surtout à la manière des impressionnistes), puis on découvre Richter, par exemple, et on se dit que si, oui. Seule importe la vision qui investit le style, l'anime au-delà ou en deça de ses maniérismes.
Il en va de même pour les ballets narratifs : on a de charmants ballets à la manière de qui, sans rien réinventer, font passer un bon voire un très bon moment (La Source à la manière de Petipa-Opéra de Paris, Frankenstein à la manière de MacMillan-Royal Ballet) et d'autres où le langage chorégraphique, plus inventif, fusionne d'une manière nouvelle danse et pantomime, ce qui est raconté et ce qui est exprimé comme les deux faces d'une même médaille.
1 La plupart des ballets récents sont adaptés d'œuvres littéraires qui ne le sont pas. Est-ce que, la danse étant plus apte à traduire des émotions que des faits, les chorégraphes tablent sur des œuvres plus ou moins connues de tous (plutôt moins pour moi) ? Ou est-ce une commodité, sachant qu'il y a déjà matière à faire œuvre (assurance d'une certaine densité, d'un propos, d'une cohérence dramatique) ? La question se pose également au cinéma, où le nombre de scénarios originaux tendent à diminuer.
2 La musique de Joby Talbot ne s'écouterait peut-être pas seule comme du Tchaïkovsky, mais c'est un véritable bonheur qu'une musique composée spécialement pour le ballet.
3 Le combo redingote / crâne chauve me fait penser à la belle-mère et aux sœurs de Cendrillon dans la version de Thierry Malandain…
4 Non, David Le Marrec, je ne te vouvoie pas. :p
5 Effet « série TV » : plaisir de retrouver des personnages. Car les danseurs, tels qu'on les fantasme depuis notre place de spectateur, sont avant tout des personnages. J'en veux pour preuve Mathiiiiiiilde (le personnage Mathilde Froustey de Palpatine).
18:36 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, ballet, londres, london, roh, frankenstein, liam scarlett, the winter's tale, christopher wheeldon
02 juin 2016
Painting with Light
Lent développement
L'art et la photographie des préraphaélites à l'âge moderne : l'exposition Painting with light oscille entre juxtaposition (l'art des préraphaélites à l'âge moderne, la photographie des préraphaélites à l'âge moderne) et coordination (la réaction de l'art à l'émergence d'une nouvelle technique). La seconde option est évidemment la plus stimulante ; c'est ce qui fait de l'exposition un tout supérieur à la somme de ses parties, lesquelles, hormis quelques chefs-d’œuvre (pour l'essentiel issus des collections permanentes du musée), ne sont pas des plus passionnantes prises individuellement.
La curiosité de découvrir les supports des premières photographies (plaque en argent, notamment) le cède assez rapidement à un intérêt poli, sans commune mesure avec l'émotion esthétique que je viens habituellement chercher au musée ; si je n'avais pas déjà été à Édimbourg, j'aurais probablement passé la première salle au pas de course, les photos de panoramas n'étant pas spécialement ma tasse de thé. Les photos posées m'amusent davantage, moins en leur qualité d'étude préparatoire (cela sert notamment pour les positions difficiles à tenir – genre une grosse jarre en équilibre sur la tête) que pour les souvenirs qu'elles font remonter, de quelques après-midis passées avec ma cousine, avant le numérique, à nous déguiser et à installer des décors de bric et de broc pour nous photographier ensuite dans ces mises en scène – une ou deux photos par composition, guère plus1.
Peu à peu, en même temps que la technique abordée se peaufine, les clichés d'intérêt purement historique se raréfient, le propos de l'exposition se construit, et de vagues souvenirs de Walter Benjamin s'animent dans un coin de mon esprit… l'ère de la reproductibilité technique…
Déroulé de la pellicule
Dans un premier temps, les peintres voient dans la photographie une formidable aide et s'enthousiasment pour sa précision. Mimésis médiée : l'art copie la photographie qui enregistre la nature. Cette passion ravivée pour la chose en elle-même s'accorde bien avec le scientisme ambiant. Pour John Ruskin, il s'agit de peindre ce que l'on voit « rejecting nothing, selecting nothing » : la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Comme si la vérité était factuelle et non discursive… Le leurre est tenace : Millais se voit ainsi reprocher de peindre à partir de plusieurs photographies combinées. C'est pourtant là que cela devient intéressant, quand les écarts par rapport aux photographies font ressortir les partis pris de composition, quand on se rend compte, via la disparition des arbres photographiés, que la berge nue choisie par le peintre pour son Ophélie renforce l'horizontalité du corps flottant.
La précision photographique a du bon…
Glacier of Rosenlaui, John Brett
[Quand la précision donne le tournis et l'observation scientifique redevient esthétique… On dirait vraiment une mer de glace, houleuse, figée dans l'instant par un sort.]
… et du moins bon.
[Ce tableau de David Octavius Hill, réalisé à partir de photos individuelles et premier de ce type, est vraiment creepy : l'empilement m'évoque les catacombes…]
Un peu comme l'apparition d'un mot infléchit les nuances de sens de ses synonymes, le développement d'une nouvelle techne oblige les autres à s'interroger sur leur spécificité et à se re-positionner. La photographie se révèle imbattable sur le plan de la précision millimétrique : les peintres la lui abandonnent progressivement au cours du XIXe siècle, et l'esthétique picturale évolue vers le flou. Précisément ce qu'il fallait pour que Rossetti nous fasse des tableaux à tomber. Cause ou conséquence, on constate sur les photos que les modèles des peintre pré-raphaëlites (qu'ils se partagent) ont des chevelures mousseuses…
Le mouvement de balancier ne s'arrête pas là : le flou pictural inspire en retour une photographie soft focused (je me demande quand même dans quelle mesure le flou des peintures n'est pas lui-même inspiré des « ratés » de la photographie, lorsque les temps de pose démesurément longs donnaient un caractère fantomatique à tous ceux qui y posaient). La photographie va ainsi pouvoir se développer comme un art à part entière - en témoignent les premiers photomontages. Orphée, comme par hasard…
Révélations ?
Extase toujours devant Lily, Lily, Lily Rose (un peu abusé de « privatiser » THE tableau de la Tate, non ?). Et quelques belles découvertes…
Two's Company, Three's None, Marcus Stone
[Ces jeux de regard…]
Dew Drenched Furze, Millais
[Cela fait un peu near death experience pastel…]
A Wet Night at Piccadilly Circus, Arthur Hacker
[Encore plus chatoyant en vrai.]
Bon à savoir : l'Eurostar a un partenariat avec les grands musées londoniens. Ce n'est indiqué nulle part dans les musées, mais on obtient deux places pour le prix d'une sur simple présentation de son billet de train (de moins de cinq jours). À 16 £ l'entrée de l'exposition, c'est appréciable !
1 Ce que l'on a pu rire de nos tenues de camouflage derrière le yucca, de nos madames Irma de pacotille (on aperçoit l'élastique de cours de récré auquel sont suspendus quantité de paréos) ou de la mendiante en sweat Kappa, qui demande une petite pièce sur carreaux Séyès… (Tendresse particulière pour celle où avec ma longue tresse, mon physique de planche à pain, un short ras du cul et le pistolet en plastique de mon petit cousin, je joue à Lara Croft.)
21:33 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : expo, exposition, peinture, tate, londres, london