26 juin 2016
Giselle un jour, Giselle toujours
Deuxième rang du balcon. Grâce à Pink Lady, je me retrouve presque au même endroit que pour ma première Giselle, mon premier ballet, il y a… vingt ans ? Les mortes n'ont pas pris une ride, mais l'orchestre des jeunes lauréats du conservatoire est perclus de rhumatismes… Jeunes dans la salle, jeunes dans la fosse – à 10 € la place, on peut bien offrir une nouvelle expérience à des pré-professionnels (pour les représentations suivantes, c'est beaucoup plus discutable).
Amandine Albisson, qui n'est pas franchement portée sur la minauderie, prend le parti de déniaiser sa Giselle. Le problème, c'est que le personnage paraît d'autant plus cruche qu'on lui résiste. La moindre réticence de la danseuse pour son rôle induit une distance qui rend l'identification du spectateur impossible : on voit alors intensément Giselle ne pas voir (qui est Albrecht). Jouée à fond, au contraire, Giselle a la guillerette-attitude communicative ; on voit Albrecht à travers ses yeux, sans plus la voir elle. Si l'amour rend aveugle, ce n'est jamais tant sur son objet que son sujet, qui cesse de faire retour sur lui-même, entièrement absorbé par l'autre.
À la décharge de Giselle, l'Albrecht de Stéphane Bullion n'est pas absorbant pour un sou. Trop grand prince pour danser pleinement pour une paysanne, sans doute. Leur pantomime nécessite déjà les jumelles depuis le balcon ; j'espère que les cinquièmes loges ont été équipées de télescopes. Louper le pas de deux des paysans n'aurait cependant pas été une très grande perte ; j'en connais deux, pas mauvais mais pas rodés, qui se seront fait appeler Arthur (Arthus ?).
Amandine Albisson revient à la raison dans la scène de la folie : la voilà qui épouse Giselle et embrasse son destin, le peigne pendant incongru dans sa chevelure. Sa présence-puissance marmoréenne fait merveille à l'acte II ; elle a par intermittence un je-ne-sais-quoi qui me rappelle Aurélie Dupont et j'entraperçois ce qu'a vu en elle Brigitte Lefèvre en la nommant étoile. Une certaine immobilité, une stature. Elle occupe le rôle plus qu'elle ne l'habite, rivalise avec lui, le force à lui faire place, le détruit pour mieux l'incarner (un peu comme Illyria à la fin d'Angel – bah quoi, surnaturel pour surnaturel…). Elle ne vole pas, elle n'est pas au-dessus : elle est ailleurs. Quelque part dans une trace de tulle blanc. Sa présence est en même temps absence, comme une étoile qu'on verrait encore alors qu'elle a déjà disparu, à plusieurs milliers d'années-lumières de là.
Autant le sous-jeu d'Amandine Albisson s'apparente à celui d'une actrice du cinéma (par opposition à une comédienne de théâtre), autant celui de Stéphane Bullion tient du brouillon – préparatoire au premier acte, fouillis au second. Ce switch on/off (off : je-marque-le-premier-acte / on : je-m'épuise-au-second) m'a rappelé l'argument tel que raconté par les Balletonautes. Et si Albrecht, dragueur mollasson au premier acte, devenait vraiment amoureux au second, justement parce que, l'objet de son amour disparu, le désir découvre le manque dans lequel il s'épanouit ? Il n'y a plus alors à plaider la sincérité ou la goujaterie : Albrecht peut être goujat puis sincère, l'apparente contradiction s'annulant dans la passion, la révélant même, comme désir d'embrasser la mort. Je serais presque reconnaissante à l'étoile de m'avoir révéler la squelette d'un rôle qu'elle n'a pas vraiment incarné, au-delà de la série d'entrechats six escamotée et, avec elle, la supplique désespérée dont elle est l'expression. Son Albrecht est bien mourant, mais de fatigue essentiellement : au spectateur le désespoir…
… qui ne dure pas longtemps, illuminé par la présence-lueur d'Hannah O'Neill. Sa Myrtha n'est pas le monstre d'autorité que l'on attendait pour mater la force d'Amandine Albisson ; elle est même étrangement gracile : Myrtha O'Neill est d'un autre règne, c'est là son inhumanité. Sa dureté relève d'une indifférence toute minérale ; ses gestes, jamais raides, jamais brusques, restent ceux d'une liane. Elle ferait merveille distribuée aux côtés d'une Giselle moins marmoréenne – dans cette distribution, la reine de Wilis paraît presque plus fragile que la jeune recrue (voire que le corps de ballet, qui répond comme un seul corps mécanique aux suppliques des amoureux).
Je ne sais pas si je parviendrai à me lasser de ce ballet, ni à revenir de la beauté de l'apparition des Wilis à l'acte II, sublime partition pour le corps de ballet.
Edit : Audric Bezard, j'ai réussi à oublier Audric Bezard ! Maudit sois-tu Albrecht-Bullion. Team Hilarion !
10:08 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, ballet, garnier, giselle, amandine albisson, hannah o'neill
25 juin 2016
Lui, Paul Verhoeven
Elle s'ouvre sur des cris équivoques : lutte ? ébats amoureux ? La caméra tourne, nous allons être renseignés… mais nous nous retrouvons face au chat, miroir de notre propre questionnement. L'animal se désintéresse assez vite du spectacle, que l'on suppose alors banal, et c'est à ce moment précis que l'on est catapulté sur la scène… du viol – avec du sang et des éclats de vaisselle que la victime s'empresse de balayer une fois tout terminé. Elle : Isabelle Huppert, la bourgeoise masochiste de La Pianiste. À qui d'autre confier le rôle d'une femme que sa profonde indifférence aux autres et à elle-même, engendrée par un père serial killer, fait à la fois garce et figure stoïque ? Elle a l'hébétude pragmatique. Il lui pleut devant comme derrière, jusqu'à l'incongruité, jusqu'au rire.
J'ignorais qu'on pouvait rire devant un thriller (le pull de Palpatine attestera qu'il s'agissait quand même d'un thriller) : sous cape, parce que ce n'est pas drôle, sous forme d'un hoquet sonore avec le reste de la salle, parce que ce n'est pas drôle mais quand même, secousses partagées avec Palpatine jusqu'aux fronts qui s'entrechoquent, puis chacun recalé dans son siège, les mains retournées dans le vide, mais what ? plaquées contre la bouche, sérieusement ? index qui reste en travers de la bouche, majeur et pouce qui enserrent la mâchoire, moue mi-perplexe mi-admirative de la perplexité dans laquelle on est plongé, fascination mi-amusée mi-horrifiée, et mon nez à nouveau dans le cou de Palpatine, torse martelé, bras malaxé, parce que je suis une petite nature et que c'est violent. Inattendu, en réalité.
22:38 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, elle, isabelle huppert, paul verhoeven
I had to question the mermaids!
Tout juste sortie du Prêt A Manger, j'allonge le pas pour ne pas faire rater le début du film à Palpatine. Si je m'ennuie, je fais des bulles, préviens-je en désignant la paille et la cannette de ginger beer que je tiens à la main. Vaine menace : j'ai siroté The Nice Guy comme du petit lait. Si jamais j'ai fait des bulles, c'est prise de court par un fou rire, car le film est un concentré de punchlines, servi par un formidable duo de bras cassés (dont l'un au sens propre) ou plutôt par un trio, car à l'homme de main de cœur (Russell Crowe) et au détective privé à l'éthique vénale (Ryan Gosling) vient s'ajouter la fille de ce dernier (Angourie Rice), belle enfant terrible du cinéma. On se lance avec plaisir à la poursuite des sirènes dans les piscines de LA d'Amélia, fille d'une haute autorité au département de la justice et actrice porno engagée contre la pollution1, dont on ne sait si elle est folle, morte ou en cavale.
Comme quoi, j'aurais moins du faire attention au genre du film qu'à son ton, suggéré dès l'affiche par une typographie qui n'est pas sans rappeler celle de… Soul Kitchen (rien à voir, si ce n'est que dans les deux cas, j'ai bien ri).
1 La scène où le détective privé interroge les militants faisant les morts pour dénoncer l'effet de la pollution sur les oiseaux est croquignolesque. J'en ai retrouvé l'équivalent une semaine plus tard à Saint-Michel où un amas de jeunes gens en sous-vêtements exhibait des tatouages de code barre pour faire prendre conscience de la cruauté qu'il y a à consommer de la viande.
21:00 | Lien permanent | Commentaires (0)
19 juin 2016
Julieta
À en croire les critiques, Julieta ne serait pas un vrai Almodóvar : pas assez exubérant, pas assez loufoque, pas assez comique. Un drame, forcément… Et pourtant : des années 1980 flamboyantes, des femmes complexes, fortes et fragiles, lumineuses, aux sourcils épais, qui bouffent l'écran, des prénoms qui se prononcent avec la langue qui vient taper sur les dents ou rouler au fond de la gorge, Julieta, Antía, mère et fille, mer et père, mort, filiation et abandon, la tragédie grecque aux couleurs ibériques. Même dans le drame (surtout dans le drame ?) Almodóvar conserve son style, qu'il sait parfaitement abstraire de ses tics (il faut qu'il en soit conscient pour s'être auto-parodié dans la joie et la bonne humeur des Amants passagers). Son dernier film est sans doute pour beaucoup trop aldmodovarien et pas assez almodovaresque. Je trouve pour ma part splendide la manière dont il met en sourdine son extravagance stylistique pour laisser libre cours à celle de la vie, des destins qui s'y dessinent, et peint le drame en couleurs vives, étoffes rouges, villes et visages lumineux dans les remords et la joie.
Mit Palpatine
23:12 Publié dans Souris des villes, souris des champs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, julieta, almodavar