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30 octobre 2015

Point d'orgue

L'orgue, un instrument noble et leste qui invite à la componction ? Si c'est aussi l'image que vous vous en faites, je vous invite à écouter l'improvisation dans laquelle Thierry Escaich s'est lancé mercredi pour inaugurer l'orgue de la Philharmonie. C'est avant tout une affaire de tuyauterie et, quand on entend les boyaux de Dieu gargouiller, la majesté divine en prend un coup. Du coup, exit la colère divine, place à : un concert de bouilloires dans une navette spatiale, avec locomotive et corne de brume comme artistes invités ; un enterrement sous-marin de petite sirène retrouvée pendue à une branche de corail ; Batman sous les voûtes d'une église ; la silhouette distante des Ménines, démultipliée, dévalant et grimpant les escaliers non-euclidiens d'un jeu vidéo, et de gros ordinateurs IBM des années 1970 en pleine dispute philosophique (ou bien en train de parier au PMU, allez savoir)(à moins que ce ne soient des parties simultanées de tic-tac-toe, d'échec et de bataille navale).

L'orchestre entre et décide de plutôt jouer à Où est Tamestit ? Sans sans pull ni bonnet rayé rouge et blanc, c'est vachement plus dur qu'avec Charlie. Du coup, Paavo Järvi s'apprête à commencer le concerto pour alto de Jörg Widmann sans altiste solo, quand un choc sourd retentit, suivi d'un bruit de fermeture éclair. On va pouvoir commencer, oui ou non ? Le choc sourd se fait de nouveau entendre et, alors que je me dis que, quand même, c'est un peu fort de café, Antoine Tamestit surgit de derrière les deux harpes. C'était donc lui qui… (coup d’œil au programme)… oui, oui, c'est lui qui fait des percussions sur un Stradivarius ! J'ai à peine le temps de m'en remettre qu'il joue du banjo avec - pizzicati mon œil.  Il n'arrête pas de bouger, circule entre les différents pupitres, figurés et littéraux, ilots de musiciens et suppôts de partition. Les sons surgissent d'un peu partout - puis soudain de nulle part. Dans le doute, certains comment à applaudir - ceux qui, comme moi, ont perdu Charlie-Tamestit de vue et n'ont rien vu. A force de jouer à la guitare électrique, ce qui devait arriver arriva : une corde cassa. Le concerto, à peu près aussi concertant que concordant les temps de ce paragraphe, s'interrompt, le chef attend, les mains se portent au menton, le public gronde de murmures : où est Tamestit ? Au bout de quelques instants, il revient, échange quelques mots, de dos, avec le chef et va se placer, tout le monde prêt à reprendre comme si de rien n'était. Sur le signe du chef, la mesure de reprise se répand comme la bonne nouvelle, là, là, on y est... mais l'altiste fait signe de rembobiner : nouveau conciliabule de sourds-muets. Les pages des partitions se tournent de droite à gauche et enfin, au grand dépit soulagement de tous, le concerto reprend et se déroule sans encombre (sinon sans ennui) jusqu'à la fin. Aux saluts, le compositeur serre dans ses bras le soliste, le chef et le violon solo avec une vigueur que l'on réserverait à des compagnons d'arme. Mais à la guerre comme à la guerre ; si Antoine Tamestit ne lui a pas sauvé la vie, il lui a peut-être sauvé la mise, déclenchant des applaudissements qui n'auraient peut-être pas été aussi nourris si le concert s'était déroulé sans anicroche. Le moins que l'on puisse dire, c'est que cela fut laborieux.

Point d'orgue de cette soirée : la Symphonie n° 3 de Camille Saint-Saëns que j'écoutais en concert pour la troisième fois, je crois. Petite pensée pour Joël, qui a dû pas mal se boucher les oreilles en étant à l'arrière-scène. Du second balcon de face, en revanche, le niveau sonore est parfait ; on sent même les vibrations (enfin !). Pourtant, je vibre à peine. Comme anesthésiée esthétiquement depuis le début de la saison, je commence à me demander sérieusement si la fatigue ne me rendrait pas un peu frigide de l'oreille…

 Mit Palpatine, placé à l'étage du dessous, avec qui on a échangé quelques regards synchronisés aux moments-clé (genre l'entrée de Lola, saluée par un cri muet, les mains en porte-voix). Je ne sais pas si je nous trouve adorables ou irrécupérables.

25 octobre 2015

Carnet de lecture : pèlerinage murakamiesque

L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage. L'impression d'avoir déjà lu ce roman. De lire à chaque Murakami le même roman :

  • une comparaison improbable dès l'incipit,


À cette époque, il lui paraissait pourtant plus aisé de franchir le seuil qui sépare la vie de la mort que de gober un œuf cru.

Haruki Murakami, L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, 10/18, p. 7

 

  • un leitmotiv musical,


Ici, les Années de pèlerinage de Liszt ; dans 1Q84, que je n'ai jamais réussi à finir, c'était un quatuor de Janáček...
Et, en plus de ce leitmotiv, quelques références disséminées ici et là :


Durant les quinze minutes environ que dura son attente, il mémorisa tous les modèles de Lexus proposés à la vente. Il nota qu'elles ne portaient pas un nom qui les distinguait comme « Corolla » ou « Crown », mais qu'on les distinguait seulement par un numéro. Comme les Mercedes ou les BMW. Ou comme les symphonies de Brahms.

p. 156

(Il y a forcément une thèse qui a dû être écrite sur le sujet.)

 

  • un mystère autour duquel on mène une enquête mystico-philosophico-poético-psychanalytique,


Pourquoi Tsukuru Tazaki a-t-il été, du jour au lendemain et sans aucune explication, rejeté de son groupe d'amis, liés comme les cinq doigts de la main ? Seize ans plus tard, sa nouvelle potentielle petite amie lui demande d'élucider ce mystère ; elle sent qu'il y a quelque chose entre eux.

 

  • des récits en abyme,


Ici, un homme qui, au seuil de la mort, acquiert une vision d'une extrême acuité sur le monde.

 

  • un onirisme érotico-fantastique qui me semble de plus en plus identifiable comme nippon (cf. Le Bras),


Vocabulaire cru comme le poisson des sushis, qui passe pourtant comme une lettre à la poste.

 

  • et des vérités dont la temporalité lente du roman se charge d'évacuer l'aspect sentencieux qu'elles revêtent une fois extraites : 


Pour chaque chose, il faut un cadre. Pareil pour la pensée. On ne doit pas craindre le cadre exagérément, mais il ne faut pas non plus craindre de le casser. C'est ça le plus important pour trouver la liberté. Respecter et détester le cadre. Les choses qui comptent le plus dans la vie d'un homme sont toujours ambivalentes.

p. 74


Tsukuru réussit alors à tout accepter. Enfin. Tsukura Tazaki comprit, jusqu'au plus profond de son âme. Ce n'est pas seulement l'harmonie qui relie le cœur des hommes. Ce qui les lies bien plus profondément, c'est ce qui se transmet d'une blessure à une autre. D'une souffrance à une autre. D'une fragilité à une autre.

p. 299 

*** 

Comme c'est le même mystère qui se rejoue encore et encore, on pourrait arrêter de lire n'importe quand, mais on continue à tourner les pages, au détour desquelles on trouve parfois une peinture un peu trop vive, un peu trop réaliste, du monde dans lequel on vit. Parfois amusante...


Tout dans cette pièce était simple et cohérent. Il n'y avait rien de superflu. Chaque meuble et chaque élément étaient des articles haut de gamme mais, à l'inverse du luxe déployé dans le show-room Lexus, tout ici avait été conçu pour rester discret. « Ruineux anonymat » : tel semblait être le concept de base de ce bureau.

p. 180


… et parfois moins, quand on s'y retrouve (pour le coup, je vois rouge – du nom du personnage) :


Je n'étais apparemment pas fait pour être salarié, poursuivit Rouge. De prime abord, rien ne l'indiquait. Moi-même, jusqu'à ce que je sorte de l'université et que je travaille, je ne m'étais pas aperçu que j'avais ce caractère. `

p. 185


C'est un autre personnage qui parle :


Je veux juste continuer à m'exercer à la pensée pure et libre. C'est tout. Néanmoins, j'admets volontiers, au fond, que pratiquer la pensée pure, c'est comme créer du vide.
- Il est bien possible que le monde ait aussi besoin de gens qui créent du vide.

p. 60


Dans cette conversation, il est question de penseurs académiques, mais on se demande plus tard si ça ne vaudrait pas autant et même plus pour les auteurs du bullshit managerial. Cela devrait plaire à Palpatine :


J'ai donc essayé de dresser la liste de tout ce que je n'aimais pas, de ce que je ne voulais pas faire, de ce que je ne souhaitais pas que les autres me fassent. À partir de cette liste, j'ai conçu un programme grâce auquel on pourrait former efficacement des employés à obéir aux ordres venus d'en haut et à travailler avec méthode. Enfin, « j'ai conçu », c'est peut-être exagéré, étant donné que j'ai puisé ici ou là. Mon expérience de stagiaire dans la banque m'a été très utile. J'y ai ajouté des techniques issues du développement personnel ou des mouvements sectaires. J'ai aussi étudié les programmes vendus par certaines sociétés qui font un tabac aux États-Unis. J'ai lu des tas d'ouvrages de psychologie. Et je me suis servi des manuels destinés aux nouvelles recrues de la SS ou chez les marines. [...]

Pas question d'imposer un remède de cheval. Ce serait un moyen d'obtenir des résultats spectaculaires, certes, mais temporaires ; à long terme, cela ne marcherait pas. […] Notre objectif n'est pas de créer des espèces de zombies. C'est dans l'intérêt de l'entreprise que nous formons des travailleurs qui croient penser par eux-mêmes.

p. 185-186


Le plus dur, quand on a cessé de croire, c'est de s'illusionner.

 

***

Pour la route, parce que cela m'a rappelé l'étude des Méditations métaphysiques de Descartes, où l'on est coincé si l'on n'admet pas un certain nombre d'idées – et notamment l'idée de Dieu :


Il existe pourtant des exemples concrets que l'on est contraint d'accepter ou pas, de croire ou pas, sans possibilité intermédiaire. Autrement dit, il faut accomplir un bond spirituel. La logique, dans ces cas-là, ne pèse d'aucun poids.
- En effet, c'est à ces moments précisément que la logique cesse d'opérer. Il n'existe pas de manuel qui indiquerait à quels moments employer la logique. Mais peut-être est-il possible de l'appliquer après coup.
- Après, cela risque également d'être trop tard.

p. 90

Accomplir un bond. Non pas Je pense donc je suis (rationalisation a posteriori de La Méthode) mais Je pense, je suis.

Soirée De Keersmaeker

Les soirées jeunes de l'Opéra me font sentir de moins en moins jeune. L'année prochaine, je ne pourrai plus y prétendre. Palpatine, déjà, n'aura pas pu y goûter. Et sa présence manque. Devant Quatuor n° 4, je ne peux pas m'empêcher d'imaginer ce qu'il en aurait dit, quelque chose comme : c'est du théâtre de la Ville, avec des filles en plus joli. Cette propension à tout apprécier, à tout évaluer en termes de beauté plastique m'épuise, et pourtant, je ne cesse à mon tour d'y céder. Peut-être la pièce incite-t-elle à la facilité, jolie, elle aussi, comme ses interprètes. Les quatre jeunes femmes, parce qu'attifées comme les petites filles qu'elles savent qu'elles ne sont plus, me font un instant penser aux trois petites Euménides de Giraudoux, dans Électre, mais il n'y a pas de malaise : la séduction est consciente, mais innocente. A l'exception d'un haut différencié, vague concession à la personnalité de chacune (ou plutôt mime de cette différenciation), toutes sont vêtues de la même manière : socquettes sur jambes nues et jupes qui tournent jusqu'à la verticale, jusqu'aux grandes culottes blanches, exhibées dans des poiriers avortés, mains au sol et ruades de pieds. On sourit de ce French cancan d'écolières, qu'on imaginerait plutôt jouer à la marelle à cloche-pied. Cela marche toujours, mais justement parce que cela marche toujours, ça ne danse pas assez. L'attention se met à vaciller tandis qu'oscillent les corps, tapant des pieds dans les airs, comme Fred Astaire, comme les cloches d'une église. On s'ennuie joliment.

(++ Camille de Bellefon, cheveux au carré, danse au taquet)

 

Après que les filles nous ont montré leur culotte, c'est au tour de garçons de tomber la veste (on aurait bien voulu ajouter : la chemise, mais c'est seulement au profit d'un maillot de corps). Les corps, eux, ne tombent pas ; ils se jettent à terre, roulent et se relèvent en vitesse, avec une dextérité à faire passer pour rouillé un agent secret s'étant jeté d'un train en marche. Parce que la jubilation nécessite le désordre, ils n'arrêtent pas de se croiser ; on dirait des notes de musique brouillonnes, des noires et des croches griffonnées à toute vitesse : Die grosse Fuge, une page manuscrite de Beethoven faite ballet. 

(++ Hugo Vigliotti, qui danse aussi grand qu'il est petit)

 

La dernière pièce, Verklärte Nacht, possède quelque chose que les deux autres n'ont pas : une scénographie. Les raies de lumière qui percent entre d'immenses troncs de bouleaux, redoublés par des hommes de dos, immobiles, créent d'entrée une image très esthétique. Nous sommes dans une forêt hantée par des hommes-tronc et des femmes bauschiennes, aux robes dépareillées, qui répètent encore et encore ce même geste de genoux qui flanchent et s'ouvrent dans l'évocation d'une chute - curieux mélange de faiblesse et de sexualité, que l'on retrouve lorsque les femmes sautent au cou des hommes, cuisses autour de leur tête, comme pour s'en protéger, dans un élan de repli. On s'agrippe à ces couples oniriques, et on voudrait que les portés, emportant les feuilles, les robes et les cheveux, nous emportent sur leur passage. Mais je dois être, comme mes yeux, trop lourde de sommeil et je reste là, sur mon fauteuil de balcon, à ne pas prendre l'air.

(++ Awa Joannais, jolie présence qui semble tout droit sortie du Parc avec sa grande chemise blanche...)

 

Une photo publiée par Hugo C. (@_gohu) le 21 Oct. 2015 à 15h59 PDT

24 octobre 2015

Oups, it's Friday

Le problème des places prises en avance, c'est que l'on ne sait jamais si l'on ne sera pas en week-end, en vacances ou seulement trop fatigué pour en profiter. Après Arvo-Pärt-Biarritz, Bruckner-Ecosse et Petibon-Rome, c'était hier un match Mahler-fatigue. Mais on ne sèche pas un concert de Matthias Goerne, alors j'ai baillé, papoté, engouffré un sandwich et me suis replacée avec Palpatine au second balcon de face, bien au chaud. L'endroit parfait pour somnoler, en trois étapes :

1. Le sas de décompression. Un peu comme on sacrifie un oeuf dans une préparation, une courte pièce est presque toujours sacrifiée en début de concert : c'est l'occasion d'enlever son manteau, de chercher où ranger son programme et de sortir une paire de jumelles attachées à une chaîne sonnante et trébuchante et que je te fusille mamie des yeux. Pour rendre justice à une pièce de courte durée, il faudrait la placer après une oeuvre plus longue, pendant laquelle oreilles et fessiers auraient eu le temps de s'accoutumer à la position concertante. Las, La Pavane pour une infante défunte remplit son rôle de douche rapide pour se décrasser de la journée avant d'accéder au grand bain délassant.

2. Le duvet divin. Décrassé, délassé, bien au chaud, il est temps de se rouler dans cette formidable couette qu'est la voix de Matthias Goerne. Ayant déjà entendu les Kindertotenlieder en juin dernier, je ne cherche plus à suivre le texte dans le détail. Paix à l'âme de ces enfants morts ; la mienne se roule en chien de fusil, reconnaissante de se trouver à l'abri du malheur. 

3. La tempête titanesque. Le bruit m'empêche de dormir. Sauf lorsque les éléments sont déchaînés au point de masquer tous les petits sifflements, coups et craquements domestiques - toux, reniflements et gratouillis théâtreux. La première symphonie de Mahler se déchaîne et, bien au chaud, suave mari magno, je me renfonce en moi-même ; la plus familière des mains étrangères se pose sur mon genou et fait taire toute velléité de revoir le sens de ma professionnelle. Je relève la tête de l'épaule osseuse sur laquelle je l'avais lovée lorsque percussion et contrebasse inaugurent le magnifique troisième mouvement. Frère Jacques me réveille ; comme dirait mon père : je suis un contraire. J'applaudis pour m'excuser de mon manque d'attention et transporte mon cocon de chaleur jusqu'à mon lit - enfin celui de Palpatine. Thank God, it's Friday.