Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

18 octobre 2015

Great age

À Rome, dans une discussion au creux de la nuit, s'est dessinée avec insistance l'idée que l'on passe sans doute une grande partie de sa vie à se défaire de ce que l'on a appris-absorbé-amalgamé au tout début, en quelques années. Apprendre à lâcher prise pour apprendre à mourir et finalement à vivre. Alors pourquoi pas intituler Youth un film qui voit la vie d'une station thermale par le prisme de deux amis âgés. Après tout, la sagesse nous envoie à l'enfance. Paolo Sorrentino se joue des tragédies, des drames et des tracas de la vie ; il n'appuie sur rien – les masseuses sont là pour ça – lui effleure et tout affleure : l'amour, le comique, les rancoeurs, l'amitié... tout déjà passé, tout à rejouer dans cette station thermale où les personnages secondaires ne le sont jamais vraiment, figurines de chair et d'affects dans les cases d'un calendrier de l'avent – avant la fin. (Je me demande si cela ne crée pas un genre film de station thermale, parce que Youth m'a fait penser à The Grand Budapst Hotel alors que l'esthétique n'est pas du tout la même).

Autour du réalisateur qui n'en finit pas de réaliser des films et du chef d'orchestre qui refuse de reprendre la baguette, fusse pour la reine d'Angleterre, orbitent une jeune masseuse aux oreilles décollées, qui masse consciencieusement les corps décrépis avant d'agiter le sien devant l'écran de sa console ; Miss Univers, pas née de la dernière pluie ; un acteur qui, las de n'être reconnu que pour le robot qu'il a joué, traîne la moustache hitlérienne de son prochain rôle jusque dans le restaurant de l'hôtel ; une star de rap obèse, qu'on dirait plutôt bedonnant pour le plaisir de l'allitération bête et bedonnant ; un petit garçon qui essaye de jouer du violon ; un alpiniste emprunté comme un nain de jardin et la fille du chef d'orchestre, qui continue à se soucier de lui en dépit de la surdité qu'il a manifestée envers elle et sa mère par le passé1. Une vraie galerie de personnages, croqués avec tendresse mais sans concession, au milieu de laquelle on déambule en souriant, sans avoir besoin de savoir où l'on va (puisqu'on ne le sait que trop bien : la vie, en général, quand ça finit, c'est que ça finit mal). C'est fin, jusque dans la caricature, et extrêmement malicieux – aussi malicieux que le regard noisette de l'ami berlinois de Palpatine, qui, à soixante-dix ans passés, semble toujours prêt à faire les quatre cents coups.

Mit Palpatine

 
1 La fille fait part de ses griefs à son père alors qu'ils sont immobilisés côte à côte... dans un enveloppement de boue. D'une manière générale, dans Youth, les corps donnent l'impression d'être risibles – sûrement parce nos petits tourments le deviennent lorsque le corps nous rattrape (et il nous rattrape toujours).   

887

En arrivant pour la représentation de 887, je ne connais ni Robert Lepage ni l'homme qui s'avance sur la scène, toutes lumières allumées, pour nous demander d'éteindre nos téléphones portables, ces téléphones qui contiennent curieusement toute notre vie et sur lesquels on externalise notre mémoire, oubliant, n'apprenant même plus les numéros qui marque notre vie – et 887 en est un pour Robert Lepage, quoique pas de téléphone : c'est l'adresse où il a vécu enfant. Le spectacle a déjà commencé lorsque les lumières s'éteignent, et je regrette presque qu'il ne se déroule pas entièrement à la lumière d'une salle bien présente, qu'il faille faire spectacle alors que j'étais si bien dans cette confidence impromptue.

C'est étrange au vu de ma formation en lettres, mais ces temps-ci, j'ai un peu de mal avec le filtre de la fiction ; l'adresse directe de l'essayiste me parle davantage, aussi stylisé son discours soit-il. De fait, des scènes jouées seul, en passant sous ellipse les réponses de ses interlocuteurs absents, et des souvenirs narrés directement au spectateur, ce sont ces derniers que j'apprécie le plus. L'acteur soudain ne monologue plus, il dialogue avec nous, et on le suit avec plaisir du coq à l'âne et de fil en aiguille. Il semble broder au hasard sur un terme ou un thème, mais tout est tramé pour que les mots et les images souterrainement entrent en résonance et, se faisant écho, fassent sens. Pas de transition en grand écart pour autant : Robert Lepage sait couper quand il le faut, et passer à un autre sujet, comme on le fait au cours d'une longue conversation entre amis. Pas de transition mais des liaisons ; lier ensemble, inter-legere, c'est le propre de l'intelligence. De fait, Robert Lepage est un virtuose de l'association d'idée et pas seulement d'idées, mais d'images et de formes, en témoigne l'instant choisi pour illustrer l'affiche du spectacle, où les gerbes d'un feu d'artifices se rejoignent pour former un réseau neuronal, permettant à Robert Lepage de passer de la fête nationale du Québec à la mémoire défaillante de sa grand-mère, et de relier discrètement mémoire individuelle et mémoire collective. Sans jamais perdre sa perspective autobiographique ni jamais se transformer en conférencier, il nous plonge dans le Québec des années 1960, où les tensions séparatistes sont exacerbées par des tensions plus sous-jacentes, mais peut-être plus prégnantes, de classes sociales, « entre une population francophone qui était pauvre et une population anglophone ». L'exposé n'a rien d'abstrait : c'est un poème de Michèle Lalonde que le comédien ne parvient pas à mémoriser, sur lequel il s'acharne, invoquant le palais de la mémoire puis les talents d'un ancien ami répétiteur, et qu'il finira par vociférer après avoir rétabli dans sa dignité la figure de son père chauffeur de taxi, qui ne savait pas lire. Speak White : l'injonction de la classe dominante à adopter son langage lui restait en travers de la gorge.

C'est pour ainsi dire le seul moment où Robert Lepage quitte le ton de la confidence : l'histoire, grande ou petite, est vue avec le recul d'une vie et la perspective transforme l'amertume en mélancolie et... l'immeuble où le comédien a vécu en maison de poupée. Avec sa passion des miniatures, parfois agrandies pour le fond de la salle à l'aide d'images filmées en direct avec un smartphone et retransmises sur l'écran géant de la scène1, Robert Lepage matérialise son récit, usant de la fascination que l'on peut avoir pour les petites cases allumées des immeubles lorsque l'on passe devant, à pieds ou en métro aérien. Zoom out, zoom in, d'un quart de tour, l'immense maison de poupée devient un appartement, qui rétrécit à nouveau, zoom in, zoom out. On ne sait plus si l'on regarde la vie à la loupe ou au microscope, mais peu importe : grande ou petite, avec Robert Lepage, l'histoire est infiniment poétique.

Mit Palpatine

 

1 Quand même : j'étais heureuse d'être proche de la scène. Je ne suis pas certaine que le spectacle passe aussi bien depuis le fond de la salle.