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22 décembre 2011

Scandaleusement bon

Ne pas ouvrir le programme avant le concert a parfois du bon. On mesure à quel point on calque notre écoute sur ce qu'on a lu ou, au contraire, à quel point un titre est emblématique d'un morceau et qualifie au plus juste les images que la musique a suggéré à l'auditeur en l'absence de tout indice.

Le premier morceau de Barber est praliné, exactement comme la bûchette de Noël dégustée chez Dalloyau juste avant le concert. C'est mousseux mais jamais écoeurant car le tout n'a pas le temps de devenir crémeux que des pizzicati de noisette craquent sous la dent. C'est croustillant, ainsi que doivent l'être les cancans de The School for Scandal.

Gil Shaham s'en lèche les babines dans le Concerto pour violon qui suit. Je reste mi-amusée mi-agacée par ses mouvements de lèvres. J'en parle à l'entracte, mimique à l'appui : "C'est vrai que tu es fascinée par la cinétique des musiciens..." Avouez que c'est tout de même la classe : maintenant, grâce à Laurent, au lieu de passer pour la balletomane de service qui écoute comme un pied, je peux dire que je m'intéresse à la cinétique chez les musiciens. C'est beau comme un sujet de mémoire.

Je suis un peu déboussolée par Poulenc, que je n'imaginais pas du tout comme ça... et pour cause, il s'agit d'un triptyque de Debussy. Plus de pâtisserie croustillante mais de douces bonbonnières en train de se faire. La musique enfle et devient transparente comme aux mains d'un souffleur de verre. Elle s'imagine cristalline, qui s'orne de petits motifs blancs, rinceaux miniatures comme j'en ai vu la veille au Conservatoire des arts et métier. Puis la forme fluide se déforme et la bonbonnière devient légère comme une flûte de champagne. Le pétillant s'assombrit, s'assourdit. Nocturnes. A présent, ce sont des silhouettes bleutées qui se balancent comme un choeur d'algues. Elles dérivent vers la surface, fantomatiques, avec des trajectoires de fusées de feu d'artifice dans les dessins animés mais la nonchalance de bulles de champagne. Nuages, Fêtes et Sirènes, dit le programme ; guimauves cotonneuses, fêtes étincelantes, revenantes des profondeurs.

Avec l'étymologie imaginaire que je lui prête, Poulenc se cabre devant la solennité religieuse. Gloria est retroussé comme le nez de Patricia Petibon. L'exaltation culmine court en exultation, sur un hoquet de la foi. Dooo-miii-neee Deee 'us ! Si la joie divine était toujours ainsi, à l'image de son interprète rousse sagement délurée en robe asymétrique noire, la tête ceinte d'un ruban d'étoiles noires et pailletées, je me convertirais de ce faux pas pour aller caracoler au paradis.

 

Aussi : Laurent, Palpatine et Klari.

16 novembre 2011

So gern, so Goerne

Sans les Lieder de Schubert, je ne me serais jamais aperçue que Die schöne Müllerin est un curieux poème. D'habitude, quand je vois débarquer les pierres, les fleurs et le petit ruisseau, je pars en courant. Selon Valéry, le mot nature "évoque des images personnelles, déterminant la mémoire ou l’histoire d’un individu. Le plus souvent, il suscite la vision d’une éruption verte, vague et continue, d’un grand travail élémentaire s’opposant à l’humain, d’une quantité monotone qui va nous recouvrir, de quelque chose plus forte que nous, s’enchevêtrant, se déchirant, dormant, brodant encore, et à qui, personnifiée, les poètes accordèrent de la cruauté, de la bonté et plusieurs autres intentions." Je ne sais pas ce que cela dit de mon histoire mais je me suis arrêtée à "une éruption verte, vague et continue" -- que ma mémoire avait synthétisée en étendue verdâtre avant que je ne retrouve le passage précis de l'Introduction à la méthode de Léonard de Vinci.

Mardi dernier, j'ai entrevu la partie cruauté & bonté : la nature non pas comme personnification mais comme amplification du ressenti humain. Là où le poète peut hurler Mein ! en imaginant posséder celle qu'il convoite, comme s'il gravait son coeur sur tous les troncs des environs. Sur le coup, j'ai cru que c'était l'exultation de la possession mais j'aurais dû me douter qu'il n'y a que le désir inassouvi pour faire hurler ainsi ; le bonheur serein serait davantage l'affaire des pierres qui dansent dans l'eau, mêlant légèreté et gravité.

Die Steine selbst, so schwer sie sind,
Die Steine!
Sie tanzen mit den muntern Reihn

Mais cela, paradoxalement, c'est avant, avant de rencontrer la schöne Müllerin. Oui, schöne Müllerin et non belle meunière, à cause de Wilhelm Müller qui fait de la jeune fille un miroir bien plus efficace que le cours d'eau : pas de narcissime ici, le ruisseau n'est pas l'alter ego mais le confident, le murmure qui accompagne la traversée jamais accomplie vers l'autre rive. Bien qu'elle ne soit absolument pas décrite et qu'on ne sache d'elle rien d'autre que sa préférence pour le chasseur, la schöne Müllerin est bien plus qu'un prétexte à poésie. Ce n'est pas une toile blanche qui autorise le poète énamouré à se faire son film ; la surface est dure, elle blesse le poète lorsqu'il s'y heurte, et elle est réfléchissante, elle renvoie à soi -- sans qu'il y ait pour autant repli sur soi, car humaine ou pas, c'est encore de la nature dont il est question.

On en parcourt donc toutes les nuances, depuis le dégradé subtil jusqu'au revirement aux tons tranchants. Die liebe Farbe devient die böse Farbe lorsque le vert du ruban qu'elle attache à ses cheveux se révèle être la couleur du chasseur et que l'amour verdoyant n'a de réalité que le vert de la jalousie. Le grand abattage pour impressionner la meunière et lui montrer l'enthousiasme qu'elle déclenche chez lui a laissé la place à un grand abattement. Les fleurs fanent en pleurs ; abandonné, le poète abandonne la vie et se fond dans la nature, jusqu'à y être enfoui. Dans un dernier lied où la parole est confisquée, le ruisseau efface enfin la douleur d'avoir été rejetté -- mais aussi l'élan initial, la joie qui menait à la simplicité... 

Ich frage keine Blume, 
Ich frage keinen Stern,
Sie können [mir] nicht sagen,
Was ich erführ so gern.

Ich bin ja auch kein Gärtner,
Die Sterne stehn zu hoch;
Mein Bächlein will ich fragen,
Ob mich mein Herz belog.

... une joie tue où ne se posait aucune question, où ne courrait qu'un murmure, pareil à un frisson. Mais le silence de la certitude s'est mué en silence de l'oubli. La mort est passée inaperçue, emportant avec elle l'utopie d'un monde sans parole. 

Dans ce ruisseau de ravissement, de rancoeur, de fierté et de fragilité, Goerne est comme un poisson dans l'eau, yeux esbaudis de merlan frit (il confère un air vif et intelligent à une poiscaille -- les merlans non encore frits peuvent l'en remercier). Il se met même rapidement à ruisseler, comme pour être mieux en accord avec son sujet. Il a la bonté de nous faire oublier son talent ; j'en oublie même qu'il chante. Avec sa bonhommie, tout paraît naturel

[Et Dieu créa la nature, aurait conclu Palpatine

11 novembre 2011

Illuminations musicales

(Vous avouerez que c'est de saison.)

Finalement, je ne suis pas mécontente d'avoir eu cours samedi dernier. Car qui dit cours dans la banlieue nord-est de Paris dit qu'il est préférable de dormir chez Palpatine au sud-est de la capitale, plutôt que chez moi au sud-ouest. Et tant qu'à squatter la demeure de son hôte, autant profiter un peu de sa présence la veille au soir, d'où : concert à Pleyel.
 

Déjà, en parcourant les sous-titres du morceau de Britten, j'adore : Fanfare, Villes, Phrases, Antique, Royauté, Marine, Interlude, Being Beauteous, Parade, Départ, c'est chaotique et prometteur. Il me faudra « juste » trois de ces petits poëmes en prose pour soudain faire le lien, pourtant évident, entre Illuminations et Rimbaud. On est vendredi, il est tard, j'ai eu trois heures de gestion et quatre heures de PAO. Heureusement, Christine Schäfer, la soprano, me le fait vite oublier : les visions du poète auxquelles on ne comprend rien se font jour, prennent cor et vibrent comme de fascinants mirages dans le timbre de sa voix. Je le constate pour la troisième fois, après une lecture aveugle faite en classe pour le plaisir et le spectacle de Benjamin Porée sur Une saison en enfer, il me faut une voix pour apprécier les recueils de Rimbaud dont la lecture reste pour moi muette. Je préfère le poème expiré au poète inspiré : l'allégresse supposée de « J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse » est frappée d'une drôle de suspension lorsque la voix funambule-somnambule s'y avance comme à regret, venue de très loin, de-siderare. Puis ce sont les mots de Marine, goutte à goutte, bien loin de la diction vague, emphatique et ressassée dont on noie la poésie – robinet contre tempête. Being Beauteous : « des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré », et les cercles de musique sonore se font spirales et tourbillons de neige qui s'enroulent autour de cet « Être de Beauté de haute taille », l'attaquent et le lèchent pareilles à des langues de feu, glaçantes, harassantes. Puis encore, cette annonce provocante et mystérieuse qui revient sans cesse : « J'ai seul la clef de cette parade sauvage. » La clef qui n'ouvre sur rien, celle qui met en mouvement : il suffisait de la portée.

 

Au fur et à mesure des concerts, Chostakovitch se définit peu à peu comme celui qui orchestre les mondes dévastés. La Symphonie n° 8 commence au crépuscule, non pas dans la solitude mais l'isolement : très vite les plaines désertes deviennent un véritable champ de bataille et la présence humaine, dont on semblait privé lorsque la musique se parlait à elle-même à voix haute et flûtée, déferle en masse, inhumaine, cruelle. La destruction ne signe pas pour autant la fin de la menace et lorsque la musique se remet à danser au-dessus des ruines, on ne sait pas si c'est pour provoquer ou fuir le danger. Celui-ci revient au pas de charge, dans une fanfare grotesque et terrible qui ne laisse pas un instant de répit à celui qui ne refuse de se plier à la fête. Allegro non troppo : les instruments se coupent violemment la parole, se réduisent les uns les autres au silence – le chef abat sa main de toute sa force comme le juge injuste son marteau – jusqu'à ce que tous se mettent à parler en même temps dans une surenchère de cacophonie. Le calme du mouvement suivant ne peut que préluder à une nouvelle catastrophe, dont les assauts insoutenables écraseront jusqu'aux illusions de la précédente mascarade. Ce qui en sort est ténu et s'éteint de lui-même dans le silence, sans qu'on s'en aperçoive.

 

Ouf. D'avoir dirigé cette fin du monde, Jukka-Pekka Saraste s'est assorti à sa ceinture de smoking et oscille entre le homard et le grand schroumpf – sans rien perdre de sa prestance, il faut le faire. De même, il n'y a que la violoniste médiévale (à cause de la robe qu'elle portait la première fois que j'ai vu l'orchestre de Radio France, et qui la faisait ressembler à une vraie dame de cette époque – ma violoniste préférée, tout en intensité) pour venir jouer la patte cassée sans béquille et saluer en équilibre : elle sautille à ravir. Et c'est donc ravie que je suis allée poursuivre la soirée chez Del Papa avec Serendipity, H., Joël et Palpatine.

16 octobre 2011

Koncert avek Kavakos

Klari, Palpatine et moi nous installons en plein centre du rang BB, sans bavoir, parce qu'on sait se tenir. Ou pas. Mais c'est facile d'y croire sans violoniste au chocolat à l'horizon. Avec la onzième symphonie d'Eduard Tubin, l'eau ne nous vient pas à la bouche mais aux oreilles. Je ne sais pas si c'est la paranomase de son nom avec une turbine géante de navire, mais j'ai l'impression de me trouver dans de grandes vagues d'archets – avec des instants d'accalmie en apnée, comme si la petite sirène allait surgir pour venir nous faire visiter son royaume enchanté plein de corail. A part cela, je suis saine d'esprit, même si je l'ai un peu perdu dans la demi-heure qui a suivi.

Même si je n'avais pas réussi à trouver de Leonidas pour fêter la fondation du club des kavakophiles, j'étais tout de même assortie à la doublure de sa chemise, la même que la dernière fois – et qu'hier, me précise Klari mais je préfère ne pas avoir entendu, laissons-lui le bénéfice du double. Pendant le concerto pour violon en majeur de Tchaïkovski, j'ai oublié que j'avais fait tâche toute la journée à l'université avec ma robe rouge habillée, que je craignais d'être un peu fatiguée, et que Pleyel ferait bien de convertir la clim' en chauffage. J'ai même oublié de vouloir me souvenir. De fait, je n'ai rien retenu, pas une note, pas un chocolat, j'ai dégusté sur place, il n'en reste plus un seul dans la boîte. Je réécoute le morceau en écrivant ce compte-rendu et prends ainsi la mesure de la fascination. Si l'on n'a pas peur des oxymores, on pourrait dire que c'est un traumatisme heureux, si intensément vécu qu'il s'efface aussitôt de la mémoire. Pas de regret pour autant, car il faudrait se dé-sidérer pour regretter le passage d'une étoile filante et je ne vois pas comment j'aurais pu conjurer la fascination de l'archet qui tressaute sur les cordes, les caresse d'un lent et savant étirement, puis les pousse à crier un aigu à la limite de la musique, les effleurant et les faisant crisser comme un patin sur glace, d'une carre à l'autre. C'est juste : Extrême. Exact. Exactement ça, et seulement ça. L'aigu est tenu de justesse ; le son est juste ; le violoniste touche juste. Il faut croire que son jeu a de la présence, exactement comme on le dirait d'un danseur, de son corps, son instrument, dont le moindre mouvement capte l'attention et donne du sens à l'ensemble de la pièce. J'ai les mains très rouges à la fin des applaudissements.

Avec la symphonie en mi majeur de Hans Rott, le triangle trouve une œuvre à sa mesure. Le compositeur l'utilise un peu comme un métronome et, s'il avait pu écouter sa symphonie, créée post-mortem, il aurait peut-être fait quelques modifications pour gommer cet effet de clignotant oublié après le virage. Cela n'a donc rien de rédhibitoire. Seulement, voilà, quand Klari me prévient qu'après les quarante minutes de solo du triangle, on a la tête comme un petit pois dans une boîte de conserve, je relâche toute ma concentration et ne fais pas vraiment l'effort d'écouter et d'assembler dans ma tête ce patchwork sans couture. J'aime pourtant bien les ploum initiaux des cordes et le motif des violons qui reviendra une ou deux fois par la suite. Mais il y a aussi des élans lyriques, du tintamarre de triangle, des pincements de violoncelle esseulés « sehr langsam », le tout sans transition audible par le profane, comme si un DJ changeait de disque à intervalles chronométrés. Mécanique plaquée sur du vivent, cela ne manque pas. Alors quand Klari me fait lire le passage du programme qui raconte une crise de délire du compositeur persuadé que le méchant-Brahms-qui-a-critiqué-sa-symphonie a introduit des explosifs dans le wagon, et que je tombe sur la mention du « frisch und lebenhaft » du troisième mouvement au moment où le « sehr langsam » du quatrième n'est pas encore devenu « belebt », le fou rire nous prend. La honte aussi, étant donné que, pour avoir été aux pieds de Kavakos, nous sommes aussi à celui des musiciens, et qu'il est particulièrement irrespectueux de rire en plein sciage lyrique d'archet (c'est au moins un séquoia centenaire auquel ils s'attaquent, là). Klari utilise son programme comme une Espagnole son éventail et pour éviter de croiser son regard, je me détourne vers Palpatine qui nous aurait maudit s'il n'était pas assis le dos bien droit, non pas, chose exceptionnelle, sur son coxys mais bien sur ses fesses, balançant en rythme son buste d'avant en arrière. Et de nous le comparer à Mahler à la sortie, d'où je m'étonne encore moins de ne rien avoir suivi. Il fallait bien une meringue glacée au chocolat et à la chantilly pour s'en remettre.