02 juin 2016
Painting with Light
Lent développement
L'art et la photographie des préraphaélites à l'âge moderne : l'exposition Painting with light oscille entre juxtaposition (l'art des préraphaélites à l'âge moderne, la photographie des préraphaélites à l'âge moderne) et coordination (la réaction de l'art à l'émergence d'une nouvelle technique). La seconde option est évidemment la plus stimulante ; c'est ce qui fait de l'exposition un tout supérieur à la somme de ses parties, lesquelles, hormis quelques chefs-d’œuvre (pour l'essentiel issus des collections permanentes du musée), ne sont pas des plus passionnantes prises individuellement.
La curiosité de découvrir les supports des premières photographies (plaque en argent, notamment) le cède assez rapidement à un intérêt poli, sans commune mesure avec l'émotion esthétique que je viens habituellement chercher au musée ; si je n'avais pas déjà été à Édimbourg, j'aurais probablement passé la première salle au pas de course, les photos de panoramas n'étant pas spécialement ma tasse de thé. Les photos posées m'amusent davantage, moins en leur qualité d'étude préparatoire (cela sert notamment pour les positions difficiles à tenir – genre une grosse jarre en équilibre sur la tête) que pour les souvenirs qu'elles font remonter, de quelques après-midis passées avec ma cousine, avant le numérique, à nous déguiser et à installer des décors de bric et de broc pour nous photographier ensuite dans ces mises en scène – une ou deux photos par composition, guère plus1.
Peu à peu, en même temps que la technique abordée se peaufine, les clichés d'intérêt purement historique se raréfient, le propos de l'exposition se construit, et de vagues souvenirs de Walter Benjamin s'animent dans un coin de mon esprit… l'ère de la reproductibilité technique…
Déroulé de la pellicule
Dans un premier temps, les peintres voient dans la photographie une formidable aide et s'enthousiasment pour sa précision. Mimésis médiée : l'art copie la photographie qui enregistre la nature. Cette passion ravivée pour la chose en elle-même s'accorde bien avec le scientisme ambiant. Pour John Ruskin, il s'agit de peindre ce que l'on voit « rejecting nothing, selecting nothing » : la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Comme si la vérité était factuelle et non discursive… Le leurre est tenace : Millais se voit ainsi reprocher de peindre à partir de plusieurs photographies combinées. C'est pourtant là que cela devient intéressant, quand les écarts par rapport aux photographies font ressortir les partis pris de composition, quand on se rend compte, via la disparition des arbres photographiés, que la berge nue choisie par le peintre pour son Ophélie renforce l'horizontalité du corps flottant.
La précision photographique a du bon…
Glacier of Rosenlaui, John Brett
[Quand la précision donne le tournis et l'observation scientifique redevient esthétique… On dirait vraiment une mer de glace, houleuse, figée dans l'instant par un sort.]
… et du moins bon.
[Ce tableau de David Octavius Hill, réalisé à partir de photos individuelles et premier de ce type, est vraiment creepy : l'empilement m'évoque les catacombes…]
Un peu comme l'apparition d'un mot infléchit les nuances de sens de ses synonymes, le développement d'une nouvelle techne oblige les autres à s'interroger sur leur spécificité et à se re-positionner. La photographie se révèle imbattable sur le plan de la précision millimétrique : les peintres la lui abandonnent progressivement au cours du XIXe siècle, et l'esthétique picturale évolue vers le flou. Précisément ce qu'il fallait pour que Rossetti nous fasse des tableaux à tomber. Cause ou conséquence, on constate sur les photos que les modèles des peintre pré-raphaëlites (qu'ils se partagent) ont des chevelures mousseuses…
Le mouvement de balancier ne s'arrête pas là : le flou pictural inspire en retour une photographie soft focused (je me demande quand même dans quelle mesure le flou des peintures n'est pas lui-même inspiré des « ratés » de la photographie, lorsque les temps de pose démesurément longs donnaient un caractère fantomatique à tous ceux qui y posaient). La photographie va ainsi pouvoir se développer comme un art à part entière - en témoignent les premiers photomontages. Orphée, comme par hasard…
Révélations ?
Extase toujours devant Lily, Lily, Lily Rose (un peu abusé de « privatiser » THE tableau de la Tate, non ?). Et quelques belles découvertes…
Two's Company, Three's None, Marcus Stone
[Ces jeux de regard…]
Dew Drenched Furze, Millais
[Cela fait un peu near death experience pastel…]
A Wet Night at Piccadilly Circus, Arthur Hacker
[Encore plus chatoyant en vrai.]
Bon à savoir : l'Eurostar a un partenariat avec les grands musées londoniens. Ce n'est indiqué nulle part dans les musées, mais on obtient deux places pour le prix d'une sur simple présentation de son billet de train (de moins de cinq jours). À 16 £ l'entrée de l'exposition, c'est appréciable !
1 Ce que l'on a pu rire de nos tenues de camouflage derrière le yucca, de nos madames Irma de pacotille (on aperçoit l'élastique de cours de récré auquel sont suspendus quantité de paréos) ou de la mendiante en sweat Kappa, qui demande une petite pièce sur carreaux Séyès… (Tendresse particulière pour celle où avec ma longue tresse, mon physique de planche à pain, un short ras du cul et le pistolet en plastique de mon petit cousin, je joue à Lara Croft.)
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05 février 2016
Week-end East End
Le risque de revenir encore et toujours au même endroit, c'est de transformer le voyage en pèlerinage et de courir d'un point à l'autre pour checker tous les points de passages obligés : en gros, un spectacle à Covent Garden, un cream tea chez Richoux, du ravitaillement chez Fortnum & Mason, un vagabondage sans achat à la librairie entre les deux, un tour devant les manuscrits de la National Library, un Sargent à la Tate Gallery, le concours de portrait annuel à la National Portrait Gallery, un dîner au restaurant-à-risottos à Shepherd's Market et une balade dans un des parcs de la ville en mode beware of the squirrels. Il y a bien eu un spectacle à Covent Garden, un cream tea chez Richoux et un passage (fructueux) à la librairie, mais pour le reste, Pink Lady m'avait soufflé quelques adresses gourmandes à tester et Palpatine s'est chargé de la nouveauté urbaine en me faisant découvrir l'East End, quartier dans lequel je n'avais fait que plonger mes orteils en l'accompagnant chez son tailleur lors d'un précédent week-end il y a bien deux ou trois ans.
[Londres surgelé ou Elyx s'apprêtant à avoir les yeux plus gros que le ventre]
Palpatine a un rapport assez obsessionnel aux villes qui lui plaisent ; il ne sera pas en paix tant qu'il n'aura pas tout quadrillé, enregistré et relié chaque quartier dans son GPS mental ; et il faudra de toute manière repasser pour voir comment l'endroit a évolué. Du coup, je me suis laissée promener dans tout l'East End, en commençant par le Spitafield Market, juste à côté de notre hôtel. S'y vendent des fringues plus ou moins vintages, des doll dresses à col claudine (j'ai hésité mais ça faisait vraiment cosplay) et des chapeaux designed in England et (hand-)made in China (j'ai hésité à en prendre un quatrième et le vendeur, croyant que j'étais dans une dynamique de substitution plutôt que d'ajout, m'a fait un prix sur le troisième – son collègue mad hatter était formel : le framboise plutôt que le gris). Aux stands de vêtements se mêlent des stands de bouffe, qui vont du cupcake vegan au sandwich viandard hardcore, grillé au chalumeau. J'opte pour un roll aux falafels (même si grrrr, ce n'était pas la boulette-avec-graines-de-courge que je voulais, j'ai dû admettre que c'était bon), tandis que Palpatine décrète un peu plus loin sur Brick Lane une nouvelle victoire de canard avec son duck and blue cheese burger, dont le making-of est en soi un spectacle : la choupie serveuse à acné a le coup de main pour aligner tous ses petits pains sur la plancha, les petits sceaux pré-portionnés de canard, les morceaux de bleu, de chèvre ou de cheddar face à leur pain respectifs, et tout ça retourné, hop, hop, assemblé avec un peu de verdure vite fait, pour dire, arrosé d'une pression de miel, le tout sur les petits pains à présent grillés et tartinés de chutney d'oignons, splosh, splosh, on s'assure du plat de la main que tout tient ensemble et bonne appétite ! J'ai piqué un morceau à Palpatine : c'est le genre de choses qui fait envie à manger, mais pas du tout à digérer. Anyway… j'ai goûté Brick Lane, une espèce de Camden Market bobo, même bazar réjouissant, sans l'attitude rebelle-de-la-society hyper marketée. Seule trace de violence, verbale : l'ardoise d'un pub qui ne veut pas de vegans chez lui, « no fucking hamster here » ; le gus est exaucé : il n'y a personne… Peu de touristes hormis nous-même, des locaux, des bobos, plutôt, toujours plein de trucs à manger, et des murs décorés.
[Comble du héron qui fait le pied de grue]
[Pas loin, une boutique avec un magnifique parapluie qui fait disparaître la pluie sous les constellations, pour vous seulement, discrètement, égoïstement : poétiquement.]
La balade a continué dans des rues moins stylées, voire presque moches, mais on s'en foutait, Palpatine sur sa lancée, moi trimballant toute guillerette mes nouveaux haut-de-forme, melon et feutre framboise dans grand sac en papier kraft que j'ai fait danser en le balançant par sa poignée. Arrivés au Victoria Park, on s'est dit qu'on habiterait bien un lieu un peu excentré comme ça, avec des bancs et des canards en pleine ville.
Il faisait toujours gris, gris mieux que pluie, gris pas exigeant, qui autorise à ne prêter qu'une attention distraite à ce qui nous entoure et à parler pour le plaisir de parler, de porno, là, pourquoi pas, de comment ce n'est pas tagué pour les femmes, parce que la choupie teen n'assure pas le choupi maigrichon, mais souvent un mec bedonnant / tatoué / avec une coupe mullet, au secours, cela devrait être interdit aux moins de trente ans, mais quand même, Palpatine est heureux du retour en grâce des petits nichons et moi de trouver un banc libre, parce que je commence à fatiguer. Erreur de débutant : je n'ai pas mangé sucré, et je vais le payer parce que Palpatine a décidé de me traîner jusqu'au stade olympique. Où il n'y a rien. Mais justement, argue-t-il. C'est l'inconvénient qui va avec l'avantage d'avoir un GPS sur pattes, qui aime à appréhender une ville depuis ses marges : on se retrouve à marcher dans des coins paumés, bretelles d'autoroutes désertes, talus de terre, grues à l'horizon. Après moult râleries de ma part, enfin, une immense station déserte de métro aérien, qui passe de manière étonnamment fréquente pour un endroit qui ne dessert rien. Et nous ramène donc vers la civilisation, à White Chapel, plus précisément, pour jeter un œil à la White Chapel Gallery, espace d'exposition d'art contemporain que je transformerais volontiers en studios de danse.
Pas de Tate, pas de National Gallery ; hormis le nez mis à White Chapel, la seule exposition du week-end aura été samedi une galerie de photos de danseurs par Rick Guest. Je les avais déjà presque toutes vues en ligne, mais les gigantesques tirages hyper brillants (au point que s'y reflètent les photos accrochées en face) accentuent le parti pris esthétique de l'artiste : le grain recherché n'est pas celui de la photo, mais de la peau, avec ses imperfections, plis, taches, bleus, pores, poils. On est si peu habitué à voir ainsi la chair que ces corps tantôt taille réelle tantôt plus grands que nature mettent quelque peu mal à l'aise. Le premier réflexe est de se dire que cela ne flatte pas les danseurs, l'effet étant renforcé par des vêtements usés voire troués (on ne dira pas où dans le cas de Steven McRae). Une certaine beauté transpire pourtant peu à peu de de ces corps fatigués, probablement parce qu'on ne saurait dire s'ils sont plus travaillés ou malmenés, en résistance ou en accord avec leur vieillissement naturel et inéluctable.
De beauté, en revanche, je n'en ai trouvé aucune à ma fatigue – fatigue hivernale lambda, à laquelle est venu s'ajouter le coup de speed pré-BAT au bureau et le froid de la chambre d'hôtel. Je ne suis pas très patiente d'ordinaire, mais lorsque je suis fatiguée, il ne me reste plus aucune marge : la moindre contrariété m'irrite au plus au point et c'est comme cela que dimanche, après avoir râlé d'avoir marché jusqu'au stade olympique, puis avoir été refoulée à la mini-exposition sur Alice au Pays des merveilles 15 minutes avant la fermeture de la British Library (c'était pourtant mon non-anniversaire, ai-je chouiné, dépitée, sur le bloc de béton où je me suis laissée tomber), je me suis retrouvée à pleurer de rage chez Fortnum & Mason parce que le thé, trop infusé, avait pris un goût infâme (je m'étais pourtant précipitée pour écoper le maximum de feuilles). La serveuse, à qui j'ai demandé de l'eau chaude, a cru bien faire en remettant encore plus de thé dans une nouvelle théière brûlante, ce qui a donc donné un thé au goût encore plus âcre, versé pour moitié à côté de la tasse, et une frustration plus grande encore. Le divin carrot-cake de la maison (aka THE carrot cake), un temps porté disparu sous beaucoup trop de frosting, méritait mieux que cela pour son retour. D'autant qu'il devait compenser la fermeture dans la gare de Foyles et de Peyton & Burnes (adieu lemon-seed cake, adieu millionaire's shortbread). Heureusement, Palpatine est d'un flegme tout britannique (les Anglais ne savent pas infuser le thé, voilà tout, pas de quoi en faire un cheddar) et nous avons croisé @_gohu et @mimiskaya, à qui j'ai pu montrer mes nouveaux chapeaux… et qui se sont retrouvés juste à côté de nous dans l'Eurostar, because Hugo et Palpatine ont fait le même calcul en prenant des places pourvues de prise électriques dans le wagon le plus proche de l'arrivée – bande de geeks !
Alors voilà, les clouds, les silver linings, tout ça… J'ai été heureuse de retrouver Londres, bien sûr, mais le meilleur du week-end, en vrai, c'était de retrouver Plapatine, qu'il faut écarter de Paris pour qu'il cesse deux secondes d'être obnubilé-accaparé par son travail (bon, il a quand même pris quelques appels pro, déplacement professionnel oblige ; j'en ai profité pour me resservir un second petit-déjeuner chez Pod et prendre des photos dans les rues alentours). Le meilleur du wee-end, c'est de faire un tour de magicobus le soir pour regagner notre quartier, truster le premier rang à l'étage, et se lancer dans un concours de photo de nuit, photos de pluie. C'est, parce que les desserts du resto ne nous inspiraient pas, picorer raspberries et blueberries dans la chambre d'hôtel, après avoir rigolé comme des idiots devant la machine à pièces du Tesco : zut, t'as pas fifty pence ? J'ai twenty. Attends, attends, moi aussi. Et de vider nos porte-monnaie avec toute la ferraille qu'on ne se donne jamais la peine de déchiffrer.
Le meilleur du week-end, c'est de discuter ensemble dans l'obscurité d'un bar à l'ambiance si tamisée qu'il faut limite sortir le téléphone pour lire le menu. Entre deux cuillerées de la best onion soup ever (avec du cidre !), je m'enthousiasme sur ma lecture du moment, poursuivie quelques heures auparavant dans l'Eurostar : le schisme de la philosophie (occidentale) d'avec la sagesse (orientale), voilà pourquoi faire de la philosophie m'a amusée puis lassée ! J'avais un angle mort dans ma réflexion et François Jullien met le doigt pile dessus ! Palpatine renchérit : c'est pour cela qu'il n'a jamais réussi à accrocher ; les métastructures de la philosophie occidentale lui ont paru bien creuses après la lecture de Confucius. Le lendemain, comme un fait exprès, on se retrouve à lire des extraits de Confucius dans la libraire que j'affectionne tant avec son escalier en bois – Palpatine s'extasie sur un aphorisme, cherche comment a été traduit « l'homme de bien » (gentleman, of course), on baguenaude parmi les couvertures colorées qui englobent de leur vivacité classiques ardus, ouvrages de vulgarisation et vulgaires essais remâchés. Mes doigts courent d'excitation sur les dos du rayon danse, sortent tous les livres un à un ou presque. Je prends un petit glossaire de pas : malgré sa finesse, il me semble plus complet que mon gros Larousse dédié (où ballets, danseurs et chorégraphes réduisent il est vrai la place accordée aux termes techniques), mais surtout, il y a la transcription phonétique des pas en français et je rigole toute seule d'imaginer prononcé avec l'accent anglais un pah d(u) boo-RAY ou un p(u)-TEE r(u)-tee-RAY soh-TAY. La librairie fermait ; je me suis dépêchée d'aller chercher Geek sublime. Writing fiction, Coding Softare au rayon biographie, où jamais je ne l'aurais cherché.
Il faut dire que nous avions un peu traîné chez Richoux, bien après nos baby scones. On ne pouvait tout de même pas partir en plein suspens : nos voisins parviendraient-ils au bout de leur high tea ? Nous avons suivi avec intérêt leur avancée, discuté leurs choix stratégiques (ne laisser aucun finger sandwich pour faire une pause dans le sucré, erreur, erreur, et garder la pâtisserie pour la fin, halala, si vous croyez qu'après les scones vous serez encore en état…), crié un peu vite à la défaite en captant un « too much sugar » adressé au serveur et fini épatés de les voir tout engloutir sans paraître spécialement écœurés – alors que le mec était parti avec un sacré handicap en prenant un chocolat chaud !
[À bord du magicobus]
Oui, le meilleur du week-end, ce sont ces discussions, ces vagabondages, ces délires ordinaires. C'est causer philosophie devant une onion soup, parler p0rno en plein parc et commenter un high tea comme un match de foot. C'est, simplement, marcher dans la ville côte-à-côte en oubliant toutes les heures assises des semaines passées, sentir le corps se délier, l'esprit s'aérer, laisser la place aux surgissements et aux perspectives croisées plutôt que de juxtaposer des monologues remâchés.
[Quand d'éphémères rayons de soleil sont apparus samedi matin et que, Palpatine sous la douche, je n'ai plus eu aucun témoin, je n'ai pas résisté à jouer à la souris fantôme.]
[Faire l'amour ou des photographies, deux moyens de s'approprier une chambre d'hôtel, était-il très justement écrit dans un livre dont je ne me souviens ni du titre ni du nom de l'auteur (photographe) - tout juste un souvenir de couverture blanche, Minuit ou P.O.L.]
20:58 Publié dans Souris des villes, souris des champs | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : voyage, londres, london
12 août 2013
Carlos Acosta et compagnie
Carlos Acosta… un nom que j’ai lu un nombre incalculable de fois, à l’époque où j’étais abonnée à tous les magazines de danse en circulation, généralement associé aux pirouettes, aux sauts et, plus généralement, à la joie de danser face à un public cubain en délire. Passée par l’ENB, la star cubaine est devenue celle du Royal Opera House, entraînant ses étoiles dans un sympathique gala estival qui semble être réccurrent. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, la virtuosité n’est pas le mot d’ordre : les extraits présentés, qui m’étaient pour la plupart inconnus mais qui n’ont pas dépaysé le public de Covent Garden, ont été avant tout choisis pour leur caractère lyrique ou dramatique. On s’y perd un peu lorsqu’on ne connaît pas le ballet original (Mayerling : qui tue qui et pourquoi ?) mais ce florilège de découvertes encore à faire est délicieux. Le désir d’en voir davantage ajoute au plaisir que l’on prend à cette succession de costumes, de danseurs, de musique – live ! – et de styles différents : une Schéhérazade pressée, caressée par le roi perse qui en veut toujours plus ; une Manon éplorée qui fait regretter de ne découvrir Leanne Benjamin qu’à son départ du Royal Ballet ; un curieux cygne blanc qui, pour une fois, meurt véritablement, et non pas seulement de langueur : toute la poésie réside dans la maladresse de l’oiseau malade, les poignets cassés ; une muse, une nymphe argentée, une sirène… Carlos Acosta sait assurément s’entourer et céder la scène à ses partenaires sans cesser de l’occuper, repoussant jusqu’à la fin son unique solo. Memoria d’Altunaga me rappelle un peu Maliphant avec sa lumière centrale et une danse qui évoque les arts martiaux. Mais c’est sanglé dans le costume du sultan ou entouré des muses apolliniennes, que l’on devine le demi-dieu – certes plus aztèque que grec. Sa place dans la mythologie de la danse, il l’a sûrement conquise par une grande générosité dans le geste : il n’a pas la présence d’un artiste comme Nicolas Leriche mais déborde de joie – ce qui, j’imagine, se traduisait surtout par l’énergie au début de sa carrière et revêt un aspect plus mature aujourd’hui : une rare sympathie pour ses partenaires comme pour le public. Qui aurait cru que le moment le plus réjouissant de la soirée serait le pas de deux de Diane et Actéon, chorégraphié par Agrippina Vaganova au siècle dernier ? Alors que Carlos Accosta rattrape Marianela Nunez en cours de tour comme pour finir le pas de deux, il lui redonne de l’élan et s’éloigne juste ensuite pour laisser son amie tourbillonner en solo, laquelle finit pied à plat sous les applaudissements riants du public. Alors, oui, je mélange déjà les pièces et suis incapable de dire qui a dansé quoi mais avouez qu’un tel gala en été, au débotté*, c’est plaisant.
* Places debout de dernière minute avec Palpatine, bientôt rejoints par hasard par Laura Cappelle, qui, après m’avoir demandé dans un anglais parfait si elle pouvait prendre un morceau de rambarde à côté de moi, nous apprend la présence de Pink Lady et Amélie. Le tout-Paris balletomane.
23:03 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, ballet, carlos acosta, londres
10 août 2013
BP portrait award
Kirsty by Clara Drummond, inspiré par le pré-raphaëlisme dixit la peintre
Le portrait est un genre périlleux : si le peintre échoue à faire sentir la personnalité représentée, le portrait ne vous parle pas plus que le voyageur assis en face de vous dans le métro. Un certain nombre de tableaux exposés à la National Portrait Gallery dans le cadre du concours annuel donnent au spectateur l’impression de se heurter contre le mur du visible. Les surdoués du dessin essayent de le masquer par un surcroît de réalisme mais, si la technique impressionne, l’intérêt du portrait ne réside plus dans l’imitation, dont la photographie se charge bien mieux. L’émotion se cache alors dans les petites pancartes qui accompagnent les tableaux et racontent presque toutes une histoire, celle du lien entre le portraitiste et le portraituré. Amis (d’amis), famille, boy et girlfriend (vu certains tableaux, je me demande si ça n’a pas fait d’histoire) ou célébrité, chacun a sa stratégie pour accéder à l’autre.
Ved Mehta by Paul Oxborough
La vieillesse déclenche plus d’engouement qu’ailleurs, peut-être en raison d’un vécu dont les choix et trajectoires se sont imprimées dans les lignes du visage, et dont le poids a appesanti le corps, plus enclin à prendre la pause. Dans le portrait de Chomsky, c’est d’autant plus sensible qu’il s’agit d’une personnalité ; on y sent la présence – et la prégnance – de la pensée. L’hyperréalisme d’un visage ayant dépassé plusieurs fois l’échelle humaine inquiète d’abord mais finit par donner une autre dimension au tableau : les taches qui parsèment le gigantesque visage matérialisent l’émergence d’idées, reliées – c’est le propre de l’intelligence – par les rides.
Chomsky by Raoul Martinez
(évidemment, en petit, ça ne fait pas le même effet)
À en croire les tableaux exposés, ce n’est pourtant pas l’âge qui constitue la meilleure porte d’entrée vers l’altérité mais son exploration au sein même de l’identité, par l’autoportrait. Alors que la médiation de l’artiste s’arrête parfois à la relation entre le portraituré et le portraitiste dans le portrait, laissant le spectateur à l’écart, l’autoportrait, qui présente le soi comme un autre, permet à l’autre soi qu’est le spectateur de s’y retrouver.
Self-portrait with Lace Collar by Sophie Ploeg, inspirée par les peintres hollandais des siècles passés
Ewan McClure s’est peint de manière à voir le portrait en même temps que sa toile, mettant à distance une image de soi qui n’est pas enfermée dans le rapport à soi, personnel, du miroir.
Self-Portrait by Ewan McClure
Mon tableau préféré, celui pour lequel Palpatine et moi avons voté, est aussi un autoportrait, dont tout narcissisme est évacué. S’il y a un miroir, ce ne peut être ici que le spectateur, qui tout à la fois oblige et permet à l’artiste de se voir et se montrer telle qu’elle est. “It’s hard to understand which part of you to show, but there are times when you simply paint what you see and not what you want to see.” What you see : dans l’autoportrait, le visible n’est plus un obstacle vers l’intériorité mais le moyen de l’extérioriser. Not what you want to see : il y a reddition. D’où le pied, légèrement soulevé, qui marque l’inconfort d’une position pourtant d’aplomb, les mains, légèrement crispées alors que les bras sont presque ballants, et la bouche, légèrement contractée au milieu d’un visage qui serait autrement resplendissant, encadré par l’auréole de grandes boucles. What you see : le tableau renversé, à l’arrière, en témoigne ; peindre un objet à l’envers oblige à observer chaque trait sans le saisir dans l’ensemble d’une image cérébrale cent fois recomposée. Not what you want to see : le grand rideau sur la droite, dont j’ai mis un certain temps à comprendre qu’il préparait le dévoilement, est à contresens de notre sens de lecture, comme si le modèle n’attendait qu’une chose, pouvoir s’en recouvrir. Je veux bien croire que Daniela Astone n’est pas coutumière de l’autoportrait : désirant et redoutant à la fois le jugement du spectateur, elle se fait clairement violence, dans un mélange de pudeur et de franchise que je trouve remarquable.
Self-Portrait by Daniela Astone
Non seulement l'exposition est en libre accès mais l'ensemble des tableaux présentés et leur histoire se trouve sur le site de la National Portrait Gallery.
10:32 Publié dans Souris de médiathèque, Souris des villes, souris des champs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : londres, expo, portrait