08 mai 2013
Who are you, Stoker ?
Stoker. Une giclée de sang sur le cou de l'homme : Bram Stoker. Aucun vampire mais la même étrangeté, la même précision de l'anodin qui finit par vous glacer le sang. Un mari mort et son frère disparu, l'oncle Charles, qui s'installe dans sa famille. Une veuve éclatante, séduite et sans remord. Une fille Adams, sauvage mais première de la classe. Des disparitions et de lourdes sculptures déplacées sur la terre meuble. Tout est trop évident pour qu'on y croit et pourtant trop évident pour ne pas arriver.
La réalisation nous maintient dans la fascination : on ne peut pas détacher son regard de l'image parfaite, parfaitement glamour, parfaitement glacée, parfaitement glaçante, que renvoient la mère et l'oncle. Pas des clichés, malgré les vêtements impeccables, les grands verres à vin, l'immense propriété, la tenue de tennis : des images. Que l'on ne peut pas lire, qu'on ne peut que regarder indéfiniment, sans jamais être sûr de ce qu'elles signifient. Comme la lampe de la cave qu'India, la fille, met en branle, suppléant à un interrogatoire qui n'aura jamais lieu, la caméra balance d'un gros plan à l'autre, s'enivre de détails, de sons que seule India perçoit avec une telle acuité. Aussi classique que soit la narration, on a en réalité peu de repères, ne serait-ce que sur l'époque : les vêtements aux cols victoriens, la Jaguar et les lunettes de soleil de celui qui y est adossé (cette attitude, exactement l'ex de ma mère – je comprends maintenant pourquoi il filait un peu la frousse à mes grand-parents)... jusqu'à l'emballage des glaces, il règne une atmosphère rétro qui n'est pas entièrement résorbée dans le mode de vie très bourgeois de la famille – surtout lorsque la grand-mère est équipée d'un téléphone portable. Des images encore et toujours, des images évidentes, qui se dérobent à mesure qu'on les observe.
Who are you ? Question compliment à laquelle la mère n'attend pas de réponse, fascinée par tant de perfection, insoupçonnée, cachée des années durant par son mari. Question que l'on se pose aussi, moins à propos de l'oncle que de la fille. La fascination qu'il exerce sur elle est moins affaire de séduction que de prédation. La regarder lui suffit à l'immobiliser, elle, la chasseuse qui a rempli la maison d'animaux rares, étouffés de paille ; l'avoir regardée lui suffit à la faire jouir, elle qui n'aime pas être touchée. Car tout au contraire des images léchées de magazine, où la sensualité a disparu, chassée par l'impératif de la séduction, elle envahit tout, jusqu'à devenir étouffante. On scrute les visages jusqu'à l'écoeurement – écoeurement qui ne vient pas tant les deux actrices ont ce grain de peau cinématographique, qui suinte la sensualité, animale, bestiale, ce grain de peau sur lequel la caméra passe et repasse, comme la caresse agacée d'un amant, qui ne peut jamais se repaître de la peau, de l'odeur de sa partenaire. Une qualité australienne apparemment, qui avait déjà fait crever l'écran à Mia Wasikowska (des origines polonaises, de surcroît) dans Jane Eyre, et qui assure son empire à Nicole Kidman, dotée d'un instinct quasi-infaillible pour choisir ses films. Cependant, à la différence de celle-ci, solaire, celle-là semble plus réservée, ce qui achève de rendre ambiguë son personnage.
<!-- Arrêtez ici votre lecture si vous comptez aller voir le film -->
India ne s'emporte pas. C'est le calme avec lequel elle agit qui est glaçant : le calme qui accompagne d'ordinaire des gestes calculés mais qui sont ici totalement instinctifs. Il n'y a pas de plan, pas de vengeance, pas d'Oedipe mal digéré. L'oncle lui passe l'escarpin au pied mais ce n'est pas à sa mère qu'elle s'en prend : le désir est plus fort que la fascination, rompue de façon sanglante, au fusil de chasse. On fait parfois quelque chose de mal, pour éviter de faire pire : c'est le père qui emmenait sa fille à la chasse pour dévier cette pulsion qu'il pressentait, qu'il redoutait, qu'il retrouvait – celle de son frère, enfermé pour avoir tué, enfant, leur cadet. Plus encore que Charles, qui adore celle qu'il a initiée, faisant tomber les garde-fous imaginés par le père pour contenir cette pulsion, India est libre : libre de jouir et de tuer, libre de tuer et d'en jouir. Cette liberté folle, sadienne, le réalisateur a pris soin de la mettre à l'abri du jugement moral en nous la montrant telle quelle au début du film, lorsqu'on ne savait pas encore que la jupe retroussée par le vent caressait la jambe d'une meurtrière et que les magnifiques fleurs rouges, fleurs du mal, n'étaient pas sauvages mais arrosées de sang. Il faut que le film s'arrête pour que la fascination laisse place à l'horreur. Et au désir. Horrifié : oui, j'ai pris du plaisir à voir cette fille en prendre elle-même dans le meurtre. Va falloir faire avec.
17:50 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, nicole kidman, stoker, mia wasikowska
15 avril 2013
Les Amants passagers
Almodóvar, c'est toujours pareil : on croit connaître la chanson – la lettre à Elise reximée du générique coloré – et le résultat est toujours décalé. Après les comédies déjantées, les derniers films d'Almodóvar s'étaient resserrés, concentrés autour d'une intrigue qui conservait dans son orbite les exubérances du réalisateur. Les Amants passagers abandonne cette intrigue centrale mais conserve le resserrement par un habile usage du huis-clos : l'avion dans lequel on vient d'embarquer ne pourra pas atterrir à cause d'un train d'atterrissage bloqué et le personnel de bord, craignant la panique, a drogué les passagers de seconde classe, réduisant le nombre de personnage à un petit noyau dont les électrons partent en live. Le téléphone de bord et ses liaisons épisodiques assurent le renouvellement de l'air scénaristique tandis que la tension du huis-clos rend cette comédie aussi explosive que Kika ou Femmes au bord de la crise de nerfs
Des stewarts tellement folles que ce sont elles les véritables hôtesses de l'air proposent alcool et mescaline à, pêle-mêle, un businessman à Macbook Air, une célèbre domina, une vierge que frustre son don de voyance, un couple de jeunes mariés dont la fille porte la robe Sandro que j'ai non pas en vert mais en orange, un commandant de bord qui en vire à loisir côté sexe... qui s'avèrent être, pêle-mêle... débridée, escroc, tueur à gage, bourreau des cœurs, homo, hétéro, mégalo et même acteurs de comédie musicale. L'avion plane à 2000, on a perdu pied : le principe de réalité ne fonctionne plus que pour agiter ce petit monde et le plaisir du spectateur tient tout entier aux situations plus abracadabrantesques les unes que les autres, qui relient les personnages de manière totalement farfelues.
Au final, l'explosion tant attendue s'est déjà produite au moment où on la redoute le plus : explosion de rire en même temps qu'explosent les angoisses, les délires et les désirs des personnages. Répliques décalées, sexe burlesque, caricatures ambulantes : cela ne résout rien mais ça détend bien et l'on s'aperçoit à peine que c'est passé. La cellule de crise d'Almodóvar fonctionne pour le spectateur autant que pour les personnages : je ne saurais que trop vous recommander de vous installer dans les sièges rouges du MK2, d'attachez vos ceintures et de méprisez les consignes de sécurité pour vous aussi décoller.
21:12 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, film, almodóvar, les amants passagers
20 janvier 2013
Le monde d'Emma Watson
Avec un ado engoncé dans sa vie et dans son corps, qui aimerait être aussi invisible que le correspondant imaginaire auquel il adresse son journal,
une héroïne en blouson de baseball,
un groupe de gentils freaks comprenant entre autres une gothique bouddhiste et un gay canon (Ezra Miller, je note - même son prénom est canon) dont le boyfriend ne s'assume pas,
et un instant Titanic-like à l'arrière d'un pick-up au passage d'un tunnel
... on aurait pu avoir un teen movie mièvre.
À l'inverse, avec un anti-héros qui sort de l'hôpital psychiatrique et des squelettes particulièrement osseux dans les placards du trio central, on aurait pu virer dans le glauque ou, à tout le moins, dans le mélo.
Le Monde de Charlie n'est ni l'un ni l'autre parce qu'il est l'un et l'autre : gravité du passé et légèreté des fêtes présentes font une toile de fond à la vie, irréfléchie, quotidienne, qui pour être irréfléchie et quotidienne n'en forme pas moins peu à peu une histoire, à partir de laquelle se construisent ces adultes en devenir. Il n'est pas tant question de choix que d'estime de soi, de ce qu'on a été et de ce qu'on pourrait (quand même) être.
Comprendre qu'on a l'amour que l'on pense mériter (et nos deux paumés ne pensent pas valoir grand-chose), c'est aussi comprendre qu'on ne peut pas aider les autres envers et contre eux-mêmes. On peut essayer de les amener à s'estimer en les soutenant, en les encourageant, comme Charlie qui fait travailler Sam pour qu'elle obtienne une bonne fac, mais le dernier pas, décisif, qui est d'une certaine façon le premier, ne peut être franchi que par la personne elle-même. Et cette personne, c'est peut-être aussi soi. L'avantage de faire tapisserie est qu'à force de les observant, on apprend vraiment à connaître les autres, parfois mieux qu'eux-mêmes ; l'inconvénient est que l'on risque de demeurer le spectateur de sa propre vie : ce sera alors au tour de Sam de faire comprendre à Charlie qu'il ne peut pas toujours s'effacer au profit des autres et qu'en l'occurrence, elle ne peut pas être aimée s'il n'ose pas, lui, l'aimer.
L'affiche ne rend pas justice au film, en faisant croire à un triangle amoureux là on il n'y a qu'un formidable trio : le demi-frère de Sam, redoublant, a déjà tout compris au film ; dandy et déjanté, il insuffle une certaine légèreté quand les deux autres risqueraient de se laisser entraîner par leur trop lourd passé.
Le titre français n'aide pas non plus : Le Monde de Charlie aplanit le propos, alors que The Perks of Being a Wallflower que l'on pourrait traduire par « De l'avantage de faire tapisserie » ou « De l'avantages de se fondre dans le décor » pose d'emblée le personnage au pied du mur. Et dans wallflower, il y a flower, une promesse d'épanouissement au milieu d'affreux motifs muraux.
Dans la renaissance de Sam, il y a aussi la naissance de l'actrice : Emma Watson n'a pas fait ressurgir Hermione un seul instant.
Apparemment, l'annulation de la miévrerie par le mélo et du mélo par la miévrerie fait fonctionner à fond l'identification : je soupçonne Palpatine d'avoir déjà envoyé ou reçu une compilation-déclaration maison.
10:00 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : cinéma, film, le monde de charlie, emma watson
25 décembre 2012
Un homme exigeant. Mais pas trop.
L'affiche et le synopsis de Populaire pouvaient faire craindre le kitsch : il n'en est rien ; les clichés ont reçu un traitement esthétique et humoristique décapant, qui n'est pas sans (me) rappeler Potiche.
Rose, sa robe rose, sa machine à écrire : il fallait bien Déborah François pour donner à l'héroïne tout l'aplomb (voix grave) et la candeur (moue adorable) qui sont les siens. Cette actrice me fait un peu penser à Kate Winslet : there's more than meet the eye.
Rose, belle plante empotée, décroche un poste de secrétaire auprès de Louis, patron agaçant (comme la moue de Romain Duris) qu'elle a pris de cours par sa vitesse de frappe à la machine à écrire. Tu ne l'as pas embauchée pour ses qualités de secrétaire, souligne en souriant son ami alors qu'elle démontre une fois de plus sa maladresse. C'est bien ainsi que Rose l'entend lorsque son patron lui fait observer qu'elle serait plus à sa place si elle faisait autre chose pour lui. Seulement Louis ne cherche pas à mettre Rose dans son lit, même après que la jeune femme a accepté de participer au concours de vitesse de dactylographie, dont il était en réalité question, même après qu'elle a emménagé chez lui pour s'entraîner en permanence sous l'oeil vigilant de ce coach autoproclamé, même après qu'elle en est tombée amoureuse, même après que cela est visiblement devenu réciproque.
Alors que la plupart des films situés aux débuts de l'émancipation des femmes font l'apologie de quelque pionnière carriériste, Populaire dépasse la question de la carrière versus la famille et s'arrête sur une autre forme d'exigence : celle qui se doit exister au sein d'une relation amoureuse, émulation heureuse par laquelle on se tire mutuellement vers le haut. La course de vitesse dactylographique comme performance sportive offre un angle totalement décalé pour aborder la question avec le sourire et même, avec le fou rire, lorsque Louis trépigne, son chronomètre en main, ou lorsque la salle de concours encourage les dactylo avec la même hystérie qu'un match de box. Derrière les combats de coq que se livrent ces poulettes, tout un apprentissage : le besoin d'acquérir de la souplesse dans les doigts est l'occasion d'apprendre le piano et celui de s'entraîner des heures durant, de côtoyer les grands auteurs en tapant tout Flaubert et Hugo (alors qu'on aurait pu pour une fois taper Zola sans se faire taper sur les doigts) – éducation bourgeoise et sentimentale express pour la jeune provinciale.
Louis entraîne sa championne, lui masse les épaules quand l'entraînement lui provoque des douleurs mais reste avare de compliments, toujours attaché à la performance : après le concours régional, il faut que la championne normande participe au concours national, et championne de France n'est pas encore suffisant, il faut encore se confronter aux Américaines, reines de la discipline. Pas d'histoire pour rester concentré sur le concours régional, pas de lendemain à ce qui n'était qu'une mise en confiance pour le concours national, il faut rester concentré pour le championnat mondial. À se demander si Louis aime à tirer le meilleur de Rose ou si, comme l'amant de la championne en titre (quelle que soit la femme qui le détienne), il ne peut aimer que la meilleure – c'est-à-dire ne pas l'aimer elle, avec toute l'incertitude que cela suppose quant au résultat de ses efforts, mais seulement l'admiration qu'il peut avoir pour elle.
Il faudra l'intervention de la meilleure amie Marie (en réalité l'ex qui l'a quitté pour son meilleur ami, pas meilleur que lui mais moins intransigeant et plus aimant) pour que Louis renonce à attendre la preuve de la suprématie dactylographique de Rose comme preuve de ce qu'il a raison de l'aimer. Lorsqu'il ne ménage pas ses efforts, on n'a pas le droit d'exiger de l'autre qu'il soit le meilleur si on l'aime mais, si on l'aime, on doit le pousser à être exigeant avec lui-même en exigeant le meilleur de lui, de ce dont on le sait capable mais dont il ne se sait pas forcément capable lui, et que l'on est tenu de lui faire découvrir.
Diriger sa partenaire et se laisser séduire : le subtil dosage de contrainte et d'abandon que suppose le tango arrive à point nommé.
Voilà pourquoi Rose veut un homme exigeant mais pas trop. Même si l'amour est soumis à un certain périmètre, dessiné à partir d'un jeu de possibles initial (il me serait impossible d'être amoureuse de quelqu'un que je n'admire pas un minimum, pour ce qu'il est déjà devenu), il ne peut être qu'inconditionnel (pas de Si tu es championne qui tienne). Car on n'aime jamais que quelqu'un, ce qu'il est et ce qu'il est appelé à devenir ou du moins ce que l'on en devine (ou imagine, et là commencent en général les problèmes). En somme, on est populaire pour ses qualités à un instant t ; on est aimé pour ces qualités et pour ses potentialités.
Et comme lorsqu'on n'attend plus les résultats, ils ne se font pas attendre, on a le droit à un happy end en apothéose – retour de la vie en Rose.
Le vernis comme moyen mnémotechnique pour taper avec le bon doigté, c'est Populaire.
J'ai beaucoup ri avec Palpatine.
14:46 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, populaire, déborah françois, romain duris