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19 mars 2016

Eilis' Island

À voir la bande-annonce de Brooklyn et sa photographie hyper léchée, je craignais le film-cliché, épopée sentimentale d'une jeune Irlandaise immigrant à New York. Mais justement, Brooklyn n'est pas New York – on fait un pas de côté. Lorsque Eilis (Saoirse Ronan1) passe la douane, la porte se clôt derrière elle dans un halo de lumière surnaturelle ; l'image en elle-même est kitsch, mais le montage fort intelligent, car rien ne nous est montré de ce qu'elle voit : l'éblouissement est pour ceux qui sont restés de l'autre côté. Le côté très propret de l'image et de l'héroïne souligne le contraste entre son quotidien et la réalité fantasmée des candidats à l'immigration. Il vient atténuer, enrober des difficultés que le scénario n'élude pas, à commencer par la traversée mouvementée où Eilis vomit ses tripes et pisse dans un sceau parce que les occupants de la cabine d'à côté ont verrouillé les toilettes…

Dans les rues de la ville, pas de regard vers les hauteurs : les gratte-ciels sont éludés, la caméra reste résolument à hauteur d'homme, devant les passages cloutés où les gens s'entassent pour aller travailler. Eilis, qui loge à Brooklyn dans une pension tenue par une bigote et peuplée de péronnelles, gagne sa vie comme vendeuse dans les grands magasins2, où la superviseuse est un clone d'Anna Hathaway. Le luxe du lieu et de la clientèle font peut-être rêver sa meilleure amie, mais Eilis apprécie moyennement cet emploi, qu'elle exerce comme gagne-pain le temps de mener à bien ses études de comptabilité. Parce que, oui, Eilis est le genre de fille qui veut devenir comptable, ne glousse pas, s'intéresse modérément à la gent masculine… et passe Noël à distribuer des repas aux vieux Irlandais désocialisés, que les filles de la pension considèrent comme de rebutants personnages (la soupe populaire n'est pas glamour, c'est sûr) et qui constituent cependant un motif de fierté nationale (ce sont eux qui ont construit New York, rappelle à Eilis le prêtre qui a organisé sa venue). La double tentation du misérabilisme et de la grandiloquence s'annule d'elle-même – l'un et l'autre sont tenus à égale distance par l'humour. Cet équilibre parfait constitue la grande force du film, avec ses round characters3. Eilis s'émeut, Eilis s'ennuie ; elles sourit aux hymnes de son pays, mais aussi de l'image de mère Teresa qu'elle renvoie et qu'elle n'est pas.

Car si Eilis est le genre de fille qui veut devenir comptable, ne glousse pas, et s'intéresse modérément à la gent masculine, elle ne se fait pas prier pour aller danser, rit volontiers et tombe rapidement sous le charme de Tony (Emory Cohen). Ah ! Tony ! Ce n'est pas le séducteur rital aux mains baladeuses et aux paroles enjôleuses, c'est la choupitude et la drôlerie incarnée. He's nice, and fun. Cette manière de pratiquer la pique agaçante et de désamorcer les tensions par l'humour… je connais bien ce charme, j'y suis plus que sensible : Tony est un Palpatine en moins qualifié et plus replet, un cœur d'artichaut avec de la répartie. Cela fait du bien, pour une fois, de voir une histoire qui va de soi, une relation sans problème, où l'on est ami avant d'être amant. J'aime que l'accent soit mis sur leur complicité, et leurs embrassades plutôt que leurs baisers. J'aime leur aplomb sentimental, leurs sourires, leur humour à deux, véritable pas de deux, et j'aurais volontiers passée plus de temps en leur compagnie, à ronronner contre Palpatine.

« Elle a regretté que ce ne soit pas davantage une romance, » dixit A. à propos de sa sœur, qui a titillé sa curiosité. C'est qu'on reprendrait bien un rab de choupitude béate, oui. Mais c'est justement parce que la thématique de l'immigration reprend ses droits que les éléments perturbateurs restent extérieurs à leur relation et que celle-ci nous paraît si enviable. Dans les comédies romantiques, les amoureux se prennent eux-mêmes les pieds dans le tapis ; ici, c'est la vie qui leur met des bâtons dans les roues. Circonstances familiales obligent, Eilis doit retourner en Irlande et, tout, tous conspirent à transformer son court séjour en retour définitif : une mère à chouchouter, une meilleure amie bientôt mariée, un travail sur un plateau (alors que c'est parce qu'il n'y avait aucun avenir pour elle qu'Eilis était partie !)… et Jim, un très beau parti (Domhnall Gleeson4). Le casting est décidément pour me plaire : après le charme italien, place au charme britannique, l'esprit et l'élégance du grand maigrichon le disputant à l'humour et la simplicité du joyeux loustic. Je comprends qu'Eilis se laisse porter par le rêve d'une autre vie – qui pourrait être tout aussi bien que celle qu'elle mène aux État-Unis, lui souffle Jim. Bot, comme dirait celui-ci avec son accent à couper au couteau, il y a un but : le choix n'est pas entre Tony et Jim, comme il le serait dans une comédie romantique ; c'est un choix de vie – de style de vie, évidemment, mais aussi et surtout de faire avec la chronologie, les faits, ce que le hasard a proposé et dont on s'est emparé, que l'on a investi, pour commencer à donner sens à cette vie et à y trouver sa place. L'alternative n'est pas entre Jim ou Tony, mais entre renier une partie de ce qui l'a construite comme si elle n'avait jamais existé ou poursuivre une vie qu'elle s'est inventée, loin de la place confortable que sa famille et ses amis lui ont arrangée. Cela ne signifie pas qu'une existence soit meilleure que l'autre (ce que de toutes manières on ne peut pas vérifier : impossible d'explorer tous les possibles de l'existence en même temps ; en explorer un, c'est s'en fermer d'autres), mais qu'il faut en choisir une pour lui, pour se, donner une chance de se réaliser.

Petit suspens, clos d'une belle manière, par une rare élégance de storytelling : des éléments disséminés dans le récit sans que l'on y ait prêté attention s'agencent d'une manière telle que ce qui arrive aurait pu ne pas arriver, mais, se produisant, empêche tout retour en arrière5. Il ne peut plus en être autrement, sans que l'on puisse pour autant parler de destin, car on sent qu'il aurait pu en être autrement. La boucle est bouclée, avec élégance et humour, une fois de plus – et une nouvelle frimousse absolument adorable.


1
Agatha dans The Grand Budapest Hotel !
2 Reconstitution appliquée ; on se croirait dans Carol – est-ce que les décors se revendent d'un film à l'autre ? Peut-on avoir un tarif de seconde main ?)
3 Tout le monde ou presque a le droit à son moment de tendresse, y compris les péronnelles dont on comprend qu'elles surjouent pour se donner du baume au cœur. Premières à se moquer du côté « paysan » d'Eilis, elles sont ensuite là pour elle, pour lui donner des cours de spaghettis avant son déjeuner dans la famille de Tony.
4 Oh my God, c'était un Weasley. Les métamorphoses d'acteurs, quoi…
5 La première fois que j'ai rencontré ce genre de pirouette que l'on ne perçoit pas comme telle, c'est je crois dans Thinks… de david Lodge.

 

17 mars 2016

King Kissin

Une sonate de Mozart, c'est toujours relaxant. Sauf quand un sonotone se met à siffler strident. Soit Evgeny Kissin est maudit, soit il a un admirateur sourdingue : sur les trois récitals auxquels j'ai assisté, deux ont été parasités de la sorte. C'est fatigant. Je pose ma tête sur l'épaule de Palpatine et la salle, renversée, m'apparaît comme un framboisier, avec ses couches de balcons crème et de loges bordeaux, les petites tête pulpeuses des spectateurs qui s'égrènent entre elles. C'est délicieux. (Et parce que, non, toutes les métaphores qui me viennent à l'esprit ne sont pas comestibles, j'ai aussi l'image très nette d'une masse de perles (d'huître) agglutinées, irisées, emportées dans un flot cristallin, confusion solide et liquide qui dit l'émerveillement d'entendre simultanément la percussion et le legato dans lequel elle est entraînée.)

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C'est officiel : j'aime Beethoven. Au piano. Joué par Kissin. À certains moments, j'ai des flashs de La Dame aux camélias, mais cela ne se peut pas. Et si, en fait : ce sont d'autres jambes horizontales, d'autres cheveux, d'autres portés vus à Garnier ; La nuit s'achève était chorégraphiée sur l'Appassionata. JoPrincesse avait râlé à propos du pianiste ; j'avais mis ça sur le compte de Beethoven. Je comprends maintenant : l'instabilité des humeurs, les notes de tête, guillerettes et toujours sur le point de dérailler, trébucher, croque-jambées par la main gauche, noire, tumultueuse, la bourrasque qui n'emporte pas, narguée par la main droite obsédée par son bonheur gringalet, auquel la bourrasque vient rabattre son caquet, prouver que sans aigu sonnant et trébuchant, ce n'est pas le désespoir mais la tranquillité, une certaine tranquillité du moins, une résignation solennelle mais sereine – mais sombre aussi, et la gaîté revient jouer ses billes, rondes et ivres, qui partent à l'assaut de votre corps, grimpent dessus comme si c'était une montagne, roulent contre la gravitation sur l'unique chemin en spirale, tournent, tournent, ligotent vos bras contre votre buste, vous entravent et vous enivrent de leur jubilation de liberté, sûres d'attendre le sommet – éparpillées avant, pensez-vous, notes de tête alourdies par les notes de cœur, gros, la lame de fond, dont vous émergez dégoulinant de passion pour vous ébrouer d'autres notes de tête en l'air ou dans les mains, que vous frappez l'une contre l'autre parce que c'est tout ce qu'il vous reste à faire. Ouf !

(Mon attention a redoublé à partir du moment où je me suis dit, tiens, on dirait les humeurs contraires dans lesquelles je peine à m'équilibrer ; j'ai suivi l'une et l'autre avec une curiosité accrue, pour savoir laquelle allait prendre le pas sur l'autre : c'est intermittent et, en réalité, souvent concomitant – force de la musique que de faire entendre des contraires ensemble et simultanément.)

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C'est officiel, aussi : je n'aime pas Brahms. Les notes toutes rondes qui s'aggloméraient tantôt comme les grains de la framboise sont écrasées. J'ai boudé mon plaisir le nez dans l'épaule de Palpatine – et je l'y ai trouvé.

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Dernière partie. Dans le noir, Palpatine gratte les cordes d'une guitare imaginaire, signe qu'il a retrouvé les pièces espagnoles ici transposées. Albeniz, Granada, Larregla : je ne connais pas les noms, mais je reconnais certains airs. Dont je ne sais pas s'ils sont censés vous fendre l'âme ou le visage d'un sourire. J'étais trop occupée à diriger sur le dos, le genou et l'avant-bras de Palpatine. Et à mimer le museau de souris pendant la pièce qui restera pour moi le gratouillis d'un rongeur qui trottine à toute allure avec une patte boiteuse dans un couloir de cordes.

16 mars 2016

The Assassin

The Assassin ? Mais tu es sûûûûûûûûûûre ? Je veux bien, mais c'est une chinoiserie, c'est contemplatif, ça va être super lent, une feuille qui remue dans le vent, tu vas râler. Deux minutes avant, Palpatine m'apprenait que The Revenant était classé comme western et que ça n'allait du coup probablement pas me plaire. Déçue de ne pas pouvoir apprécier DiCaprio dans le rôle qui lui a valu un Oscar, me voilà de surcroît vexée : je suis la fille qui n'aime rien (que le mainstream), surtout pas la lenteur, et tant pis si j'ai kiffé être initiée au no d'Amagatsu, ça ne compte pas, La Sapienza non plus, que je suis pourtant allée voir seule de mon plein gré, ça ne compte pas ; on ne peut pas changer, hein, on n'aime pas la lenteur, on n'aime pas la lenteur, c'est comme ça. Autant dire que, ne serait-ce que par pur esprit de contradiction, j'étais fermement décidée à kiffer ma race.

Prophétie auto-réalisatrice ou mauvaise foi poussée à son comble, j'ai kiffé… et passé une bonne part du film à m'interroger sur cette idée de lenteur. C'est-à-dire entre deux pensées bizarres, qui, dans une attention flottante, vous tombent dessus comme l'insecte dans la fleur dont on filmait le frémissement au soleil : est-ce que le réalisateur a remarqué ce point noir à l'écran ? Est-ce qu'il s'est est contenté ? Est-ce qu'il a choisi ce plan précisément pour cela ? A-t-il attendu qu'un insecte tombe là ? Et ces biquettes silencieuses, ce n'est pas possible ; les biquettes ne sont jamais silencieuses – sauf à dormir ; il a post-synchronisé les biquettes avec des chants d'oiseaux, non ? Et ces soies bigarrées sont-elles anachronique ou trahissent-elles notre habitude à imaginer le passé en sépia, noir et blanc ? Quand la lenteur devient-elle de l'ennui ? Est-ce que je m'ennuie, d'ailleurs ? Je n'en sais fichtre rien ; c'est plutôt bon signe.

Ce qui est lent est lent soit par contraste, par rapport à un mouvement plus rapide, soit par rapport à notre attente. Mais l'attente, c'est justement le film qui la construit. Bien souvent, ce qui m'exaspère n'est pas la lenteur en elle-même, mais l'absence de réflexion ou de construction narrative dont elle est le vecteur – typiquement, les interminables échanges de regards pseudo-profonds et les bouts de déserts sans virevoltant : le western, mesdames et messieurs (annonce en fanfare auprès d'un saloon clairsemé d'ivrognes endormis). Je ne déteste pas la lenteur ; je hais les longueurs. Je ne déteste pas l'immobilité ; je hais l'errance – le film qui ne sait pas où il va (ou parfois le personnage, quand le film épouse un peu trop bien son point de vue) ou que l'on ne peut pas suivre (les coussins doivent encore se souvenir de ma frustration devant Mulholland Drive – je les ai mordus). En somme : je ne déteste pas l'attente ; je hais la frustration.

Or The Assassin, en nous plaçant d'emblée dans une perspective contemplatrice, ne crée pas de frustration relative à la lenteur. Si frustration il y a – et frustration il y a chez ma voisine qui a regardé sa montre à intervalles de plus en plus rapprochés –, c'est de peiner à suivre l'intrigue. Intrigue qui tient paradoxalement en une ligne : Yinniang, devenue maîtresse dans l'art de tuer mais pas de carapacer son cœur, se voit assigner pour épreuve de tuer son cousin, gouverneur de la province de Weibo. Sauf que… le cousin s'avère être également l'homme auquel Yinniang était promise, par la mère de celui-ci ; mais la mère était en réalité la belle-mère, qui est morte en regrettant d'avoir trahi Yinninang et laissé son beau-fils faire un mariage politique ; et la femme à qui le gouverneur raconte tout ça n'est pas sa femme, comme je l'ai cru pendant toute la scène, mais une concubine qui lui ressemble affreusement une fois toute apprêtée1. Ajoutez à cela des considérations politiques du fait que Weibo est une province autonome sur laquelle lorgne l'Empire, et vous trouverez vous aussi que l'herbe bouge beaucoup trop vite ! Difficile de fixer l'information ; il faut généralement attendre la scène qui suit pour s'assurer qu'on a compris celle qui précède. (J'aurais bien embauché Gondry pour qu'il me dessine des petits schémas sur le côté. Un arbre généalogique et une carte géopolitique, déjà. Ou alors des infobulles sur les personnages, ce serait pas mal, aussi.)

C'est comme les intrigues d'opéra baroque, résume Palpatine à la sortie : il ne se passe rien, mais on a du mal à suivre. Mais comme à l'opéra, on s'en fout un peu, en fait. Prima la musica, sur ce coup-là. Certes, on a besoin de comprendre la parole, au moins dans les grandes lignes, mais ce qui fait qu'on est là et qu'on y prend plaisir, c'est l'air. La brume qui glisse sur le lac au crépuscule. La bouche close de Yinniang. Le bonhomme de papier vaudou qui se replie dans l'eau. La nonchalance avec laquelle Yinniang arrête le sabre lancé dans son dos par l'homme qu'elle vient d'épargner, attendrie par l'enfant qu'il tient dans ses bras.

On glisse sur les visages : il faut une blessure physique pour que Yinniang, dans la douleur de devoir tuer l'homme qu'elle aime, s'autorise une légère crispation faciale, et ses uniques pleurs sont pudiquement cachés derrière un pan de tissus (mais le soupir de ses sanglots, ah !). Inutile d'espérer voir étalées les motivations psychologiques des uns et des autres : on ne pénètre pas la psyché. La seule profondeur qui s'offre à nous, dans ces conditions, est la profondeur de champ. Alors que dans les films occidentaux, les intérieurs sont souvent des décors, que l'on voit à peine et dont, au mieux, on se sert inconsciemment comme béquille pour caractériser le personnage, ce sont ici des espaces dans lequel l’œil est invité à pénétrer, à s'attarder – des espaces que l'on se retrouve nous aussi à habiter. Les intérieurs sont traités comme les paysages, et les paysages ne sont pas des panoramas : ils le sont peut-être au premier abord, lorsque la beauté de l'image vous fait immédiatement ajouter la Chine à votre wish-list touristique, mais ne le restent pas longtemps ; la caméra s'attarde le temps qu'il faut pour que le paysage de carte postale s'anime, pour que l'air, les silhouettes, les insectes et l’œil y circulent, et qu'à s'y promener, on se sente habiter cet espace. Extérieur comme intérieur. L'opposition s'efface, faisant affleurer la continuité entre intérieur et intériorité.

La profondeur de champ mène et se confond à la profondeur des sentiments, justement parce qu'il n'y a rien à approfondir, qu'il faut, qu'il suffit de glisser d'un visage à un autre (et le premier est alors tenu en hors-champ), d'une scène à une autre, d'un instant à un autre, avec toute la grâce (aisance et pudeur) que l'on peut. On glisse ainsi le long du fil noué de l'intrigue, on suit ses intrications, par-dessus, par-dessous, dans quelle boucle il passe, on suit son cheminement sans chercher à le dénouer, seulement pour savoir si déjà on le peut. Après avoir déroulé le nœud en pensée, Yinniang prend la décision de ne pas le trancher – et de laisser ainsi, inextricablement emmêlées, les considérations du cœur et de la cité, de sorte que l'on n'est plus sûr que l'ordre désobéi n'ait pas été une épreuve de vie mûrement réfléchie. Je décide moi aussi de ne pas trancher et de me laisser hanter par la beauté de Shu Qi - Yinniang, ses lèvres, ses yeux, ses cheveux libres comme ceux des hommes, des guerriers, quand ceux des femmes sont relevés dans des coiffures extrêmement raffinées, et sa manière pudique de se battre au poignard pour signaler sa présence ou révéler son identité. C'est dingue l'attrait que peut exercer la force qui émane de la beauté2… (Je peux maintenant vous l'avouer : j'avais surtout envie de voir The Assassin à cause d'elle, de l'affiche.)


1
Ce n'est pas un problème d'Occidentale mal accoutumée aux traits asiatiques ; j'ai un problème récurrent de reconnaissance des personnages : il a fallu que barbe blanche n° 1 meure dans le Seigneur des anneaux pour que je capte qu'il y avait deux personnages à longue barbe blanche – tu m'étonnes que je ne comprenais rien. C'est peut-être pour cette même raison que je ne suis pas spécialement fan des films policiers : trop fatigants à suivre ; il me faut une concentration et un temps fou pour comprendre qui magouille quoi avec qui.
2 Lecture du moment : The Art of Grace ; et lecture du jour : « Une femme qui attaque à mains nues : jouissif ? »

 

08 mars 2016

Deuil lumineux

Ce sentiment de l'été n'aurait probablement aucun intérêt si la jeune femme que l'on suit depuis son réveil ne s'effondrait pas, cinq minutes plus tard, en pleine après-midi, en plein milieu d'un parc, morte. Accident vasculaire, accident cérébral, on n'en sait rien, le chagrin s'en fout. C'est fini, c'est tout. Et le film commence, à suivre Zoé, la sœur de Sasha, et Lawrence, le jeune homme qu'elle a laissé dans son lit, un beau matin d'été.

Je me dis, c'est mal parti. Sasha avait un certaine grâce, je regrette que ce soit elle que l'on ait fait mourir plutôt que sa sœur, aux traits et à l'être pointus. Lawrence ne m'inspire pas davantage. Leur premier dialogue (peut-être les premières paroles du film) sonne faux. C'est maladroit comme un Rohmer qui ne s'assumerait pas.

L'accent de Lawrence1 gomme un peu cette maladresse, qui bientôt devient touchante. Peut-être même indispensable : il faut que ça sonne faux pour que ça sonne, que ça résonne, qu'on entende le vide que laisse la mort et l'absence de cris et de pleurs mélodramatiques.
Lawrence dira plus tard, à Zoé, à Paris, qu'il croyait avant d'y venir que tous les Français parlaient comme dans les films d'auteurs – douce ironie, de nuit, sur le toit d'un hôtel à Nation.

Sasha s'effondre sur la pelouse d'un parc, en plein soleil. C'est incongru, une mort en plein soleil. Je me souviens que Malraux employait ce contraste dans L'Espoir, les fusillades sur une place ensoleillée, avec ses pigeons. Là, ce sont des gens en vacances, qui mettent plusieurs secondes, de longues secondes, sereines, avant de s'apercevoir que, pour quelques-uns, l'univers vient de s'effondrer.

Le film ne se départit pas de cette lumière estivale, mois après mois après années, à Berlin, où vivait le couple, à Paris, où vit Zoé, à New York, où retourne Lawrence ; les ellipses reprennent toujours au solstice. Je n'avais jamais imaginé que la golden hour pouvait être aussi chargée de mélancolie que le soleil d'hiver, si bas si bref qu'il éclaire déjà le regret de sa disparition, trimballant avec lui la nostalgie des printemps passés et l'attente incrédule, lointaine, de son retour.

Il y a toute cette lumière et il y les sourires asymétriques de Lawrence et Zoé. C'est la même chose, en fait. La lumière émane des sourires ; les sourires la réverbèrent, brèches légères dans le deuil pudique des deux protagonistes. Ils font leur deuil, comme ils peuvent, mais surtout le deuil les fait : fragiles, forts, vivants. En alternance, en décalé, Lawrence hébété alors que la famille de Sasha et Zoé règlent tout avec zèle, Zoé paumée2 dans sa vie qui suit son cours et sort de son lit alors que Lawrence y invite une beauté brute et blonde, dorée comme la lumière qui décline le long des immeubles. C'est la fin de cet été, devenu indien au fil des années. Sasha est paisiblement oubliée en pleine lumière, à l'orée d'une obscurité où, le chagrin moins éclatant, se devine la promesse d'une nouvelle intimité.

Parfois, j'ai l'impression que le but ultime de l'art est de nous faire accepter notre condition d'être mortel – pas seulement en prendre conscience, pas seulement s'y résigner : l'accepter, et même, l'embrasser, vouloir les sourires qui sans cela n'aurait pas le même poids, celui de nous ancrer dans l'être, qui d'un instant à l'autre n'est plus, effondré, envolé, léger, léger. Avec ces instants qui, sans l'événement inaugural, originel, seraient anodins, Mikhaël Hers réussirait presque à nous faire avaler la pilule, dorée comme les peaux, les immeubles, la lumière que l'on devra un jour quitter mais que l'on peut encore, et pour cela même, savourer.


1
Je le pensais allemand : le personnage est américain et l'acteur, Anders Danielsen Lie, est norvégien…
2 Lawrence qui aime à nouveau, c'est Sasha que l'on enterre une seconde fois – larmes de Zoé de chagrin pour Sasha et de joie pour Lawrence.