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13 décembre 2015

La belle et la bête sauce curry

Il y a beaucoup de bonnes danseuses à l'Opéra de Paris, mais peu d'interprètes de la trempe de Myriam Ould-Braham. Avec elle, aucun risque de se demander mais pourquoi ? Chaque geste retrouve la nécessité qui a présidé à la chorégraphie. Les bayadères font de grands mouvements de bras autour du feu sacré, comme pour l'attiser ? Nikiya exprime par le même mouvement l'abandon de soi (les bras s'éloignent devant elle) et l'élévation spirituelle (ils montent, parallèles). Tout, tout est comme cela avec Myriam Ould-Braham, presque sous-joué, comme un acteur de cinéma qui, contrairement à l'acteur de théâtre, doit ne laisser qu'affleurer les émotions dans un jeu tout en intériorité. Je n'avais plus vu cela, je crois, depuis la grande époque d'Aurélie Dupont, lorsque Mum était ressortie de La Dame aux camélias en me disant qu'elle avait eu l'impression de voir un film, et non un ballet, que les pas s'étaient effacés devant l'histoire racontée.

La Nikiya de Myriam Ould-Braham est un être délicat, fort de sa faiblesse qui n'est que pureté. Les mains posées à plat au-dessus de la poitrine ne sont plus un geste de soumission contraignant, c'est la simplicité même d'une jeune femme prête à se donner toute entière à l'amour, qu'il soit humain ou divin. Elle s'éprend de Solor sans arrière-pensée et la trahison de celui-ci la tue bien plus sûrement que le serpent dissimulé par sa rivale. La variation de l'acte II est une merveille, que l'on suit, anxieux, ému, le souffle coupé. La musique est ralentie à l'extrême, d'une lenteur à peine soutenable : à chacun de ses cambrés, on est au bord de l'évanouissement. Le tout prend tant aux tripes que je suis prise un instant de vertige lorsque le rajah la saisit par le bras pour l'empêcher d'approcher Solor ou Gamzatti ; la scène penche à gauche d'une vingtaine de degrés, avant de revenir d'aplomb et de condamner Nikiya à mourir.

Cet être de pureté, de qui s'est-il épris ? D'une bête que l'on nous vend comme bête de scène, mais qui ressemble ici davantage à une brute. L'être délicat épris de la brute… pas crédible pour un sou. Puis j'ai repensé à certains exemples autour de moi et je me suis dit qu'en fait, c'était probablement le truc le plus réaliste de tout le ballet. François Alu est le gentil bad boy du ballet de l'Opéra – le mec cool, quoi. L'essence de son Solor est résumée dans sa pantomime lorsque le Rajah lui demande d'épouser sa fille : il se tourne alors vers son ami en écartant les mains, et j'entends très distinctement dans ma tête la traduction littérale Wesh mec, qu'est-ce que je fais ? Rien, évidemment. Le mec est un paumé de la life. Avec un peu plus d'élégance, on l'imaginerait soldat plongé dans la tragédie par un choix cornélien entre la foi jurée de l'amour et l'obéissance au devoir et à la hiérarchie. Sauf que l'élégance n'est pas précisément ce qui caractérise la danse de François Alu. Hors des sauts, point de salut. Comme obnubilé par son ballon, il délaisse les pas de liaison ; il en résulte une danse par a-coups sans élégance ni fluidité, où le buste manque de mobilité (pour ça, on la voit bien, l'armure invisible du guerrier) et les arabesques sont complètement décroisées (quand on est assis au parterre côté jardin, ça ne pardonne pas). À vouloir épater la galerie, celui qui est sans doute l'un des danseurs les plus virtuose de la compagnie finit par paraître rustre et maladroit – le paradoxe est un brin décevant.

Ce ne sont pas ses qualités de partenaire qui vont compenser : il suffit que François Alu touche une fille pour qu'elle se mette à flancher ou trébucher. Dans la salle, cela m'importe peu (chacun ses chouchous), mais sur scène, c'est plus gênant. Par exemple, lors de sauts réalisés main dans la main, il brise l'élan de sa partenaire (sans même parler de l'harmonie) en tenant à sauter bien plus haut qu'elle. Ce manque patent de galanterie ne serait rien si les adages n'étaient pas si malaisés. C'en devient par moment involontairement comique : il se retrouve ainsi à naviguer à l'aveugle à cause du tutu de sa Nikiya-proue devant le visage, et à la fin de l'acte II, fauche Nikiya au lieu de la récupérer dans sa chute – un carambolage digne de Vidéo gag. Du coup, j'accorde bien volontiers le bénéfice du doute à Myriam Ould-Braham pour son troisième acte techniquement plus fragile ; il y a de quoi être éprouvée. Pour ce qui est de Charline Giezendanner, je reste plus circonspecte : malgré sa présence, sa Gamzatti manque d'abattage1. Son jeu, en revanche, est tout à fait délicieux. Je n'avais jamais songé que la princesse, toute de noblesse incarnée par Élisabeth Platel dans la version du DVD, pouvait être une enfant pourrie gâtée – cela fonctionne parfaitement. Je ne sais d'ailleurs pas si c'est l'interprétation de Charline Giezendanner, la fin des tarifs jeune qui approche ou l'éventuel recours à des élèves de l'école de danse, mais je n'avais jamais été si frappée par la jeunesse des danseuses… que j'aurais tendance à préférer avec quelques années de plus, lorsqu'elles sont en pleine maîtrise de leurs capacités expressives. Pourvu qu'il y ait d'autres Myriam parmi elles !

(Pour mémoire, Antoine Kirscher en fakir est graou, et Aubane Philbert, parfaite dans le passage avec les deux petites filles et la cruche.)


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 Sans compter que son tutu ne la met pas en valeur : le plateau remonte par trop et les manches donnent l'impression qu'elle a la tête dans les épaules. 

Le printemps en plein hiver au Palais Garnier

Titre sponsorisé par la COP21

Polyphonia était mieux dansé par le Royal Ballet. Je ne sais pas si c'est le fond de la loge qui crée une distance à la danse et assourdit la musique, mais ce n'est pas aussi incisif que ce que réclame la musique de Ligeti. Quand les accents tombent juste, l'intelligence et l'humour de la chorégraphie transparaissent ; le reste du temps, cela ressemble vaguement à Agon et compagnie. Laura Hecquet confirme sa pertinence dans le répertoire néo-balanchinien, tandis qu'à l'ordre bout du spectre interprétatif Sae Eun Park, toujours charmante, produit un contresens fleuri (autant recouvrir de Liberty le meuble d'un designer nordique minimaliste).

À l'adresse de ceux qui, comme moi, se sont demandé pendant toute la séquence où ils avaient déjà entendu l'avant-dernière musique : Eyes Wide Shut.

 

Je me félicite de m'être replacée pour Alea Sands, sans quoi je n'en aurais pas vu la meilleure partie : les lumières du plafond qui s'allument et s'éteignent de manière aléatoire, dans des grésillements de feu d'artifice. J'adore les feux d'artifice. Et de m'être fait piéger, comme tout le monde, en croyant à un dysfonctionnement. J'en rigole toute seule. La suite me rappelle à l'austérité : musique de Pierre Boulez, costumes plus laids qu'amusants, et mouvements dont on se demande mais pourquoi ? Pas de quoi rigoler. Sauf peut-être pour l'espèce de comète-spermatozoïde qui tourne en boucle en fond de scène, maigre mais heureuse distraction. Wayne McGregor est manifestement talentueux malgré lui – lorsqu'il l'est. Depuis le génial Genus et Chroma, l'alignement des planètes n'est plus ce qu'il a été et, sans atteindre la pénibilité de Carbone Life, Alea Sands s'enfonce dans les sables mouvants de mouvements aléatoires sans heureux hasard. Toutes mes excuses aux interprètes qui ne ménagent pas leur peine (Léonore Baulac s'y plonge farouchement – forcément une interprète aussi malléable et volontaire, ça plait au pygmalion Benjamin Millepied).

 

La préparation du plateau pour Le Sacre du printemps est en soi un spectacle : six bennes de terre sont renversées et étalées par une armée de techniciens casque sur les oreilles et pelle à la main. Le contraste offert par ces hommes qui travaillent la terre en chemise noire est assez sexy, et prépare aux torses nus des danseurs. La horde sauvage est menée par Karl Paquette et Aurélien Houette (qui a même de la terre sur le crâne) : je défaille – et remarque un troisième larron également fascinant dans son genre. Vincent Cordier, enchantée. Ou plutôt ravie : c'est lui qui saisit l'élue, de crainte et de ses bras puissamment immobiles.

Ce Sacre du printemps est un sacre de la virilité. S'y déchaîne la part la plus souterraine de la sexualité, celle que l'on masque à coup de sexe ludique et hygiénique. La terre renvoie l'humain à ses racines, qui l'enserrent un peu plus à mesure qu'il se débat ; elle remonte le long des mollets, macule les robes pâles de celles qui fuient leur propre pulsion de mort et révèle la beauté des corps. Celles qui sont jolies, chez Pina Bausch, partent pour ainsi dire avec un handicap : il faut plus de temps pour défaire cette joliesse policée, pour que la beauté des tripes prenne le dessus sur celle des traits. Charlotte Ranson n'en est que plus remarquable ; vu l'avidité avec laquelle elle semble devancer sa propre perte, je n'ai aucun mal à l'imaginer en Élue (en revanche, j'y vois mal Letizia Galloni, qui est pourtant la seule non-étoile a avoir le rôle…).

Le grondement de la musique s'élève, les femmes se battent les flancs de manière de plus en plus violentes, les cheveux s'échappent toujours plus nombreux des queues de cheval, la terre remonte toujours plus haut sur les corps, le souffle et les regards toujours plus courts et hagards, faisant monter une terreur sourde et diffuse chez le spectateur. C'est en tous cas ce qui s'était passé pour moi la première fois. Cette fois-ci, la promesse de la catharsis et peut-être aussi l'excitation d'être replacée au premier rang font que je suis d'emblée dans la jubilation. Je vois la terreur d'Alice Renavand en Élue, mais je ne la ressens pas, je jubile – à la limite du sadisme, comme si j'étais le printemps auquel on la sacrifiait. Je touche du doigt l'incompréhensible joie populaire qu'il pouvait y avoir lors des exécutions publiques – c'est un spectacle. Je me réjouis de la mise à mort, mise à nue de l'Élue, cette nudité qu'un sein essaye vainement de cacher ; la nudité du corps n'est pas grand chose par rapport à l'intériorité de l'être, qui meurt ici de s'extérioriser ainsi, sous le regard de tous.

L'émotion me prend après-coup, au moment des saluts. Danseurs et danseuses se tiennent par la taille et l'on sent que ce n'est pas seulement pour obéir au réglage des saluts ; au moment où la ligne se brise pour repartir vers les coulisses, ils continuent pour certains de se tenir ainsi, sortant deux par deux : ils se soutiennent mutuellement. Eleonora Abbagnato a l'air d'une petite fille, Alice Renavand met plusieurs rappels à retrouver un sourire qui semble encore douloureux, et la danseuse qui me fait face, à l’extrémité côté cour, se retient manifestement de pleurer, retenue par Karl Paquette comme par un grand frère bienveillant. Ils sont beaux, tous, dans leur fragilité.

11 décembre 2015

Singin' in the rain

On m'avait déjà emmené voir une comédie musicale d'après le film Singin' in the rain, dans un petit théâtre à Paris. Aucune trace sur mon blog ; c'était il y a plus de dix ans. Tout ce dont je me souviens, outre de l'évacuation de la salle suite à une (fausse) alerte incendie (ce qui est un peu ironique au vu de la pièce, vous avouerez), c'est que la comédienne, championne de claquettes, sortait à un moment d'un gros gâteau et qu'on faisait tout un plat d'une bande-son synchronisée avec un bout de film – forcément, quand on est élevé aux dessins animés, on est surpris de la surprise suscitée par le passage du cinéma muet au cinéma parlant. Et c'est probablement encore de cinéma que je me souviendrai si, dans dix ans, je repense à ce Singin' in the rain mis en scène par Robert Carsen.

Il m'a bien fallu vingt minutes avant de comprendre pourquoi diable je trouvais la mise en scène si élégante : costumes, décors, accessoires… tout est en noir et blanc – et toutes nuances de gris imaginables, y compris l'argenté, réhaussées par une dose non négligeable de paillettes (combinées à la moindre touche de couleur, elles seraient tombés dans la vulgarité, mais, en l'occurrence, elles évitent toute monotonie). Il faut saluer le travail d'Anthony Powell pour les costumes, de Tim Hatley pour les décors (l'escalier photographié en noir et blanc fait parfaitement illusion) ainsi que de Giuseppe Di lorio et Robert Carsen pour les lumières. J'ai souri, d'ailleurs, en retrouvant un moment les gigantesques ombres projetées chères à Carsen. Tu connais le metteur en scène ? m'ont demandé, surprises, les copines avec qui j'y étais. C'est rafraîchissant d'évoluer dans des cercles différents, et agréable, il faut bien l'avouer, d'être, de novice, promue pour un soir celle-qui-s'y-connait. Que dalle. Ce qui ne m'empêche pas d'évoquer ses mises en scène d'opéra, parmi les plus belles que j'ai pu voir, avec des paillettes dans les yeux (bah oui, ça colle de partout, ces trucs-là).

L'esthétique de la mise en scène fait beaucoup pour mon adhésion à la pièce, dont les dialogues et l'humour me laissent souvent froide. Je ne suis pas très théâtre, et encore moins théâtre de boulevard ; si les désynchronisations-resynchronisations images-voix me font sourire, dans l'ensemble, les simagrées théâtrales ne me font pas rire (et c'est d'ailleurs ce côté outrancier qui me rebute souvent dans les vieux films). Crime de lèse-balletomane, cette adaptation ne brille pas particulièrement par les chorégraphies de Stephan Mear. Je reste un peu sur ma faim pour ce qui est des claquettes, surtout que la chanson éponyme est interprétée sans fers aux pieds (pour ne pas glisser sur l'eau, je présume). C'est dommage, parce qu'après « Moses », trio plein d'entrain sur une chanson tongue-twister, je me demandais déjà pourquoi diable j'avais arrêté les claquettes (les dix heures de danse classique hebdomadaires au lycée pouvant constituer un début de réponse).

Bon, vous me direz, une comédie musicale, c'est surtout des chansons. Et ça tombe bien, Dan Burton, le tenant du rôle principal, a une voix très agréable. Et pas que la voix, en fait1. Il danse même fichtrement bien, le bougre. Sa partenaire, Clare Halse, la voix moins accueillante et le physique moins élancé, paraît forcément un peu en retrait, même si elle assure d'un bout à l'autre. Emma Kate Nelson, qui joue la diva (à la voix) insupportable, est plus piquante ; peut-être même qu'elle dégommerait dans un registre autre que le strident-nasillard imposé par son rôle. Emma Lindars m'éclate en commentatrice de l'avant-première cinématographique (l'arrivée des stars fait très Matthew Bourne) et plus encore en coach de diction ; et je dois à Daniel Crossley un frisson de peur lors de l'utilisation de l'accoudoir du canapé comme saut de cheval – un saut de lune, on n'a pas idée ! Enfin, malgré l'absence de nom, je me dois de créditer le plus joli petit cul de la soirée, divinement mis en valeur par un pantalon à pinces gris et les volte-face pesamment anaphoriques des trois commis annonçant les arrivées sur le plateau de tournage (il s'agit du premier, le plus proche du public).

Pour clore la soirée en beauté, toute la troupe reprenait la chanson phare… en ciré jaune et parapluies de couleurs, passage du cinéma à la couleur (et de Gene Kelly à Jacques Demy ?).

(Le théâtre du Châtelet est toujours l'un des pires théâtres qui soient en terme de visibilité : ma place de deuxième catégorie, pleine de têtes, ne valait pas plus que les 20 € payés en dernière minute…)


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 En bonus, le charme british des oreilles légèrement décollées.

 

07 décembre 2015

La voie humaine


Les cinquièmes loges, pas le septième ciel

Je testais pour la première et probablement la dernière fois les cinquièmes loges, où nous étions seuls, Palpatine et moi – pas seulement dans notre loge : dans tout l'étage. Pas de moquette, des câbles mal scotchés sur lesquels je manque de déchirer mes collants... on a l'impression d'assister à l'opéra en contrebande depuis un placard. C'est amusant quelques minutes, mais vite épuisant : la seule manière de lire en partie les surtitres est d'avoir la tête allongée sur la rambarde – à genoux par terre, donc. J'ai tenu pendant le Bartók en me disant qu'ensuite, cela chanterait en français dans le texte, mais la diction de Barbara Hannigan, sans être mauvaise, n'est pas assez claire pour pouvoir se passer de surtitres. Au Cocteau, j'en avais plein le dos. Heureusement que Palpatine était là pour me le faire passer.


Double bill, double peine

D'autres l'ont déjà dit mieux que moi, mais je plussoie : enchaîner un opéra lourdement chargé d'un point de vue symbolique avec une pièce prosaïque, presque anecdotique, est une aberration : la seconde paraît bien fade, après avoir privé le premier de la résonance dont il avait besoin.


Warlikowski, il a tout compris

La mise en scène n'est pas affreuse, n'est pas mauvaise, mais c'est presque pire : elle est médiocre. Habillée d'une robe verte criarde, Judith est transformée en séductrice un peu âgée, un peu vulgaire à continuellement se jeter sur Barbe-Bleu – ce qui, tout en étant juste, émousse la violence psychologique du cheminement : tout est trop vite montré, sans laisser de place à l'ambiguïté ni même créer un contraste entre ce qui se passe et ce qui se dit, la frontière étant trop marquée entre les protagonistes à l'avant-scène et les salles ouvertes derrière. Quant à la Voix humaine, c'est téléphoné : Warlikowki essaye de prolonger le symbolisme en faisant trainer un mec sanguinolant dans les décombres du château de Barbe-Bleu, mais ce meurtre symbolique dramatise une histoire dont le drame est justement d'être anecdotique. C'est la légèreté de l'amant qui part pour une autre maîtresse qui est insoutenable. C'est d'attendre au bout de fil qu'il raccroche, qu'il coupe la ligne et acte ainsi la rupture. Alors le meurtre symbolique de l'amant, forcément, ça plombe un peu l'opéra-conversation téléphonique sans pour autant lui donner du poids : les cris de la dame en deviennent même un peu ridicules (alors qu'ils devraient probablement être ridicules et pathétiques, au sens noble du terme). Mais voilà, coupure de la conversation téléphonique = fin de la relation = disparition de l'être aimé = mort symbolique = mec sanguinolant. Alors Warlikowski, c'est cool de voir que t'as tout compris, hein, mais c'est pas cool de nous le balancer comme ça de but en blanc. Ce n'est pas qu'on se sentirait vexé de voir nos capacités d'interprétations à ce point sous-estimées, mais presque. Sans rancune, bisous.


Barbe-Bleue

Je râle mais belle trouvaille que les panneaux qui sortent du mur/coulisse et glissent, l'un après l'autre, découvrant les salles ouvertes par Judith. Et toujours ce cheminement symbolique-psychologique extraordinairement juste :

  1. Salle de torture, barrière pour dissuader l'autre d'approcher. Salle de torture avec baignoire. Le petit Warlikowski aurait-il un jour glissé dans son bain, entraînant un traumatisme durable qu'il lui faut expulser sur toutes les scènes d'opéra ?

  2. Salle d'armes, à couteaux tirés : Barbe-Bleue fait le porc-épique autant qu'il peut. Il s'agit d'être repoussant – pour ne pas risquer d'être touché.

  3. Salle au trésor version vitrine de chez Cartier. Frémissement de Judith. La richesse de l'autre se dévoile sous ses yeux : comment ne pas y voir sa curiosité cautionnée ? Et pourtant... Les colliers n'ont jamais tant ressemblé à des laisses quand Barbe-Bleue lui passe la corde perlée au cou. (NB : penser à vérifier s'il y a déjà eu des versions SM de cet opéra.)

  4. Jardin, on respire enfin. Judith oublie que pénétrer dans le jardin secret de l'autre, c'est risquer de marcher sur ses plate-bandes. Heureusement, même chez Warlikowki, les jardins ont encore des fleurs. Et c'est joli. (Quand même, je suis un peu déçue ; on aurait pu avoir un champ de robinets.)

  5. Royaume. L'autre recèle des espaces que l'on découvre de plus en plus vastes et que l'on a, partant, toujours envie d'explorer plus avant. Mon royaume pour… une télé. On aurait pu avoir Internet pour faire fenêtre sur le monde, mais non, une télé. Diffusant certes des images de (La Belle et) la Bête. De Cocteau. Qui a rédigé le livret de La Voix humaine. C'est bon, vous l'avez ?

  6. Lac de larmes. C'est le risque, lorsque la curiosité part en roue libre ; on n'est jamais certain de ne pas tomber sur quelque chose qui pourrait nous ébranler – voire que l'on pourrait ne pas supporter. Cette salle-ci existe, je le sais, mais si celui qui a failli s'y noyer décide qu'elle doit rester fermée, qu'elle le reste. Les larmes ont dû sécher, parce que je ne me rappelle plus de ce qu'il y avait entre les panneaux transparents…

  7. L'horreur de découvrir les trois ex-femmes… dans d'affreuses robes vivantes. Ce sont elles qui ont amassé les trésors de Barbe-Bleu, arrosé ses fleurs, agrandi son royaume ; elles qui ont fait de Barbe-Bleu celui qu'il est. Sans elles, son château est noir, aussi nu que l'appartement de Ted dans How I met your mother quand Robin lui demande de se débarrasser des cadeaux de ses ex – tout ou presque venaient d'elles. Le Styx de larmes franchi, Judith est perdue, remisée aux côtés de ces autres femmes qu'elle pensait, qu'elle espérait, mortes et enterrées, quand elles étaient tout au plus enfouies dans le cœur de Barbe-Bleue. Quelle idée d'ouvrir cette porte, Judith. Quand je l'ai vue entrouverte, je me suis empressée de m'y adosser pour la fermer et, appuyant de toutes mes forces pour qu'elle le reste, je prie pour ne pas m'être trompée sur son sens d'ouverture et y basculer. Même si cela rend la personne plus belle d'être capable de tant d'amour pour d'autres, de ne pas les avoir transformées en fantômes, il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas savoir à défaut de savoir vivre avec. Ne pas demander de preuve, ne pas demander les clés, quand on a déjà suffisamment d'espace où vivre à deux en étant heureux. La vérité n'est pas la clarté, c'est l'aveuglement de poursuivre alors qu'il n'y a pas de lieu. Œdipe ne nous en avait-il pas averti de ses yeux crevés ?

    Sans doute faisais-je et fais-je probablement encore partie des gens désignés par La Voix humaine : « Pour les gens, on s'aime ou se déteste. Les ruptures sont des ruptures. Ils regardent vite. Tu ne leur feras jamais comprendre… » (À Warlikowski, c'est sûr, puisque chez lui, un homme qui rompt est un homme mort.) J'ai trouvé ça bizarre la première fois que je l'ai entendu, mais peut-être n'y a-t-il pas plus de rupture que de cadavres dans le château de Barbe-Bleue, que c'est simplement un désir d'amenuiser la réalité. « Écoute, chéri, puisque vous serez à Marseille après-demain soir, je voudrais... enfin j’aimerais... j’aimerais que tu ne descendes pas à l’hôtel où nous descendons d’habitude... Tu n’es pas fâché ?... Parce que les choses que je n’imagine pas n’existent pas, ou bien, elles existent dans une espèce de lieu très vague et qui fait moins de mal... » Une pièce que l'on tient fermée au fond d'un château, par exemple.


Atelier mise en scène

Un peu déçue que la mise en scène ne me replonge pas dans les délices de la terreur éprouvée lors de ma découverte de l'oeuvre, j'ai commencé à me demander comment je m'y prendrais si je devais imaginer une mise en scène de cet opéra. Ce n'est pas commode, il faut bien l'avouer. Ce qui présente deux avantages : être un peu plus clément avec Warli (mais pas trop, parce que c'est quand même son métier), et s'occuper. Est-ce qu'on met des portes ou pas ? La notion de seuil est belle, tout de même. Et dans quel sens placer quelle porte : une porte que Judith pousse, c'est une résistance de Barbe-Bleue qu'elle enfonce ; une porte qu'elle tire, c'est une découverte qu'elle a souhaité de toutes ses forces et qui l'éloigne de Barbe-Bleue – un découverte repoussante, qu'après moult réflexions, j'aurais tendance à préférer pour la dernière salle plutôt que pour la première. Et les salles ? Je brode sur les salles à roulette que j'ai devant le nez en les plaçant mentalement perpendiculairement à la scène, de jardin à cour, comme on lit de gauche à droite. Il faut que Judith y passe. Qu'elle traverse la deuxième et en ressorte avec une arme, une arme avec laquelle elle menace Barbe-Bleue. Peut-être même qu'on pourrait brièvement voir la tête de Jochanaan-Barbe-Bleu sur un plateau, histoire que Judith se révèle comme Judith devant un Barbe-Bleu de peur – à distance, côté cour, espérant et craignant tout à la fois l'avancée de Judith. À mesure que Judith avance dans les salles suivantes, le trésor, le jardin, le royaume, il faudrait que la lumière augmente peu à peu, comme le soleil qui se lève, et atteigne midi au-dessus du lac de larmes. À l'ouverture de la dernière salle, la lumière devient aveuglante, perçant pourquoi pas en plein estomac l'immense silhouette d'un homme. Simultanément, dans un dernier élan pour se rapprocher de Barbe-Bleu, Judith trop avide le dépasse (et, tandis qu'elle est enfin parvenue côté cour, Barbe-Bleu se retrouve côté jardin – sur une passerelle, peut-être, à cause de Nietzsche). À mesure que les femmes s'éloignent, la lumière reflue, jusqu'à la quasi-obscurité lorsque vient le tour de Judith. Son corps a déjà disparu ; ne reste plus que sa voix, humaine, trop humaine.