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30 juin 2015

10 mois d'école et de danse

Je n'aime pas les enfants. Bien sûr, j'apprécie certains enfants. Mais je n'ai pas ce préjugé favorable partagé par un grand nombre de personnes selon lequel les enfants seraient par nature mignons et attendrissants. C'est même plutôt le contraire : la couche de surmoi n'a pas encore bien séché sur ces petits êtres potentiellement cruels. Autant dire que si j'ai assisté à la représentation de « Dix mois d'école et d'opéra », c'était surtout par curiosité pour le travail du Petit Rat : que peut-on tirer d'une classe de gamins sans prédispositions ni attrait particulier pour la danse ? Je ne savais pas que Strapontine y participait également, ni surtout que le spectacle, loin du gala de fin d'année mal réglé, allait me plaire.

Imperturbables, les balletomanes ont exercé leur critique sans circonstances atténuantes. À la sortie, chacun avait sa préférence pour l'une ou l'autre pièce. Joël le premier s'est prononcé en faveur de Ça manque d'amour, chorégraphié par Bruno Bouché assisté du petit rat pour les élèves du collège des Chènevreux (Nanterre). Le sérieux qui préside aux croisements de ligne (forcément zigzagantes) et aux mouvements appliqués à la barre (forcément raides) est tempéré par un humour certain, avec des déguisements joyeusement farfelus (mention spéciale au bouffon du roi), un soupçon de parodie lorsque le maître de ballet princier met tout le monde à la barre, et une jam session sur le principe de On m'a appris à danser comme ça : (mouvements classiques raides), mais moi je préfère danser comme ça : (démonstration dance floor power, dont un booty shake absolument géant). On rit de bon cœur lorsque le dernier finit par « mais moi, je préfère ne pas danser du tout » – c'est de bonne guerre – mais avec un petit pincement ; cette remarque humoristique confirme ce qui affleure dans tous les passages empruntant au vocabulaire de la danse classique : celle-ci, loin d'être perçue comme une discipline exaltante, est vécue comme une contrainte. Cela dit, on mesure à cette résistance l'ingéniosité de Bruno Bouché, qui l'a récupérée dans la chorégraphie, et le chemin parcouru par les élèves, qui ont en scène fière allure.

Pour moi, cependant, ça manque d'amour (de la danse), et j'ai préféré Un nouvel endroit, pièce moins ambitieuse dans ce qu'elle demande aux élèves (pas d'initiation au classique ni de formations géométriques strictes) mais plus aboutie d'un point de vue artistique (les élèves sont plus âgés, ça joue aussi). Selin Dündar et Serge Ambert ont misé sur les déplacements dans l'espace et les entrées/sorties des élèves, jamais en scène très longtemps d'affilée et rarement tous en même temps, pour créer des tableaux aux atmosphères variées mais cohérents, qui piquent la curiosité du spectateur et finissent par l'absorber. Cette pièce plus théâtre de la Ville qu'Opéra est évidemment inégale, mais son alternance de solos, duos et passages en groupe donne à chacun l'occasion de s'exprimer... ou de ne pas trop s'exposer, pour ceux qui se sentent moins à l'aise et préfèrent rester en retrait parmi leurs camarades. Les interactions entre les élèves sont également plus riches, au point que l'on assiste à des portés carrément osés (et maîtrisés : chapeau bas !) et que l'on serait bien incapable de dire qui côtoie qui au quotidien parmi ces élèves de deux collèges différents (collège Pierre de Geyter à Saint-Denis et collège La Grande aux belles dans le 10e arrondissement). De belles personnalités se laissent deviner : une présence fascinante pour l'élève aux tresses rouges qui ouvre la pièce, une profondeur incroyable pour celle (la seule) qui fait de la danse contemporaine par ailleurs et que l'on verrait bien, au-delà de sa maîtrise, chez Pina Bausch, comme les adolescents des Rêves dansants dans Kontakthof. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, les garçons ne sont pas en reste, pas du tout ; j'en ai même repéré deux, en orange (évidemment), qui doivent dégommer en battle.

Le mot de la fin reviendra à un élève de Strapontine, dépité d'avoir été recruté pour ce projet alors qu'il voulait être dans la classe foot : « Madame, les applaudissements, ça m'a fait des frissons, là... comme sur le stade ! » Dix mois d'école et d'opéra ont marqué un but.

21:54 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, bastille

28 juin 2015

Quille jazzy

Pour le dernier concert de la saison, l'Orchestre de Paris a concocté une soirée qui ressemble aux derniers cours de l'année à l'école : on est encore là, mais on ne tient plus en place et on s'amuse déjà en se projetant ailleurs. Aux États-Unis, en l'occurrence, même si en partie rêvés à partir de l'Europe et de la Russie. C'est parti pour une thématique jazzy.

Sur les quais, suite symphonique rappelle d'emblée que Bernstein est le compositeur de West Side Story : on sent l'action, le mouvement, de la caméra, presque. Un précipité de percussion : nous voilà cavalant sur les conteneurs entreposés aux abords du port. Un cor : la brume visible de loin en loin sous les lampadaires solitaires. Une mélodie à la flûte : c'est le cœur qui s'emporte. Explosion de percussion : n'y aurait-il pas une rixe ? Coups de cymbales : le héros n'est-il pas héroïque ? On est comme au cinéma. Un peu trop même, puisque l'équipe de Mezzo (ai-je cru comprendre) a endossé le rôle du mangeur de pop-corn, avec des allées et venues à l'arrière du parterre où je m'étais replacée (au premier balcon de côté, tout est déformé) et des messes pas si basses. Dommage.

Pour Busking, concerto pour trompette, accordéon, banjo et orchestre à cordes, Serendipity et moi sommes rejoints par le percussionniste et deux violonistes de l'orchestre : j'échange un grand sourire avec l'un et partage la perplexité de l'autre. Le concerto de Gruber a quelque chose d'informe, comme si la musique était perpétuellement dilatée dans le soufflet d'un accordéon. Ces étirements sans élasticité m'ont toujours rebutée dans le jazz, que je n'apprécie que sous forme d'influence, jazzy moins big band que cabaret.

Un replacement au balcon permet d'apprécier Rhapsody in blue. L'ami russe, à ma droite, dirige de la main gauche, tandis que Palpatine, à ma gauche, pianote de la main droite sur mon genou. En bas, Fazil Say nous agace de ses rythmes entrechoqués : il ralentit à l'extrême, retarde la suite que l'on connaît, que l'on veut, et lorsqu'on n'en peut plus, ses doigts passent en trombe ; pris de vitesse, on ne voit pas passer les notes désirées, elles nous ont devancés et culbutés en passant, on dégringole avec elles sur les fesses, en riant, jusqu'à la prochaine montée de plaisir. Jouer de notre attente, ça, c'est de la musicalité !

Je me demandais pourquoi l'on ne finissait pas la soirée par Gershwin et puis les Suites pour orchestre de jazz de Chostakovitch sont arrivées. Aux début de la première valse, l'ami russe tend une main flex : « Non, ce n'est pas la bonne. » Les premières mesures sont effectivement trompeuses et il faut attendre la deuxième valse pour que le gamin de la CNP se mette à traverser la vie avec son violon. Si l'on en croit cette entrée au répertoire de l'Orchestre de Paris, les Suites pour orchestre de jazz sont aussi connues que rarement jouées en concert. J'espère qu'elles seront souvent reprises, parce que c'est vraiment un énorme plaisir de sentir les cordes ronfler et nous transporter des États-Unis en Russie en deux voyages d'archet. Sans compter qu'il me faudra quelques écoutes supplémentaires pour emboîter le pas au musicien dans la marche, le foxtrot et la polka. Si j'avais été à la place des spectateurs assis par terre au parterre (la Philharmonie a voulu la jouer façon Albert Hall), je n'aurais pas résisté à la tentation de me lever pour danser.

Pas de bal mais une révérence pour la violoncelliste Jeanine Tétard, qui part à la retraite (pour l'occasion, le hérisson a échangé sa place avec elle, il me semble, et s'est retrouvé à côté d'une Delphine Biron plus enthousiaste que jamais). C'est avec un gros bouquet de fleurs à ses pieds que la violoncelliste a pour cette fois encore fait corps avec l'orchestre, pour un bis dont je n'ai plus le nom mais que j'ai mis un long moment à arrêter de fredonner.

Far from the madding crowd

 

 photo Carey-Mulligan-sourire_zpsm7r3qmge.jpg

 

Bathsheba Everdene donne envie de se laisser aller à l'onomastique, tant le personnage joué par Carey Mulligan dans Far from the madding crowd a du caractère et de la fantaisie. Indépendante mais pas farouche, souriante mais déterminée, la jeune femme administre d'une main de maître la ferme dont elle vient d'hériter, sans songer à prendre un homme à ses côtés. Eux y pensent pour elle. Ils sont trois :

Gabriel, le voisin de sa tante, qui, par un retournement du sort, se voit contraint de se faire embaucher : il devient le berger de Bethsheba – et son subordonné (pas gagné),

William, le propriétaire fermier voisin, dont l'amour s'embrase suite à une plaisanterie équivoque (attention à la pitié dangereuse),

et Frank, soldat en uniforme rouge, aussi élégant que gaulois.


Commence alors une valse à trois temps :

Gabriel, le camarade, le compagnon, l'homme sur qui l'on peut compter pour sauver la récolte, les moutons et vous aimer,

William, le protecteur plus âgé, l'admirateur qui veut vous couvrir de robes, de bijoux et de chastes baisers,

Franck, le séducteur, qui sait vous émoustiller.


Gabriel, tendre ; William, passionné ; Franck, sensuel... chaque personnage est pourtant plus fouillé que son seul rôle l'exigerait :

Gabriel ne restera pas éternellement Lassi chien fidèle ; il est bien décidé à partir sans se retourner une fois sa maîtresse bien établie et, entre-temps, n'admet pas d'être malmené, ripostant aux coups d'orgueil ;

William n'est pas l'amoureux transi inoffensif que ses bredouillements laissent penser ; son obsession confine à la folie ;

Franck n'est pas le séducteur désinvolte et sans scrupules que l'on imagine ; s'il n'a plus de parole, c'est qu'il l'a donnée à une autre femme, qu'il a aimée et perdue, n'étant pas parvenu à l'épouser.


L'art et la manière d'aborder Bathsheba :

à peine la connaît-il que Gabriel la demande en mariage ; Bathsheba dit non au mariage, non pas à Gabriel lui-même, qui ne le comprend pas ;

William lui aussi la demande en mariage ; Bathsheba ne dit pas non au mariage de raison, auquel elle peine pourtant à se résoudre, ce que William ne comprend que trop bien ;

Franck, lui, ne demande qu'à l'embrasser et, n'ayant pas de réponse de la demoiselle au souffle coupé par une démonstration d'épée, le fait et se fait épouser.

 

On est bien heureux qu'il n'y ait plus aujourd'hui besoin de se marier pour s'apercevoir que le désir et l'amour ne coïncident pas forcément, car le motard, nouvel avatar du soldat à cheval, l'emporte encore et toujours sur le grand cœur friendzoné. Il faudra dans le cas de Bathsheba moult hasards pour rectifier le tir et l'on n'a pas toujours, dans la vie, ces mêmes habilités narratives1. Alors par pitié, fières mesdemoiselles, n'étouffez pas le désir que l'ami amoureux fait naître chez vous ; et par pitié, messieurs silencieux, ne brûlez pas les étapes, ne vous emportez pas tant que le désir n'est pas là, mais dites-le lorsque vous êtes amoureux.

Il serait tout de même dommage de vous faire couper l'herbe sous le pied, surtout si votre bienaimée est aussi belle et impressionnante que Bathsheba Everdene / Carey Mulligan. Elle ne m'avait pas émue plus que cela lorsque je l'ai découverte dans Shame, mais là, quelques années plus tard et quelques siècles en arrière, j'en suis tombée amoureuse : ce sourire ! ces quenottes ! ces fossettes ! et ce regard malicieux ! Les robes victoriennes n'y sont peut-être pas entièrement étrangères tant, longues et cintrées, elles conviennent aux silhouettes sveltes. Je me souviens que Kaya Scodelario dans Les Hauts de Hurlevent m'avait fait le même effet. Corps frêles et fortes têtes dans une campagne juste ce qu'il faut de sauvage2... ah ! soupirez, soupirez !

 

 photo Carey-Mulligan-robe-bleue_zpsebvshhp9.jpeg


1
 Ce ne sont pas seulement des coups de théâtre fort commodes pour arranger la situation et mener à un dénouement heureux, comme on peut en avoir dans les comédies de Molière ; ces retournements constituent aussi des points de rupture dans la psyché et modifient en profondeur les relations que les personnages peuvent entretenir, au point qu'il n'y a plus de retour en arrière possible. Il se passe quelque chose et ensuite c'est comme ça. La première fois que j'ai pris conscience de la puissance narrative ces micro-événements altérants, c'est dans Thinks... un roman de David Lodge.
2 OK, très sauvage (et boueuse et tourbeuse) dans ce Wuthering Heights.

27 juin 2015

L'homme est un dinosaure pour l'homme

Incarnée au cinéma par le savant fou plein de bonnes intentions, l'hybris de la tragédie grecque a encore de beaux jours devant elle. Après Iron Man qui crée Ultron pour sauver le monde (de l'homme), voilà que les savants de Jurrasic Wolrd créent un nouveau dinosaure de la mort-qui-tue pour divertir l'homme (de la mort). Afin d'obtenir un monstre qui soit tout de même un peu plus terrifiant que le T-rex – so old –, l'équipe a imaginé un dinosaure génétiquement modifié. Comme du maïs, sauf que là, c'est le maïs qui te mange. Quelle différence avec les anciens dinosaures, qui étaient déjà issus de manipulations génétiques ? demanderez-vous en inspecteur des travaux innovants. On ne s'est pas servi de l'ADN de la grenouille pour combler les trous du génome, non, on a pris celui de tel reptile ou batracien pour telles et telles de ses terrifiantes qualités : le dino star est délibérément génétiquement modifié. Maurice a encore dépassé les bornes des limites. On reproduit toujours ses erreurs... et les blockbusters.

On prend les quasi-mêmes, donc, une armée de savants, un milliardaire, des dinosaures, deux blondinets pas forcément blonds et on recommence. Mais comme toute chose qui se répète, Jurassic World transforme l'horreur de Jurassic Park1 en comédie. On y meurt de manière très propre, gobé plutôt que croqué – ou alors à distance, via des panneaux qui retransmettent les constantes vitales des soldats vétérinaires (la vidéoprotection, messieurs dames). Les victimes ne suscitent aucune empathie, elles sont là pour corser la fuite des héros en culotte courte. Ou plutôt de leur tante et de son acolyte, dresseur de raptors. Les vraies vedettes du film, ce sont eux : la rousse sans cœur au carré parfait qui finira humaine et échevelée après avoir passé deux heures à courir en escarpins, et le boyfriend badass. En leur compagnie, on prend plaisir à ce que les choses aillent de mal en pis, jusqu'à ce qu'ils aient, comme dans The Age of Ultron, the Vision et décident de traiter le mal par le mal. T-rex et dino-OGM ; Jurrasic Park et Jurassic World : *it's a small world after all*.

(Tout ça parce qu'on n'a pas voulu tuer la bestiole quand il en était encore temps : l'humanisme tuera l'homme.)

(Je ne me pardonne pas d'avoir à ce point manqué d'à propos et de ne pas avoir prévu de Dinosaurus pour la séance.)


1
 Le premier volet est le seul que j'ai vu. Et encore, vu est un bien grand mot, étant donné le nombre de scènes aperçues entre mes doigts – j'étais petite, oh !
Pour être tout à fait honnête, j'ignorais même que deux autres films étaient sortis depuis l'épisode du moigneau, il est où le moigneau ?