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29 juillet 2015

Un sujet en or

1944,

J'ai cessé de compter téléfilms dont le résumé commence ainsi dans le programme TV. On dirait un mème : comme #IvreVirgule, #1944Virgule. Forcément, il devient difficile de se renouveler. Il faut biaiser, prendre de nouvelles perspectives. Après Monument Men, Woman in Gold / La Femme au tableau aborde la seconde guerre mondiale à travers les oeuvres d'art volées par les nazis - avec un peu plus de recul si l'on considère que l'histoire s'ancre des décennies après les faits, lorsque Maria Altmann, dépouillant les affaires de sa défunte soeur, se met en tête de récupérer le tableau qui représente leur tante et qui n'est autre… que le portrait d'Adele Bloch-Bauer de Klimt !

La bataille pour la restitution du tableau devient une quête hollywoodienne de justice, laquelle n'échappe à la grandiloquence que grâce à l'interprétation très juste d'Helen Mirren. Maria est secondée par Randol (Ryan Reynolds), avocat inexpérimenté (au égard à la sur-spécialisation du domaine) ; d'abord motivé par le prix estimé du tableau en question, il finit par se sentir investi d'une mission et devient le soutien indéfectible de la vieille dame. Leur binôme, qui marche d'un pas décidé mais claudiquant, n'est pas sans rappeler le duo formé par Philomena (Judi Dench) et Martin (Steve Coogan) dans Philomena, entre mines ahuries et remarques tendrement cinglantes.

C'est bardé d'humour et d'humanité que le film se frotte à un passé qui ne passe pas et à une société autrichienne1 qui en porte encore les stigmates. Ce n'est pas tant le thème de la résilience qui est abordé que celui du souvenir. Toute l'ambiguïté du souvenir est résumée par le reproche de Maria à Randol : "The young especially don't remember." Mais comment se souvenir de ce qu'on n'a pas vécu ? Les scènes d'époque visant à (r)animer le passé sont l'indice de la difficulté, qu'elles escamotent ; à croire que sans elles, le film n'aurait pas trouvé son assise émotionnelle, son souffle mélodramatique. Il est un peu triste d'avoir pensé que, sans la jeune Maria campée en toute beauté par Tatiana Maslany2, le spectateur n'aurait pas été ému par les rides infiniment expressives d'Helen Mirren - on a d'ailleurs si peu foi en notre empathie que l'on a pris soin de gommer ses rides sur l'affiche du film, comme s'il ne pouvait y avoir d'héroïne âgée. Peut-on parler du passé et de son influence sur le présent si l'on considère qu'il y a de la répugnance à s'identifier à une femme plus âgée que soi ?

L'incarnation d'Adèle par la sublime Antje Traue est empreinte du même soupçon de déception : n'était-il pas suffisant que le tableau devienne un objet que l'on se dispute pour un symbolisme qui n'a rien d'artistique ? A-t-on si peu foi en l'art qu'il faille recourir au bon sentiment (certes en partie désamorcé par l'humour) ? C'est efficace, ça oui ; efficace comme un expédient : vite, vite, récupérons le tableau pour ne pas le regarder, commémorons pour pouvoir oublier. 

Mais tout cela va dans le sens de l'histoire. J'attends maintenant qu'on s'attaque à la question du vol des tableaux par les Russes. Curieusement, quand on est vainqueur, on peut réécrire l'histoire et poser tranquillement dans l'Hermitage un panneau expliquant que "these paintings were found during WWII" (il a peut-être été retiré depuis, mais il y était quand je l'ai visité il y a une dizaine d'années).

 

1 Le plaisir d'entendre parler allemand... quelle belle langue, tout de même !
2 Surprise de découvrir que l'acteur qui incarne son mari jouait dans The Riot club (du coup, j'ai admiré l'habileté avec laquelle le réalisateur fait en sorte qu'il n'ait jamais à ouvrir la bouche - sauf pour une réplique de trois mots).

26 juillet 2015

Aparté #5

13 juillet. Le générique de Papillon défile encore à l'écran que les premières explosions retentissent. En deux trois mouvements, nous sommes sur pied, je laisse Palpatine derrière moi fermer la porte, je suis dans la rue et je cours sans me retourner, certaine qu'il me suit. Après une soirée canapé, les jambes exultent ; je sens ma veste quadrillée me tomber des épaules et je secoue les bras pour l'enlever pour de bon, sans ralentir ; je me vois courir, pour ainsi dire - une image de bonheur cliché les cheveux aux vents, même s'ils étaient selon toute probabilité attachés. C'est si rare de ne pas courir après le RER, le métro, la séance ciné, le temps - de courir parce qu'on en a envie, parce qu'il y a une excitation, une attente.

Forrest Gump s'arrête au coin de la rue suivante : feu rouge et attroupement le nez en l'air. On cherche une place entre les arbres, qui masquent la vue, et les lampadaires, qui l'atténuent. J'ai toujours aimé les feux d'artifice, surtout ceux des villes moyennes, dont les moyens limitent la débauche de fusées simultanées et les nouveautés trop colorées. Je voue un culte tout particulier aux palmiers dorés - les courts, qui me rappellent les palmiers scintillants fichés dans les coupes glacées, qui, pourvu que ma coiffure s'y prête, finissent irrémédiablement dans mes cheveux après avoir été d'un coup de langue débarrassés des restes de chantilly ; et les longs, qui, de palmiers, se transforment en saules pleureurs. J'aime aussi les escargots-escarbilles dorées qui tourbillonnent-tire-bouchonnent et les explosions monochromes, qui me donnent toujours l'impression d'être projetée dans une autre galaxie (comme le faisaient les vieux fonds d'écran étoilés). Plus encore, j'aime les détonations qui résonnent dans ma cage thoracique et les bras inattendus qui l'entourent. 

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Le lendemain, tôt pour un jour férié mais tard pour avoir de bonnes places, Palpatine et moi arrivons sur les Champs Élysées. C'est la première fois que je me déplace pour assister au défilé. Les premiers rangs sont bondés et la file d'attente pour constituer les suivants est déjà longue : on ne verra rien. Je grimpe sur une grille en fer forgé ; le rebord n'est pas grand, mais en se tenant bien, on passe par-dessus les badauds, au même niveau que les enfants sur les épaules de leurs parents et les selfie sticks qui, brandis en l'air, ressemblent à des perches de prise de son (on verra d'ailleurs passer un périscope !). Sortant un brassard de sa poche intérieure, un flic en civil nous demande de descendre ; ils sont tellement reconnaissables avec leurs costumes noirs qu'on se dit qu'il sera facile d'échapper à leur vigilance. Et bingo, une fois le Président passé, on peut remonter. Mais on ne le fait pas tout de suite : les régiments stockés devant nous n'avancent pas ; les plumes volètent et les casques s'inclinent pendant que les têtes en dessous échangent quelques mots.

Il y en a aussi qui ne défilent pas, mais déambulent en uniforme sur le trottoir. Je n'ai jamais été très sensible au prestige de l'uniforme (sans doute vaccinée par un beau-père dans la marine militaire), mais force est de constater qu'il y a du beau mec. Palpatine saisit ses jumelles à chaque soupçon de chignon-Famas, trouvant là le paradigme d'un fantasme exercé au rabais le reste de l'année par les ouvreuses et hôtesses de l'air. Soit dit en passant, il serait urgent que les femmes militaires fassent un stage à l'Opéra, parce que les crottes qui leur servent de chignon m'ont passablement traumatisée. Je compte sur mon amie O., pilote d'hélicoptère dans l'armée, pour leur donner une formation en interne. Mais elle avait déjà fort à faire, je me souviens, pour transmettre à ses camarades la synchronisation requise par une marche au pas - les alignements, voilà encore une chose que corps d'armée et corps de ballet ont en commun.

On retrouve d'ailleurs dans l'attente du défilé le même mécanisme que lorsqu'on espère des places de dernière minute : l'attente s'exacerbe d'elle-même et, d'y investir du temps, on se prend à désirer grandement ce qu'on n'était venu chercher qu'en passant. Je ne suis pas certaine que l'on aurait autant profité du défilé si l'on n'avait pas été si inconfortablement accroché à notre grille, développant au passage une certaine solidarité avec avec notre jolie voisine (elle a défendu ma place auprès d'un jeune touriste ayant pensé qu'il pouvait se glisser là alors que nous attendions depuis près d'une heure). 

Avant et après les hommes : les machines. Autant les blindés m'ennuient (je me suis éclipsée à ce moment-là pour aller prendre mon cours de danse), autant les avions me font invariablement sautiller sur place en agitant des mini-bras repliés contre moi. Déception, cependant : ils ne passent qu'une seule fois. La répétition des jours précédents, où ils surgissent et ressurgissent à l'improviste, est au final bien plus excitante. Là ! là ! On guette les rafales1 comme à Tadoussac les jets de baleine et les réactions sur Twitter permettraient presque de les géolocaliser. On ne s'arrête qu'après avoir couru une énième fois à la fenêtre... pour n'y trouver qu'un véhicule un peu trop bruyant (souvenirs des débuts où l'on se rue sur son téléphone après qu'une mobylette a fait vibrer le meuble sur lequel on l'avait posé).

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Le soir, feu d'artifice à la télévision. Malgré les moyens déployés et les fusées qui serpentent autour de la Tour Eiffel, je m'ennuie. Il y a quelque chose d'affreusement kitsch2 à masquer le bruit des explosions sous la musique d'un sons-et-lumières. Qu'on le veuille ou non, le plaisir du feu d'artifice est intimement mêlé à l'effroi des détonations. Il n'y a qu'à voir les chiens apeurés et les jeunes enfants terrifiés pour s'en persuader : ceux qui ne savent pas que ces bruits de guerre résonnent dans la quiétude d'un état de paix ne peuvent pas s'extasier devant ces menaces de mort parties en paillettes et fumées.


1
Ou autre avion de chasse. Un rafale, pour moi, c'est comme le sopalin : un générique.
2 Voir aussi cet article sur la disneylandisation du 14 juillet.

19 juillet 2015

Le prince somnambule

Le Prince de Hombourg, adaptation par Marco Bellocchio de la pièce éponyme d'Heinrich von Kleist, a la structure d'une tragédie classique : le prince, désobéissant au plan de bataille du Grand Électeur lui fait remporter la victoire ; vainqueur mais insubordonné, il est envoyé devant la cour martiale, qui, pour faire un exemple, le condamne à mort. Ajoutez à cela que le prince de Hombourg est chéri du Grand Électeur, qui est son oncle, et de Natasha, la fille de celui-ci et la fiancée de celui-là : vous obtenez un parfait dilemme entre l'amour de la vie et de la loi.

Seulement voilà, le dramaturge n'est pas Corneille ni même Racine, c'est Henrich von Kleist, qui rend son personnage somnambule. La pièce prend de suite une tout autre allure : la tragédie s'abolit dans un onirisme qui fait apparaître toute l'étrangeté d'un dilemme trop bien balancé. On ne plonge pas dans la psyché des personnages pour assister au combat rationnel du cœur et de l'esprit, mais dans leurs entrailles où s'agitent des désirs d'autant plus puissants qu'ils s'enracinent dans l'inconscient.

La beauté de l'absurde surgit au sein de la guerre. Je n'ai jamais compris la guerre rangée, la guerre avec un code d'honneur. La guerre totale, la guerre vicieuse, oui, comme pur affrontement de force. Mais la force subordonnée à des règles partagées par le camp adverse dans le moment même où l'on souhaite le vaincre, non : pourquoi, à ce moment-là, ne pas décider de la victoire sur une partie d'échecs, par exemple ? Ou, s'il faut que le sang coule, pourquoi ne pas désigner le meilleur combattant pour un duel symbolique ? Cette incompréhension, c'est la fascination et l'effroi de voir l'Électeur continuer à trotter paisiblement sur le champ de bataille alors que le cavalier juste à côté de lui est fauché par un boulet de canon. C'est l'amour de l'ordre jusqu'au milieu du désordre, l'amour de la loi comme si elle seule pouvait nous garder de la déliquescence.

Même condamné par la loi, le prince y souscrit – à tel point qu'aux arrêts, la veille de son exécution, le garde le laisse librement circuler pour qu'il aille demander grâce au château. L'honneur n'a même pas besoin d'être invoqué : pas un seul instant il ne songe à fuir, même ravagé par la peur de mourir. Dura lex sed lex. Face aux suppliques de Natasha pour épargner le prince, l'Électeur a cette étrange réplique : « Vois-tu, si j'étais un tyran, tes paroles, je le sens bien, auraient déjà fait fondre mon cœur. » Le tyran : celui qui dispose d'un pouvoir absolu après l'avoir illégitimement pris. Dans le moment même où l'Électeur fait profession d'humilité et admet qu'il n'est pas semblable à un dieu tout-puissant, qu'il est homme, en somme, il perd une humanité qui rejaillit paradoxalement sur la figure même de l'autorité inhumaine. On croit rêver. Peut-être parce que la société que crée la loi est elle-même un rêve, l'illusion d'un organisme qui serait rationnel quand bien même composé d'hommes raisonnables, pas toujours raisonnés (toujours pleins de désirs, en revanche).

Ignorant l'homme, non humaine, la loi fait de celui qui l'applique aveuglement un être inhumain et de celui qui se propose de la subir un fou. Lorsque l'Électeur propose au prince d'annuler lui-même la sentence, en soutenant avoir subi une injustice, le prince se raffermit et, non seulement il accepte la sentence de mort, mais il la réclame, la défend contre la pétition de l'armée qui demande sa grâce. Le prince embrasse la loi comme si elle allait le régénérer, le rendre rationnel, digne de la société, peu importe qu'elle doive pour cela tuer l'homme raisonnable seulement, parce que désirant (vivre). Natasha embrasse de même cette pulsion de mort, s'exaltant, lorsque le prince refuse tout arrangement : elle l'aime ainsi et ne pourrait s'empêcher de crier de joie de le voir avec cette superbe, fusse criblé de balles – érotisme assumé.

Le film s'achève comme il a commencé : par une crise de somnambulisme. Renouant avec le sens du destin, la grâce finale, qui arrive au moment où le prince a cessé de la considérer comme un dû, se fond dans le rêve de gloire initial : la cour débarque dans un chatoiement de lumières dorées et argentées – à moins que ce ne soit la mort qui accueille ainsi le prince, célébrant avec lui les noces qui l'unissent à Natasha dans la pièce. L'ambiguïté du film est plus belle encore, comme un appel à ne pas cesser de rêver, à continuer de s'émerveiller encore des bizarreries humaines.

Mit Palpatine

18 juillet 2015

Une belle fin

C'est la première fois, je crois, que je trouve la traduction d'un titre meilleure que l'original : A still life dépeint parfaitement les gestes lents et minutieux de John May, dont le curieux métier consiste à retrouver la famille des personnes mortes dans la solitude ; mais Une belle fin dit beaucoup mieux la beauté de l'humain.

Tout comme les personnes à l'enterrement desquelles il assiste seul, après avoir pris soin de choisir une musique et composé une oraison funèbre de quelques phrases à partir des indices glanés dans l'appartement de la personne décédée, John May vit seul. Il vit seul signifiant : il travaille seul dans son bureau bien rangé, puis dîne seul après avoir mis la table et démoulé une sempiternelle boîte de thon, qu'il étale sur un toast (il faut voir son sourire lorsque, pour sa dernière enquête, il rend visite à un vieux loup de mer en maison de retraite et que, soulevant le sopalin pour manger ce que le vieil homme lui a préparé, il découvre la même boîte de thon, accompagnée du même toast).

Alors que ses gestes précautionneux et consciencieux à l'excès devraient nous donner envie de le secouer, on n'a qu'une envie : faire un câlin à cet homme, que seul son immense sens de l'humain empêche de déchoir comme le dernier quidam dont il tente de retrouver sa trace (un voisin qu'il ne connaissait pas, préfiguration de sa propre mort) – le dernier, parce que, pas assez efficace, pas assez rentable, on lui a sans ménagement notifié son licenciement. John May ôte sa ceinture et déplace sa chaise de bureau sous la fenêtre : on pense que c'est la fin ; mais non, il tentait seulement de reproduire un geste de protestation qu'on lui a rapporté, d'un homme qui se serait suspendu par les dents dans le hall de son entreprise. John May a un sens trop aigu de la dignité humaine pour penser à se suicider, pour s'autoriser même à souffrir de la solitude. Seul à en crever, son isolement ne génère pas chez lui de rancoeur. Il ne demande rien aux autres, ne se plaint pas, tente même d'être heureux à sa manière, et c'est alors que sa solitude est sur le point de prendre fin, alors qu'il vient d'acheter deux mugs affreux pour lui et la jeune femme qu'il a rencontrée, qu'il se fait renverser par un bus rouge....

Là où Kafka aurait cultivé l'absurdité grinçante, Uberto Pasolini pratique un humour d'une tendresse propre à désamorcer le rire, redoublant de cruauté, et à le transformer en sourire ému. La tristesse insondable qui émane du film (ou des yeux bleus d'Eddie Marsan, c'est tout un) n'a d'égale que la beauté morale de son personnage, célébrée dans la scène finale où l'on voit affluer autour de sa propre tombe le fantôme de tous ceux qu'il a enterrés et qui l'ont empêché de sombrer dans l'isolement. Une belle fin, à peine ironique, comme un beau sourire triste.

Mit Palpatine