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23 décembre 2012

Une Coppélia-Cendrillon-Pinocchio

Victor Ullate ? Un nom. Coppélia ? Un peu trop de pantomime. Les deux ensemble ? Un sympathique ballet revisité par Eduardo Lao et surtout la découverte d'une compagnie espagnole qui donne des idées sur la destination des prochaines vacances.
 

Tout un corps de ballet d'automates avec un décor vaguement nucléaire, que j'ai découvert sur Internet, angle mort oblige.

Le ballet modernisé, la poupée mécanique devient un androïde dans un laboratoire d'intelligence artificielle. Concrètement, cela veut dire que la production à la chaîne l'entoure d'un mini corps de ballet qui remplace avantageusement les troupes folkloriques et surtout, surtout, que des danseurs déguisés en mécaniciens sont là pour la maintenance – des androïdes (clin d'oeil à The Concert ?) comme de l'attention des spectatrices (je suis toute déboulonnée, viens me resserrer la vis).
 

Ne dirait-on pas un aviateur ?

Coppélius, bien que toujours porté sur la boisson, a lui aussi bénéficié du lifting général : débarrassé de ses rhumatismes, il peut entrer dans la danse. Mais vieux ou savant, il est toujours flou – et floué. Pas de Swanilda ici pour prendre la place de sa poupée chérie, mais trois péronnelles qui n'hésitent pas à enfiler le costume des droïdes pour attirer l'attention de Franz-mécanicien. Affublé de turbans roses et de balais violets, leur trio ressemble aux deux sœurs de Cendrillon (à laquelle elles auraient emprunté la serpillère) : drôle lorsqu'il ne frôle pas le vulgaire. Les chamailleries outrancières, qui font d'abord sourire, finissent par lasser ; leurs gesticulations ne font pas le poids face aux mouvements de la poupée bionique.
 

Les trois péronnelles, dans la position préférée du chorégraphe.
 

 

La gestuelle de l'automate a été très travaillée, par les danseurs (les oscillations qui font suite aux à-coups sont dignes de mimes professionnels) et par le chorégraphe (la pantomime ne vient plus limiter la danse, elle y est intégrée). Une jambe pliée l'est dans une attitude à la seconde, et les mains en l'air, bras cassés, n'empêchent pas les tours suivis. Ne parlons pas du tour arabesque par quart avec la tête totalement fixe... L'amplitude des mouvements fait davantage penser au ressort des automates de Casse-Noisette qu'aux petits pas mesurés de Coppélia. Il faut dire que la fougue n'est heureusement plus considérée comme un attribut barbare et que notre époque n'exige plus des femmes une retenue insensée. Élargir ainsi la palette de l'automate marque la distance parcourue depuis lors mais fait du même coup ressortir la parenté entre cette femme-objet et la danseuse que son partenaire manipule en pas de deux : est-ce pour cela que toutes les Coppélia, à l'exception de quelques instants, sont rarement drôles ? parce que la caricature doit être forcée pour être perçue comme telle ? Je propose un Coppélia masculin pour tester cette hypothèse – quoi ? moi aussi, je veux un homme-objet ! Quoique cela puisse traduire sur le plan social, libérer la poupée de la pantomime est une excellente nouvelle chorégraphique. Est-ce alors pour faire danser plus encore Coppélia qu'Eduardo Lao choisit de la transformer en être humain après l'avoir libérée de la pantomime ?
 


La substitution traditionnelle de la poupée par une jeune femme, qui constitue le cœur de l'intrigue dans la version originale, se déroule ici à la marge. Une fois la plaisanterie récupérée par les trois donzelles, Coppélia laisse la place à Pinocchio : une bonne fée Carabosse se charge de rendre l'androïde humaine. Son intervention est aussi improbable que son costume : latex noir façon méchante reine de Blanche-Neige, pointes assorties, couronne-aigrette et traîne emplumée façon oiseau de feu (après tout, Coppélius joue avec), le tout soulevé dans les airs avec une grande cape de reine de la nuit.
 


Le second acte entérine la rupture avec la Coppélia traditionnelle mais pas avec la tradition du ballet classique, qui veut que le dernier acte soit un pur divertissement. Mieux que le mariage (il est difficile de se procurer les papiers d'identité d'une androïde et, de toutes façons, on ne se marie plus au bout de cinq minutes – sauf éventuellement ivre à Las Vegas), mieux que le mariage, donc : le dîner au restaurant. Même s'il n'y a pas de cloche d'argent, le service est de qualité ; des petits chapeaux de groom bondissent entre les plats. Le brouhaha d'une salle de restaurant, émaillé par le cliquetis des couverts, entrecoupe la musique de Delibes et dispense d'installer d'encombrantes tables.
 

Le prince, reconnu à sa première arabesque. Retenez-le à la frontière.

La salle prend ainsi rapidement des allures de bal, sans la deadline de minuit : la danse de la soliste, mime extraordinaire, perd de son intérêt à mesure qu'elle devient plus lyrique, mais c'est l'occasion d'apprécier l'ensemble de la compagnie. On y trouve des danseuses (une gigantesque liane en robe orangée) et des danseurs (empêchez-les de partir !) formidables.
 


5 secondes

J'avais presque réussi à élire mon préféré lorsqu'a surgi un référentiel bondissant affublé d'un costume fluo vert-jaune-rose du plus mauvais goût – à côté, les manches en sucre d'orge fondu de Franz sont aussi magnifiques que l'ensemble des autres costumes, fort réussis. Aucune idée de ce que vient faire là ce bouffon moderne sponsorisé par Stabilo, mais sa détente, sa vivacité et sa souplesse (et ses équilibres de cinq bonnes secondes en grand développé à la seconde, soyons honnêtes) ont enlevé la fin du ballet. Réussir à être sexy avec une casquette à paillettes roses sur la tête, imaginez un peu... J'ai donc quatorze ans lorsque je croise son regard aux saluts et qu'il me rend mon petit hochement de tête enthousiaste. Quand est-ce qu'on va à Madrid ?
 

Je suis faible, je sais.


Photos d'Alberto Rodrigalvarez, Jesus Vallinas et Nathalie Vu Dinh.
Lire aussi le compte-rendu de Terpsichore a Barcelona : je ne suis pas la seule à avoir pensé à Cendrillon et Pinocchio. 

22 décembre 2012

Ballett am Rhein

Photo de Gert Weigelt
 

Les abonnés du théâtre de la Ville à fréquenter assidument l’Opéra n’étant pas très nombreux, le programme du Ballet am Rhein ne pouvait récolter que des critiques mitigées : Forellenquintett affiche une joie de vivre qui a dû suffoquer les spectateurs du théâtre de la Ville, habitués à une certaine austérité, tandis que les balletomanes, enthousiasmées à la perspective de découvrir cette troupe néoclassique, ont été plombées par le côté sombre et tortueux de Neither. Descendant presque aussi souvent à Châtelet qu’à Opéra, j’ai non seulement été très amusée de ce choc des cultures chorégraphiques, mais j’ai apprécié l’intégralité du spectacle. Avec une légère préférence pour la première pièce, tout de même – je veux croire que c’est parce que mon tempérament est davantage perméable à la fantaisie qu’à la dépression, même si c’est seulement parce que j’ai découvert Giselle bien avant Jan Fabre.

 

Forellenquintettfantaisie schubertienne et Libertines pour lutins, bouches rondes et poète saoul

Des rectangles très allongés strient la toile de fond comme des octets de passage – couleur bois : voilà pour la forêt. De drôles de bêtes s'y croisent, rencontres improbables entre un mignon morpion qui saute sur le dos de son partenaire, un lutin en académique vert, à aigrette rousse, qui lutine joyeusement et une nymphe trimballée par un satyre improvisé qui lui tire des mimiques impayables – bouche ronde muette comme une truite. Eau boueuse oblige, on enfile les bottes pointes au pied tandis qu'une paire en or descend des cintres, trophée comique pour pêche miraculeuse – soit un bonhomme imbibé que récupère sa partenaire outrée. Un poète, nous dit le programme : il fallait s'en douter lorsqu'il a claironné au maître de ces lieux « Un verre de Bordeaux ». Tout un poème, que les habitants de la forêt suivent à la lettre, tenue devant eux comme une carte aux trésors mystérieuse. Rien à déchiffrer, c'est l'esprit farceur qui anime amourettes et bizarreries, ne laissant pas une seconde de répit aux danseurs. Quoique un peu en avance sur la musique dans les premières minutes, ceux-ci sont comme des truites dans l'eau : pointes cassées, mouvement repris sur jambe pliée, portés de patinage artistique, vitesse des entrepas... ils échappent au regard qui tente de les immobiliser et le temps nous file entre les doigts.

Pour essayer de les attraper, jetez votre filet à 0'58.

 

Ni une ni deux, Neither

Photo de Gert Weigelt

Après les académiques bigarrés (et même pas moches – un exploit) de Forellenqunitett, place à des pantalons et tuniques fluides bleus et blancs. La clarté des tenues, en opposition directe avec la noirceur de la pièce, transforme les danseurs en une foule d'âmes errant dans un espace confiné – patients-fous-amants-fantômes – tous enfermés en eux-mêmes. Mouvements de mains comme si l'on essayait de se débarrasser de quelque chose de collant : Neither exprime pour moi cette humeur pégueuse où l'on ne peut se résoudre ni à une chose ni à son contraire, où l'absence de choix nous plonge dans la même angoisse que l'une et l'autre option, et nous laisse dans l'incapacité de faire un choix – ce qui prolonge d'autant plus notre désarroi.

Il n'y en a pas moins de la beauté, ne serait-ce que dans les corps étonnamment divers des danseurs : de toutes les nuances de blanc et de noir, des fesses charnues, des cuisses musclées, des visages mûrs, d'hommes et de femmes à la personnalité bien trempée. J'ai du mal à m'empêcher de chercher ceux qui me fascinent le plus, au détriment parfois de la chorégraphie. Mais cela fait tellement de bien, de voir des danseurs dont le caractère semble avoir au moins autant façonné les corps que le travail. Rien que pour cela, il faudrait inviter davantage les compagnies allemandes. On aurait enfin l'occasion d'apprécier cette danse néoclassique que l'on ne connaît que par vidéos, et encore bien mal. J'avais bien entendu parler d'Uwe Scholz, par exemple, mais jamais de Martin Schläpfer...  

Vu avec Palpatine, mais allez donc aussi lire Pink Lady, qui m'a bien fait rire.

16 décembre 2012

Je n'ai pas de titre mais je kiffe Forsythe

In the middle, somewhat elevated : une paire de cerises dorées, éclat métallique que je n'avais jamais vu sur les vidéos. Dessous : my piece of cake. Des pas précis, arrêtés nets, enchaînés à toute vitesse, brusquement relâchés sur un accès de nonchalance et aussitôt repris sous un angle improbable, hanche en avant ou attitude décalée. Avec leur justaucorps bleu canard et les collants noirs qui dessinent un slip plus foncé par-dessus, les danseuses s'attaquent à des équilibres qu'il ne s'agit pas de retenir mais de repousser, pour les désaxer et étirer toujours davantage le déséquilibre. Les suspensions et les arrêts brusques n'entravent jamais la vitesse de l'ensemble, lui donnent au contraire un relief saisissant. Les déhanchés n'en sont que plus sensuels, tout comme les torses ondulants, répercussions brèves et intenses des coups portés par les jambes. Dès que le mouvement menace de s'alanguir, il est contrecarré par un geste rapide qui entraîne le corps dans une nouvelle direction. Il n'y a pas plus sexy que cet oxymore dansé, aussi extrême dans sa force que dans sa suavité. A ce point, la virtuosité devient insolente : on vous défie de ne pas être séduit. Je ne résiste pas deux secondes : ce mélange d'autorité et d'indifférence me fait toujours de l'effet. Sans compter que les a-coups de la musique nous précipitent dans la bataille : on se baisse d'un épaulement pour éviter une jambe, on contracte les abdos pour retarder un déséquilibre et on donne un coup de tête pour arrêter un tour. Explosion, chuintement et claquement assourdissant, la puissance de suggestion du train n'a jamais été aussi violente que dans ces éclats sonores, triturés électroniquement au même rythme que les corps des danseurs.

Ces derniers s'éclatent. Côté garçons, je renie sans scrupule Audric Bezard pour Axel Ibot, qui déménage. Le style convient particulièrement bien à Laurène Lévy dont l'immense buste amplifie le mouvement et ses secousses à merveille. Il ne convient en revanche pas du tout aux danseuses que j'ai pu voir dans une seconde distribution : les petits modèles mettent à profit leur centre de gravité plus bas pour foncer comme des bolides et camper des équilibres inébranlables ; c'est techniquement irréprochable mais on perd tout ce qui fait la saveur de la chose, à savoir l'avant-goût du danger. Seule l'incertitude donne cette assurance désinvolte, si sexy, à ceux qui se risquent dans d'improbables déséquilibres. Terreur et pas de pitié pour le spectateur qui doit continuer de frémir après avoir sursauté au crash sonore de l'ouverture.

 

Le souvenir émerveillé que j'avais d'O Zlozony / o composite est resté un souvenir : Aurélie Dupont, alors stellaire, a comme perdu une partie de son aura et l'étoile, réduite à sa matière, est devenue dure comme la pierre. J'espère qu'elle ne nous couve pas une naine blanche... Entourée d'une part par Jérémie Bélingard, son compagnon à la ville, et Nicolas Leriche, son partenaire de scène, elle me donne l'impression de conclure un moment de sa vie de danseuse et d'interdire toute nostalgie au spectateur. L'émotion ne ressurgit que lorsque les deux hommes se retrouvent seuls en scène, allongés par terre, tournant lentement autour de leur axe – planètes foetales qui accomplissent paisiblement leur révolution, sous les chuchotements d'astres lointains comme le souvenir d'une berceuse.

Isabelle Ciaravola, comme en apesanteur, me fait retrouver en partie la sensation de sérénité et d'émerveillement que j'avais eue la première fois – même si Jérémie Bélingard, les pieds sur terre, ne semble toujours pas appartenir à la même galaxie que ses deux partenaires ; même si j'étais venue pour voir Muriel Zusperreguy, que j'imagine très bien dans ce rôle après sa Lune simple et sensuelle dans Caligula (si l'Opéra pouvait arrêter de changer les distributions à la dernière minute sans prévenir, ça serait sympa).

 

In the middle m'a enthousiasmé au possible ; Woundwork 1 m'a émue. Découverte préméditée dans un cas, totalement insoupçonné dans l'autre. La jupette rose, un brin étrange sur Isabelle Ciaravola (1re distribution) et Marie-Agnès Gillot (2nde distribution), dont les bustes sont un peu plus larges, mais parfaitement assortie par son asymétrie au chignon banane d'Eleonora Abbagnato est bien la seule chose qui ne soit pas totalement harmonieuse. Les deux couples, qui ne s'alignent qu'au tout début et à la toute fin, évoluent chacun à leur rythme, chacun avec leur grammaire, forgée dans l'intimité d'une relation que j'imagine nourrie par des années d'écoute et d'entente. C'est d'une grande beauté ; d'une grande tristesse, aussi. Comme si une telle maturité artistique ne pouvait être qu'éphémère. Je regrette soudain de penser qu'il seront la prochaine génération à devoir quitter la scène. Qu'on nomme Eleonora Abbagnato avant qu'elle ne s'éloigne à nouveau ! L'Opéra manque cruellement d'une blonde solaire dans ses constellations et elle est tellement belle en scène... Je n'ai pas réussi à détacher les yeux du couple qu'elle formait avec Nicolas Le Riche.

 

Deux visionnages n'ont pas été de trop pour apprécier tout le foisonnement de Pas./Parts : des pas en veux-tu en voilà et des morceaux qui enchaînent en laissant les danseurs finir au son d'une nouvelle musique les mouvements auxquels les avait entraînés la précédente – décalage qui rappelle le flottement d'une piste de danse lorsque le DJ passe d'une chanson à l'autre. Justaucorps bicolores en recto-verso, T-shirts fushia ou noirs à paillettes, la couleur se trouve aussi dans les éclairages, froids ou chauds selon que retentit une sirène de paquebot ou qu'est chuchoté, on a peine à y croire, un chachacha, bientôt confirmé par un rythme endiablé. Une grande fête pour terminer la soirée.

Anna Karénine et l'effet boule de neige

Où l'on comprendra peut-être pourquoi Monet fait subitement partie du paysage russe.

 

bouleneige

 

Des couleurs saturées, des scènes que l'on envoie valser sitôt commencées, avec des transitions hyper léchées, qui, par la seule force du rythme, font passer de la mécanique des trains à celle des ouvriers tamponnant du courrier : les premières minutes d'Anna Karénine surprennent. Puis l'on passe en coulisse, d'où sont tirés les décors et où des comédiens attendent leur tour comme les personnages attendent leur destin. Le réalisateur veut jouer ; fort bien, entrons dans la danse. La métaphore du monde comme théâtre est après tout fort commode pour glisser d'une scène à l'autre sans qu'il soit besoin à chaque fois de déployer les mêmes trésors d'inventivité qu'à l'ouverture. On accepte la concaténation des scènes comme la juxtaposition des chapitres ; c'est un moyen ingénieux de condenser le temps.

Seulement voilà, le temps est parfois incompressible lorsqu'il s'agit de développer un propos nuancé, de faire mûrir un personnage ou, tout simplement, de raconter une histoire. À mesure que la passion d'Anna pour Vronski se précise, le film ralentit et perd du même coup ce qui faisait sa force : les scènes s'allongent et l'artifice théâtral ne resurgit plus que de loin en loin, ressort désormais plus artificiel qu'ingénieux. On profite de ce que le train filmique est momentanément retenu pour maintenance, pour que Levine, ce personnage secondaire dont le manque de dramatisme est tout de même un peu embarrassant, fasse sa demande à Kitty, un ange visiblement sponsorisé par Ferrero Rocher. Le kitsch de cette scène ne sert qu'à une chose : établir clairement que Levine ne sera pas traité comme un contrepoint à l'histoire d'Anna Karénine mais qu'il servira de faire-valoir au personnage éponyme, dont il convient de souligner le drame flamboyant. Levine est donc un niais idéaliste – et l'on ne s’embarrassera pas de ce que l'idéalisme des intellectuels russes a ensuite donné lieu à une utopie très peu romantique.

Partant de là, tout l'équilibre et donc l'intérêt du roman est détruit : soit vous quittez la salle pour aller vous jeter sous un train-jouet (après avoir payé à Klari les royalties qui lui sont dues sur cette expression), soit vous abandonnez Tolstoï. Vous ne verrez pas Anna Karénine dans le film de Joe Wright, seulement Anna Karénine et sa légende, celle d'une femme que sa passion mène au suicide. Si vous acceptez qu'elle puisse devenir le personnage d'un comédie romantique par la fantaisie d'un réalisateur, vous passerez sans doute un bon moment, car le triangle amoureux (qui est normalement un quadrilatère où le fils a davantage d'importance que le père, mais ne nous arrêtons pas à si peu de choses) est un classique du genre, avec des scènes de bal, de tendresse, d'amour et de larmes.

 

La traditionnelle scène de bal, à la chorégraphie assez réussie, je dois dire (les entremêlements fort originaux des mains conviennent bien au badinage et à la parade amoureuse).
Vronsky danse ici avec Kitty, qui s'est montré un peu optimiste en confondant robe de bal et robe de mariage.
 

Il vous faudra quand même avaler qu'un militaire d'opérette (rendez-moi Vronski !) puisse être plus séduisant que Jude Law. Une telle aberration oblige à reconsidérer ce prince de Clèves russe : ne cherche-t-il qu'à préserver les apparences de la moralité ou est-il si amoureux de sa femme qu'il lui laisse prendre le plaisir qu'il est incapable de lui donner, pour peu qu'elle ne blesse pas de surcroît son amour-propre en public ? Voilà qu'une erreur de distribution fait ressurgir l'éternel dilemme de l'amour et de la passion, qu'on ne sait malheureusement représenter que sous la forme d'un mari barbant et d'un amant ardent (alors qu'il suffirait de rappeler à Karénine qu'il a été un pervers dans une vie antérieure pour qu'il réussisse avec Keira Kneightley ce qu'il a gâché avec Nathalie Portman).

 

La moustache blonde, vraiment, ça ne va pas être possible. Normalement, Vronski, ça fait vrrrrrrr dans le dos (voire ailleurs).

 

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Même (surtout ?) avec le regard sévère, on est carrément pour Karénine, non ?

 

La tragédie d'Anna Karénine et la question du comment vivre évacuées, il ne reste plus que le drame de savoir avec qui vivre. La société hypocrite et rétrograde pour qui le divorce est la pire des déchéances prend à son compte l'instabilité existentielle d'Anna. Tant que le couple d'amants se tient à distance de la bonne société, ils folâtrent gaiement sur leur petit coin de nappe blanche paradis. Mais c'est le drame lorsque Vronsky veut reprendre la place qu'on ne lui a jamais retirée (une liaison avec une femme mariée n'est pas considérée une mauvaise chose en soi : elle parachève la formation d'un jeune homme ; c'est la passion qui est mal vue, surtout lorsqu'elle conduit un militaire à refuser de l'avancement). Ce qui, dans le film, n'est qu'une affaire de jalousie est dans le roman bien plus essentiel. La comtesse bidule et sa ravissante fille ne sont qu'un prétexte ; les courses de chevaux et les réunions politiques déclenchent dans le roman les mêmes crises : Anna reproche à Vronski de ne pas être tout pour lui alors qu'elle lui a sacrifié son existence sociale. On a besoin du regard de l'autre pour vivre ; imaginez alors lorsque l'autre n'est plus l'abstraction sans cesse renouvelée d'autrui mais seulement l'amant, désormais responsable de vous maintenir en vie par son regard, et qui le détourne parce que ce fardeau l'empêche à son tour de vivre. La question de pour quoi vivre n'est pas entièrement résolue lorsqu'on a décidé de vivre pour quelqu'un – et alors, le pourquoi (vivre) peut à tout instant basculer dans le pourquoi pas (mourir). Mais le film coupera court à toutes ces questions en envoyant l'héroïne rejoindre son destin avant qu'elle ait pu nous les poser.

 

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Quand l'innoncence du sentiment remplace le mariage, c'est blanc tout pareil.

 

Reste encore à régler son cas à Levine, qui est décidément bien embarrassant avec son bonheur sans aspérité (pour le coup, Anna avait raison, en disant à Vronski qu'il a détruit le seul bonheur qu'elle aurait jamais – même si, le plaisir abolissant un instant le temps, elle se contredit deux minutes plus tard dans un gémissement). Levine, Levine... qu'en faire alors qu'on n'a pas pris le temps de le faire évoluer vers la sagesse qui est la sienne ? On lui colle vite fait une épiphanie façon galettes des rois en soldes ; la naissance de son enfant fera l'affaire. Joe Wright ne va tout de même pas s'appesantir sur raisons et sentiments alors qu'il a déjà réalisé Orgueil et préjugés. Et la nature ? On l'avait oubliée, celle-là. Fort ennuyeux, fort ennuyeux. Mettons-là dans le théâtre désaffecté. Voilà une belle image qui ferait presque sens quant à la nature humaine. Comme c'est un peu dangereux, tout de même, on va l'apprivoiser : voilà comment, à un cheveux près, Monet est intégré au potage russe. Impressionnés, hein ?

Très travaillé sur le plan esthétique, Anna Karénine est un beau film et une très mauvaise adaptation. Je saurai donc gré à Joe Wright, qui ne sait pas lire mais très bien réaliser, de foutre la paix aux classiques et d'assumer son penchant pour la comédie romantique. À moins qu'il ne s'amuse éternellement avec sa boule de Noël.  

 

Ma que... qu'est-ce que vous avez fait, pauvres fous ?