Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

17 novembre 2010

Hésitant Parzival

Lundi soir pluvieux, à Garnier.

Derrière un pilier, des chaussettes rouges s'enfoncent dans des chaussures noires avant de disparaître sous le pli du pantalon lorsque l'élégant spectateur se redresse et ramène ses deux pieds sur la même marche. Il ouvre un grand sac en plastique et ramasse, un degré plus bas : ses bottes en caoutchouc.

 


Parzival hésite entre de multiples filiations. On pourrait presque couvrir le ballet en énumérant les ressemblances qu'il évoque : la quête initiatique n'est pas sans rappeler Siddharta de Preljocaj, surtout quand surgissent des soldats casqués ; les bambous qui cernent le chez-soi de Parzival pourraient être ceux où fût élevée Kaguyahime (de Kylian) ; les oiseaux qui tournent autour ont de larges pantalons plumes comme dans le Swan Lake de Matthew Bourne ; les chevaliers ont effectivement l'allure des jardiniers du Parc de Preljocaj, et les représentant de l'humanité qui dansent dans des cercles de lumière projetés au sol m'ont rappelé le Marteau sans maître de Béjart.

Aucune impression de patchwork néanmoins, les scènes ne se succèdent pas de manière décousue à la Preljocaj dans Siddharta ; la cohérence est réelle quoique affreusement complexe. Cela m'aurait grandement aidé d'avoir le petit papier des distributions, j'aurais appris que les deux actes correspondaient respectivement à des « épisodes » et des « échos » de l'histoire narrée par Chrétien de Troyes et Wolfram von Eschenbach. N'ayant lu ni l'un ni l'autre, je me suis raccrochée à l'argument tel qu'il a été rapporté par le petit rat : autant l'histoire de la première partie était lisible, une fois grillé que le simili-prêtre était le roi pêcheur, autant j'ai nagé dans la seconde, faisant à Palpatine le signe nez bouché, main qui ondule, de celle qui est en train de se noyer dans sa baignoire au dernier étage de l'opéra.
Si un ballet narratif ne se suffit pas forcément à lui-même avec la même immédiateté qu'un ballet sans argument, on devrait s'y retrouver dès lors qu'on a la trame de l'histoire en tête. Certes, la danse est toujours belle mais il est très frustrant de ne pas saisir le déroulement de l'histoire lorsque le ballet est se présente comme tel. Ni la dissolution de l'intrigue en échos, qui expliquent pourquoi je ne comprenais rien à l'agencement des événements et avais l'impression que le ballet piétinait. Même si, maintenant que je l'ai comprise, l'idée de la partition épisodes/échos me paraît ingénieuse en ce qu'elle permet de ne pas être l'esclave d'une linéarité contraignante, elle n'en présente pas moins des limites, notamment celle de bâtir le ballet sur une cadence mineure : la tension dramatique disparaît avec la première partie et les échos s'affaiblissent de plus en plus au point qu'on n'entend pas toujours leur sens (alors qu'en résonnant, ils devraient donner plus d'ampleur à la pièce). J'insiste sur le fait que c'est un problème de construction, non du principe d'évocation qui aurait une valeur moindre que le principe épique. Il suffit pour s'en convaincre de penser à
Proust ou les intermittences du cœur, que Roland Petit a composé avec des évocations disparates, non chronologiques mais thématiques, disposées en deux actes selon qu'elles ressortaient des paradis ou des enfers proustiens – dichotomie un peu manichéenne qui passe cependant mieux que la coupure récit/réflexion qui donne à la seconde partie un caractère abstrait – parfois à la limite du conceptuel (l'association d'idée qui s'est faite en moi avec le Marteau sans maître en est l'indice) - sans pour autant que le ballet se soit entièrement dégagé de l'argument.

 

Mais trêve de chicaneries, revenons ou plutôt venons-en à la première partie et au plaisir de voir racontées des histoires. Parzival est un enfant que sa mère a coupé du monde pour l'élever dans l'ignorance de l'univers chevaleresque qui a coûté la vie à son père. On voit cependant qu'autour de l'îlot central (quelle bonne idée de ne pas disparaître dans les coins invisibles depuis nos hauteurs olympiennes) et de ses bambous-barreaux, la vie grouille, que ce soit sous la forme de soldats qui rampent par terre ou d'oiseaux qui bondissent férocement (noirs, on penche pour des corbeaux ou des vautours noirs – des augures ?) ou soulèvent leur partenaire en portés majestueux, très planés. Même si d'où nous sommes, les sauts sont un peu aplatis, l'effet n'en est pas moins superbe, tout comme les danseuses dans leurs tuniques à col officier et dos nu ; le dos fait toute la puissance du mouvement, vraiment. Les Sylphides, Le Lac des cygnes, La Mort du cygne... volatiles et danse font décidément bon ménage.

Puis surviennent des chevaliers power-rangers, aux combishorts doré, cuivré, et bleu métallique et aux protections en plastique. Ce pourrait être totalement ridicule, mais je ne répugnerais pas à être la dame du cuivré, alors je ne suis pas très objective. D'ailleurs, ils séduisent aussi Parzival qui va finir par les suivre après avoir ôté sa robe d'enfant. Même si la confusion des genres est un peu dérangeante, la robe a le mérite de 'dés-éroticiser' les duos avec la mère, rôle interprété par une magnifique danseuse dans la fleur de l'âge.


Photobucket

Le pas de deux qui suit le départ du fils, entre la mère qui se meurt de chagrin et le souvenir du père, est un de mes moments préférés. Le problème avec les fantômes, en danse, c'est qu'il sont très incarnés ; Neumeier évacue la difficulté en présentant le père de dos, position qu'il retrouve à de nombreuses reprise, et en réduisant au minimum les contacts visuels avec son épouse veuve. La scène où, érigé très raide au centre d'un groupe de soldats, il se balance dans la fumée (fumée des coups de feu ? brume mystérieuse ?) est très réussie, digne d'un revenant. La trouvaille scénographique et chorégraphique majeure de ce pas de deux reste quand même le grand pan de tissu qui part de la robe de la mère (habillée d'un académique en-dessous), et qui devient draperie d'une toge de vestale, linceul dans lequel cacher son visage ou drap duquel recouvrir la présence fantomatique du mari. Enroulé dans ce tissu, le couple est à la fois étroitement lié et finement séparé ; on dirait les amants de Magritte, étranges Orphée et Eurydice qui auraient échangé leur rôle. La scène finit comme elle avait commencé : la mère seule, couchée, le visage masqué et les jambes repliées contre la poitrine, les pieds flex et en dedans qui se tordent et se raidissent, la font se replier sur elle-même (exactement la position du chevalier rouge lorsqu'il son cadavre reparaît dans la seconde partie).

Parzival lui, commence son initiation à trottinette et enchaîne les bourdes. Après avoir tué le chevalier rouge pour le dépioter de son armure en tissu de la même couleur qu'il revêt par-dessus son combishort de corps d'enfant (rayé, qui rappelle vaguement la serpillère du Père Noël est une ordure), il fait encore quelques rencontres au fil desquelles il abandonne peu à peu ses habits et sa niaiserie puérils ; Alexandre Riabko donne à sentir cette évolution, sa danse gagne en fermeté. Il n'a cependant pas atteint un degré de maturité suffisant pour reconnaître le Graal lorsqu'il se présente ; à sa décharge, il faut préciser qu'il prenait l'aspect d'une chemise pleine de sueur... (B#4 objecterait que c'est tout de même la chemise d'Otto Bubenicek). A posteriori, l'identité du roi-pêcheur était évidente, apparu sur un promontoire triangulaire qui figurait une falaise stylisée et donc une certaine élévation ; les cérémonies bizarres étaient en réalité les repas des convives, tous sous le coup du même sortilège que leur hôte ainsi que peut le suggérer leur chute lorsqu'ils se succèdent sous le bras du roi, tendu à la seconde, comme une épée qui les décapiterait à leur passage. Parzival n'est pas le seul à être passé à côté du Graal.

 

Photobucket

De la seconde partie, qui voit réapparaître à peu près tous les rôles principaux (de nouveaux sont également ajoutés : quelqu'un pourrait-il m'expliquer qui donc était le jeune homme en blanc qui distribue l'amour du prochain sur demi-pointes, en équilibre attitude (parallèle) ? Et pendant qu'on y est, les danseuses gantées de rouge en alu et or, leur meneuse rousse ?), je garderai surtout les trois gouttes de sang (coïncidence poétique, je venais de faire le commentaire de l'incipit de Midnight's Children, de Salman Rushide, où l'on retrouve ces trois gouttes évocatrices de Blanche-Neige dans une citation du Coran), trois danseuses avec des robes de velours rouge et des cônes blanc sur la tête (le chapeau pointu turlututu de clown triste est un attribut maternel) qui évoluent sur trois laies de revêtement blanc (qui ne le restent pas longtemps) déroulées sur toute la profondeur de la scène, comme un podium. L'une des gouttes de sang sort un rouge à lèvres pour en barbouiller les mains de Parzival à la conscience souillée maintenant qu'il en a une, mains qu'il essuiera en partie sur le dos du roi-pêcheur, dont je comprends enfin pourquoi il avait l'air dans sa gestuelle de beaucoup souffrir.

Autre beau moment : celui où les femmes, rejointes ensuite par les hommes, de l' « humanité » évoluent dans des cercles de lumière, qui ne cessent de s'éteindre et de se rallumer, en même temps que la musique, au gré des hésitations et des errances toujours recommencées. La position de sprinteuse des danseuses (quatrième parallèle fendue, genoux pliés, buste penché et bras à l'image des jambes, poings fermés), au lieu d'être le point de départ de leur élan, devient la figure figée d'une poterie grecque. Bras parallèles tendus vers le sol et contraint dans une oscillation minime : le temps ne passe pas, sauf pour se répéter et répéter les crimes, le sang versé que les gouttes viennent symboliser.
Histoire d'enfoncer le symbole dans la plaie, Parzival revient habillé en général, désespéré des batailles menées, d'autant plus misérables qu'elles ont été gagnées (ainsi, apprends-je en lisant le résumé de l'histoire, le chevalier rouge, nu sur scène – à l'exception d'un string cache-sexe qui ne devait pas lui tenir très chaud dans la neige certes artificielle qui tombait des cintres- était un parent). Les oiseaux reviennent sur cette scène dévastée, avec une conversion de couleur pour le moins paradoxale : alors que les oiseaux de malheur (noirs) intervenaient dans un contexte relativement idyllique, le no man's land final est survolé par des oiseaux blanc, alors même que la pureté est ravalée au rang de pure chimère. Peut-être tout simplement le rouge ressort-il mieux sur le blanc (les chapeaux, le praticable, les oiseaux), et le sang sur la neige. Le responsable de tant de douleurs les a infligées en toute innocence : l'ignorance n'a rien vraiment rien d'innocent. Voilà le rêve de la mère massacré ; loin de le protéger de la violence qui a coûté la vie du père, elle a laissé son fils la perpétuer à son tour. L'aurait-elle mieux armé contre ce monde qu'il y aurait fait moins de mal. Le rouge et le blanc (et des bleus à l'humanité, selon la couleur des costumes ; ne reste plus que le dérisoire mais touchant bouquet de fleur offert à la jeune fille qui ne sourit jamais).

13 novembre 2010

Monoprix monotone


[Une affiche écrémée, ça peut aussi être laid.
(Quand "on prévoit des nuages de lait", je n'y peux rien, ça me rend soupe au lait) ]

Les publicitaires sont parfois platoniciens : le bon, le bien et le beau, c'est tout un. Ils ne vantent plus un aliment pour ses qualités gustatives (il est bon) ni même pour ses qualités nutritionnelles (il est bon... « pour la santé »), mais pour son esthétisme. Je ne dis pas que la grande cuisine ne puisse être artistiquement présentée1, il suffit de regarder de beaux livres de cuisine pour s'en convaincre, mais Monoprix ne fraye pas franchement avec la gastronomie et fait le beau par stratégie d'évitement.

 


[Petit rappel au passage d'une campagne précédente, "Non au quotidien quotidien"]

On peut ainsi vous vendre de la bouffe bien grasse en faisant croire que le vrai problème n'est pas la junk food mais le junk design – après tout, on finira par les acheter, ces cheeseburgers ou assimilés, alors autant ne pas culpabiliser la clientèle et faire du prosélytisme pour le micro-ondes (qui, comme chacun sait, est, avec Picard, une divinité – oui, c'est une religion polythéiste), tout en se réclamant du même laisser-aller que l'acheteur : « Chez Monoprix on est parfois à l'Ouest! » Ils le sont tellement qu'ils n'ont pas remarqué que leur design serait plutôt de l'Est. Comme on n'a pas d'Ostalgiques en France, on joue la carte du rétro bobo, faisant appel à la vieille épicerie fine pour devenir une épicerie chic (et plus chère donc, pas de choc). C'est la seule stratégie que j'arrive à imaginer qui justifie cette campagne de pub dans laquelle il n'y a décidément pas beaucoup d'Idée.


[L'argument "beau" cette fois-ci sans jeu de mot.
Cela ira mieux une fois que le sachet aura infusé et qu'ils auront pu le presser contre leur yeux pour les faire dégonfler.]


Palpatine, à qui je demande de me prendre l'affiche en photo : « Je ne vois pas ce que tu lui trouves, à cette pub ; c'est plutôt nul » – Justement. Nul et efficace. Un pack de lait n'est pas beau, ouvrez les yeux, pas plus qu'une boîte de thé ; on ne cherche effectivement pas à nous faire avaler ça : c'est une marque qu'on nous vend, pas un produit – qui disparaît d'ailleurs (le passage du contenu au contenant est presque obligatoire pour les boissons, mais aucune photo de tomates à prix cassé, Monop' n'est pas Carrouf') au profit de son emballage, uniformisé (vous en voyez beaucoup, vous, des briques de thé comme il y en a de jus de fruit ?). Seules les couleurs rappellent vaguement la nature du produit : blanc et bleu pour le lait ; bleu et rouge pour le thé (respectivement les couleurs traditionnelles de l'Earl Grey et de l'English Breakfast) ; jaune et violet pour le cheeseburger (jaune pour le gras, violet pour ce qui n'est pas comestible – hormis l'aubergine... quoique pas de l'avis général) ; vert et rouge pour les tomates.

cx

[ Rationnement typographique pour faire la guerre au quotidien.]

 

Cette dernière affiche est peut-être la plus réussie, à cause de sa « petite phrase » de sa lisibilité (rayures horizontales, dans le prolongement de l'affiche de gauche),   de son clin d’œil aux conserves de Warhol, tout à fait dans le bouillon de culture du bobo moyen, et de son jeu de mot délicieusement pourri – on ne leur enverra pas de tomates pour autant, car ce serait leur avoir déjà donné raison.

1J'ai appris avec Masterchef qu'on parle de dressage et je m'imagine bien, le cheveu désordonné, ordonner à un soufflé de se lever, le fouet à la main.

12 novembre 2010

Les corps cunéiformes de Cunningham

[Théâtre de la Ville, vendredi 5 novembre, avec Palpatine]


[Pond Way, photo de Carol Prati]

Tous les danseurs sont sur scène, en vêtements amples, de voilages blancs, et font des dégagés ou des ronds de jambes. Mais là où un Forsythe impose un même épaulement qui fait de suite naître la puissance du groupe dans Artifact suite, Cunningham dispose ses danseurs en tous sens et brouille leur agencement par d'incessants changements de direction : cela grouille, comme les remous provoqués par des bestioles à la surface d'un étang. Par la suite, la danse ne cesse de se ré-agencer en groupes dont la disposition semble plus ou moins aléatoire (l'éparpillement est un effet difficile à atteindre si l'on veut éviter le fouillis sans pour autant faire apparaître une structure ; il y a tout une science du bordel organisé).

Pond way, grâce à son titre évocateur, fait apparaître des gerris (sauts bras et jambes écartés, comme l'espèce de cousin d'eau) et surtout des grenouilles plus vraies que nature, qu'on a l'impression d'entendre coasser tant elles bondissent bien en tous sens (quelques pas d'élans avec les bras sur le côté, comme sur les accoudoirs d'un fauteuil, qui se rétractent progressivement, jusqu'au saut proprement dit, à la réception duquel ils sont ramenés vers l'avant par-dessus tête). Ce doit être l'éclate, d'autant que, contrairement au classique, le temps n'est pas en l'air, on peut s'écraser joyeusement à l'atterrissage. Car l'espèce de saut de chat avec retirés simultanés des deux jambes existe bien en classique, cela s'appelait même un saut de grenouille pour moi mais le dictionnaire de la danse ne valide pas le terme (alors qu'il définit un « saut de bison » - ce serait l'image du milieu, si j'ai bien compris la description).

Tout ce petit monde grouille sur une bande son plutôt vague et clapotis (j'allais ajouter sifflements aussi, mais ça, c'était le nez de mon voisin, à qui j'ai demandé de se moucher avant la deuxième pièce ; manque de chance, le sifflement était indépendant de l'obstruction supposée de la narine ; heureusement, cela s'est moins entendu avec le piano). L'amusement se termine abruptement, après des diagonales de saut de biche ou assimilés, scène vide, juste le temps d'apercevoir sur la toile de fond un petit bonhomme en barque, que je n'avais pas remarqué – rideau.

 

A voir l'homme en académique jaune, plus tout jeune, évoluer au ralenti dans une douche sur une musique aussi minimale que l'éclairage, je me demande si Second hand ne désignerait pas la danse d'un interprète un peu usé. Mais le programme, chopé à la fin du spectacle en haut d'une armoire, m'apprend que c'est tout simplement à cause d'une « cheap imitation » de Satie, que John Cage a composée pour cause de droits d'auteur trop importants ; pour la peine, le piano et le saxophone sont flanqués d'un synthétiseur.


[Second Hand, photo de Linda Spillers ; des corps tous en coudes et genoux]

Le titre ne donne donc aucune clé d'entrée dans l’œuvre et à voir tous les petits bâtons de couleur qui ont rejoint l'homme-canari (dans cette compagnie, on porte l'académique sans peur et sans reproche), j'ai vite l'impression de voir bouger des idéogrammes. Autant il est amusant d'imaginer retrouver des pingouins dans Beach birds ou des grenouilles dans Pond Way, autant sans pierre de rosette pour stimuler l'imagination, on ne déchiffre pas grand-chose. Les corps deviennent alors des symboles cunéiformes indéchiffrables et les traits en eux-mêmes, pour variées que soient leurs combinaisons, présentent un aspect un peu monotone. Attitude sous toutes ses formes (quatrième devant, derrière, seconde), arches sur demi-pointes, triplettes et pliés... certes, les variations sont infinies mais elles provoquent la lassitude de l'indéfini. Les poses successives créent du mouvement mais pas toujours de la danse ; les danseurs ont beau évoluer en groupes, je me rends compte, lorsque cela arrive enfin, que c'est le contact entre eux qui fait défaut. Ce sont les liens qui se nouent qui nous interrogent, les relations protéiformes qui peuvent naître et se transformer sous nos yeux.


[Second Hand, photo d'Anna Finke]

Il y a quelques beaux moments lorsque des couples de forment où l'homme rattrape la femme dans toutes sortes de cambrés répétés. Mais la plupart du temps, je suis d'accord avec un commentaire entendu à l'entracte : c'est désincarné. Ce qui pose tout de même un léger problème lorsqu'il s'agit de danse, c'est-à-dire d'expression des corps. Visages fermés, mouvements arrêtés, détournés de l'autre : non seulement il n'y a pas d' « âme » mais son absence est telle que le corps n'en est plus qu'à peine un, pris dans la mécanique du mouvement, à la limite de la machine. La neutralité des interprète était voulue par Cunningham ; j'avais lu avec intérêt le numéro de Danser qui lui a été consacré à sa mort, et trouvé stimulant l'utilisation du hasard comme le refus du sentimentalisme. Mais c'est une chose de débarrasser le mouvement de tout lyrisme pour le faire valoir en lui-même, c'en est une autre de le le séparer du geste et des interprétations qu'il peut susciter. La technique classique revue par Balanchine qui l'a coupée des arguments au service de laquelle on la mettait, ne contraint pas ma propension à l'interprétation. Au contraire, elle est stimulante et l'abstraction des ballets n'a rien d'aride. Tout se passe comme si le génie de Cunningham tenait à la légende, non pas tant à la sienne qu'à celle qu'il donne à ses pièces. En son absence, l’œuvre est moins abstraite que conceptuelle, et il vaut mieux qu'elle soit justifiée par un discours qui lui était extérieur pour être appréciée. Je crois que c'est fondamentalement ce qui me gêne chez Cunningham et explique pourquoi j'apprécie davantage des pièces entourées d'indices interprétatifs.

 

 

Dans Antic meet (belles photos à aller voir ), ils sont incorporés à la pièce elle-même. Sans qu'on puisse trouver un sens à l'ensemble, des saynètes se suivent, chacune avec un trait d'humour lié à une bizarrerie qui lui est spécifique et réside souvent dans le costume. On trouve ainsi un homme-chaise, qui offre en pas de deux une assise confortable à la jeune fille apparue par une porte (sans mur, comme dans un tableau de Magritte) ; des danseurs avec haut à cerceau (un peu comme les tutus de The vertiginous Thrill of exactitude mais en miniature) ; des jeunes filles en tablier ou en boule-robe à fanfreluches, qui semblent habillées avec les rideaux de leur tante (j'avais lu « Auntie meet » et avait décidé que tout se passait dans une maison familiale du sud des États-Unis) ; ou encore un cambrioleur-lutin coincé dans un pull multi-manches (ce qui est angoissant dans la nouvelle « N'accusez personne » de Cortázar est ici du plus haut comique). Les costumes sont revêtus par-dessus des académiques noirs et les danseurs-note animent ainsi la partition avec des dissonances humoristiques – un amoureux éploré de repartir la tête dans son pot de fleur.

C'est grinçant mais comme j'entends derrière moi, « au moins, ça a du sens » : le partitif est preuve que le spectateur n'attend pas une pièce à thèse ou à argument avec un sens bien déterminé, simplement une danse qui puisse mettre leur esprit en mouvement et s'amuser avec des sens possibles, à défaut que les leurs aient été émus.

 

[Second Hand, third time, Anna Finke]

Contente d'avoir découvert ce chorégraphe, je me contenterai justement de ce que j'ai vu, sans éviter ses œuvres mais sans chercher non plus à assister à des soirées qui lui soient entièrement consacrées.

 

11:58 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, tdv

11 novembre 2010

Arvo Pärt et autres silhouettes

[jeudi 4 novembre]

Une création d'Arvo Pärt – j'avais même fait une sieste pour être parfaitement réceptive et apprécier pleinement. Arvo Pärt, pour moi, c'est d'abord la musique d'une chorégraphie travaillée au conservatoire pour une variation d'interprétation. Ce qui n'arrive presque jamais, nous nous y référions par le nom du compositeur plutôt que par celui du chorégraphe, peu connu par ailleurs, nous l'avions re-piquée sur un enregistrement du prix de Lausanne. Au milieu de la variation, il y avait un passage vide de tout pas, un regard pour seul mouvement, qui se devait d'aller au fond de la salle et des choses, cependant que le poids du corps ne faisait que passer d'une jambe sur l'autre. La caméra se focalisait sur le visage de la fille, un visage-paysage, sur lequel j'ai par la suite superposé la plaine enneigée qui figurait en couverture d'une anthologie de musique estonienne que le pianiste m'avait ramenée (une autre année, qui a donné une « composition personnelle » sur une musique d'Erik-Sven Tüür). Une plaine enneigée où la brume voilait un seul arbre – le silence. Puis la gorge nouée en entendant à nouveau les premières mesures de Tabula rasa (c'en était le titre) à Bastille où deux solistes du NYCB se produisaient dans After the rain, de Christopher Wheeldon. Le plus beau pas de deux que j'ai jamais vu, le plus émouvant. Et enfin le CD que j'ai trouvé chez Palpatine et aussitôt copié, avec un hommage à Benjamin Britten (que je n'ai découvert qu'ensuite, avec Billy Budd – il paraît qu'une fois encore, j'ai fait les choses à l'envers), une musique qui s'égrène dans le silence, ponctuée de cloches lointaines, du moins qui me paraissent telles lorsque j'écoute la musique dans mon lit, dans le noir, dans cette phase où notre acuité s'exerce avec une grande liberté, juste avant le sommeil, le lecteur MP3 à puissance minimale, pour tendre l'oreille à l'attention (comme une corde, on vibre mieux alors). Arvo Pärt est donc un nom qui, seul, suffit à me mettre en alerte, prête à accueillir ces sons étranges et envoûtants.

Silhouette n'est pas aussi émouvant que j'aurais pu m'y attendre mais cette création courte (sept minutes sont si vite passées) n'en est pas moins fascinante – toujours ces sons étalés dans le silence, qui s'en détachent étrangement. De percussions assourdies émergent des notes très étirées. Toujours avec mon image de plaine enneigée, j'imagine des échos aigus, cristallins, qui se répercutent dans une grotte de glace pleine de stalactites. Mais les pizzicatos me font sortir du cliché nordique ; je me rappelle le titre de l’œuvre et subitement le son qui s'élance prend un tout autre sens. Silhouette, hommage à Gustave Eiffel : c'est la Tour dans son entier, une première mesure de sa grandeur, avant de commencer l'ascension, de grimper les poutrelles à coups d'archet, l'une après l'autre, en croisillons – jeu de composition et de construction. Ce qui en émerge n'est pas le monument marron terne mais l'architecture illuminée qu'on découvre furtivement depuis le métro aérien en venant à Pleyel, et que des gamins ne regardaient même pas, trop occupés à se disputer un journal en papier ; mais l'objet d'émerveillement un peu simplet qu'elle devient à heure fixe lorsqu'elle se met à frétiller- métamorphose de minuit toutes les heures piles. Dans cette évocation note à note, où la Tour s'élève pièce à pièce, je retrouve le même imaginaire que dans la nouvelle de Dino Buzzati. Le monument touristique, habituellement réduit à une babiole en plastique, est restauré dans sa structure architecturale monumentale, justement. Aucune lourdeur néanmoins : l'évocation esquisse en tintinnabulant la silhouette métallique de l'édifice. Cet hommage à Eiffel est une jolie façon de célébrer l'arrivée de Paavo Järvi à la tête de l'Orchestre de Paris.

Le compositeur en personne vient saluer. Ce vieux monsieur au crâne rond, à la barbe grisaillant, au regard humble et doux, et aux manières effacées me fait l'effet d'une apparition : un tailleur ou un sculpteur de sons, un grand-père sorti d'une forêt ancestrale qu'il habiterait autant qu'elle l'habiterait, de son folklore, de son silence et de ses murmures.

Une fois les applaudissements calmés, la soirée si bien inaugurée se poursuit avec le Concerto pour piano en la mineur d'Edvard Grieg. D'où nous sommes, nous ne voyons pas le clavier, mais quand bien même Elisabeth Leonskaja enfoncerait les touches moitié avec moitié moins de violence que les coups de tête qu'elle donne vers l'avant (et qui font tressauter sa mise en pli), sa frappe n'en ressemblerait pas moins à un martèlement. Pourtant, même si l'usage des pédales confine parfois au coup de pied, l'interprétation ne souffre pas de cette énergie quelque peu bourrine (le piano, je ne sais pas trop), d'autant que la pianiste est capable de nuance dans les moments plus calmes. La vigueur de son jeu sert la puissance de l’œuvre, rendue directe par des notes claires et distinctes. En résumé, c'est l'éclate. On attrape un morceau de douceur en bis ; je me demande pourquoi j'ai la sensation d'assister à un concert archétypal lorsque je me rends compte que la lumière a été baissée et la poursuite, braquée sur le piano qui tient un encombrant bouquet dans sa gueule ouverte.

Après l'entracte, tout le monde s'extasie sur la deuxième symphonie de Sibelius. J'assiste au déchaînement grandiose de puissances de la nature sans que cela ne m'émeuve ni ne m'enthousiasme grandement ; je suis déjà repue de ma soirée.