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13 octobre 2009

Oust ! Du ballet !

 

 

 

Le bas de l’affiche

 

Le gros plan sur les jambes des flocons de Casse-noisette, qui constitue l’affiche d’un nouveau documentaire au titre ô combien original de La Danse, n’était pas pour me rassurer sur le potentiel niaiseux du film. Ajoutez à cela une police peu sage– mais qui tire plus sur l’art déco que sur l’anglaise kitsch de la collection de DVD de danse, qui sort en kiosque (après, quand il s’agit d’avoir les Joyaux dans une distribution de rêve pour 12€, on passe rapidement sur le mauvais goût du maquettiste)- j’avais quelques craintes.

Peut-être aurais-je dû être davantage sensible à la composition, les tutus devenant graphiques en créant une zone blanche symétrique à celle où figure le titre. Peut-être cette affiche est-elle plus simplement destinée à faire venir les fétichistes des tutus-diadèmes-pointes, sans pour autant perdre le balletomane pur et dur qui viendra quand même, quelle que soit l’affiche, l’occasion étant trop rare pour être snobée. Mais…, bredouillez-vous, cela signifierait-il que l’amateur de tutus-diadèmes-pointes ne serait pas venu autrement ? J’en ai bien peur. Pour tous ceux qui n’appartiennent pas à cette catégorie, réjouissez-vous : ne vous fiez pas à l’affiche, c’est un attrape-nunuche.

 

Un anti-âge heureux

 

Dès les premières images, le ton est donné : passé un plan général du palais Garnier (on y échappe difficilement), on nous plonge dans les caves du lieu, avec ses couloirs gris et glauques, pleins de tuyaux et de repères tracés à coup de fin de pots de peinture, puis au niveau des machineries (ou de stockage de bobines et autres lourds accessoires non identifiés). Pas d’envolées lyriques sur les toits de l’opéra : tout au plus nous montrera-t-on, avec des images type documentaire animalier sur Arte, la récolte du miel qui y est cultivé. Pas le temps d’entrer dans les alvéoles, la ruche bourdonne en tous sens, de la musique sort de tous les studios, et celle qui s’attarde pour répéter quelques enchaînements de Médée se retrouve enveloppée de bribes de Casse-noisette.

Pourtant, la caméra ne croise personne dans les couloirs, glisse sur les escaliers ne grouillant pas d’élèves comme avant un défilé, et s’attarde sur les bancs vides qui meublaient les vestiaires des petits rats de l’Age heureux.

Les habitués de documentaire de danse souriront peut-être également devant la séquence un peu longue sur la cantine de l’opéra : il y a certes du brocolis, mais avec de la semoule et de la sauce, et sans pomme. Pas de fixette sur le menu diététique pour le rester (menue).

Vous l’aurez compris, le documentaire prend le contrepied de l’imaginaire de la ballerine, et c’est se montrer à la pointe que de repartir du bon pied. Pas d’overdose de pointes, pendant qu’il en est question : hormis Casse-noisette et Paquita, qui sont surtout là pour nous donner à voir le travail du corps de ballet, on fait dans le contemporain, en mettant l’accent sur l’élaboration de l’interprétation qu’il requiert pour les solistes.

 

 

L’anti-glamour est poussé jusque dans le classique pur : la sueur n’y est pas luisante. Le traditionnel travelling qui remonte en gros plan des pointes au plateau du tutu prend un tout autre sens lorsqu’il suit les jambes de Pujol (je ne suis plus bien sûre) en répétition : pointes destroy, collants blanc au-dessus de la cheville, sudette qui coupe le mollet et, cherry on top, le short-culotte rose sous le tutu blanc de répétition. C’est ce qui s’appelle en tenir une couche.

 

[Bon, on n'échappe pas au quart de seconde David Hamilton...]

 

 

La voie du sans voix

 

On peut trouver que le documentaire met du temps à démarrer, mais force est de capituler : on attendra en vain une voix off. La caméra filme comme un œil omniscient derrière lequel s’efface le caméraman muet (au contraire de Nils Tavernier qui posait des questions tous azimuts) et que l’on oublierait presque si le montage ne rappelait pas la subjectivité d’une présence. Pas d’enième compte du nombre de danseurs dans la maison, du parcours du quadrille jusqu’à l’étoile, des plaintes sur la fatigue physique compensées par des yeux brillants ouvrant sur des soupirs d’enthousiasme. Mais pas d’indication non plus : on ne sait pas qui danse, ni quoi, qui fait répéter, quel nom porte ce chorégraphe…

Les seules « explications » que l’on obtienne, c’est par le truchement de Brigitte Lefèvre. Mais là encore, il faut souligner qu’elle apparaît d’abord au téléphone et qu’elle ne s’adresse pas plus à la caméra par la suite. Elle est prise dans son rôle de directrice de la danse, qui se doit de recevoir les partenaires (l’organisation de la réception des mécènes américains lors de la venue du NYCB vaut son pesant de cacahuètes – « et que peut-on prévoir plus particulièrement pour les « bienfaiteurs » ? Ce sont les plus de 25 000 dollars. »), les chorégraphes (je ne sais pas qui c’était, mais il ne comprenait visiblement pas la différence de statut entre les étoiles et le corps de ballet) et les danseurs (crise de fou rire devant la piquante danseuse –who ?- qui vient refuser le pas de trois de Paquita, parce qu’elle est déjà bien trop distribuée et que bon, elle n’a plus vingt-cinq ans).

Frederick Wiseman ne prend pas la parole, mais il ne la donne pas non plus : on évite les approximations de danseurs qui ne sont pas rompus à la parole et on les laisse s’exprimer de la manière qui leur convient le mieux : par le geste (dansant ou pas, selon qu’il s’inscrit dans la chorégraphie ou dans l’attitude lors d’une répétition). Alors que souvent dans les documentaires la caméra glisse d’une salle à l’autre et prend la fuite sitôt la variation finie, Frederick Wiseman prend le temps (et en 2h40, vous avez le temps d’avoir mal aux fesses – à ce propos, Palpatine, ton titre était déjà pris : « C'est long mais c'est beau. Rien n'est aussi délicat à filmer que la danse, et Wiseman le fait somptueusement. » Anne Bavelier, au Figaroscope) de filmer les tâtonnements et même l’épuisement (Marie-Agnès Gillot allongée/terrassée après un long duo).

En habituant les danseurs à sa présence discrète (Frederick Wiseman a tourné pendant douze semaines), et en ne les délogeant pas de leur mode d’expression qui leur est propre, la caméra évite la pose. Grâce à ce témoin peu indiscret, on a le droit à de savoureux dialogues. Le premier à avoir fait rire la salle est le désaccord sur la descente par la demi-pointe entre Ghislaine Thesmar et Lacotte (les noms grâce à Amélie).

Mais j’ai de loin préféré les commentaires lors de la répétition sur scène de Paquita. La caméra ne quitte pas la scène, mais, exactement comme si l’on était installé dans l’obscurité de la salle, on entend deux voix (dont une doit appartenir à Laurent Hilaire) qui commentent tout. Et c’est croustillant. On sent le maître de ballet généreux et énergique, mais dont l’enthousiasme, sous l’effet de la fatigue, commence à dégénérer en un état second joyeusement hystérique. Tout haut : « non, les garçons, non, les deux lignes, écartez-vous, vous voyez bien qu’il n’a pas la place de passer ! non, mais…. Pff. On recommence… (un temps)… il va bien falloir que ça la fasse, de toute façon. ». Un temps. Tout bas, dans un soupir : « putain… ». Puis viennent les commentaires réjouis sur Mathilde Froustey : « -Mais c’est quoi ce short rose ? – Elle est arrivée en retard. –Oh… » ; sur un garçon : « facile pour lui, c’est presque indécent » ; et deux filles : « Ah ! Celles-ci, c’est formidable, elles l’ont fait tellement de fois, qu’on les branche ensemble, et hop, ça marche ».

 

Variations pour un balletomaniaque

 

En l’absence d’indications, ce documentaire est un terrain de jeu rêvé pour le balletomane qui, interloqué un quart de seconde d’entendre « Ton pied, Létice ! », s’écrit aussitôt en son fort intérieur : « Laetitia Pujol ! » ; le degré de balletomaniaquerie étant inversement proportionnel au grade du corps de ballet. Aux nombreux points d’interrogation qui me restent, j’en déduis que je suis bien loin de la névrose. Après la devinette de l’identité grâce à la façon de danser, au visage et éventuellement au prénom prononcé par le répétiteur ou le chorégraphe, les tics de ces derniers constituent une nouvelle source d’amusement. La plupart du temps en anglais (avec ou non accent russe ou autre), les indications sont doublées de broderies musicales très variées « ta da dam, di da dam, pa da dam, ta da daaaaam » (les voyelles ainsi étirées signifient « bordel, sur le temps, l’accent ! en mesure les filles ! »), « la la na na na la laaaa na la na naaa » « bim bim bim didididim » et plus contemporain « chtiiiiiii yaak, chti papapapapam, chti chtouu dou chti tchi tchiii ya ».

Les choix des solistes filmés seront toujours discutés. Pour ma part, ça donnerait quelque chose comme ça : Marie-Agnès Gillot crève l’écran, thanks a lot ; clairement pas assez de Leriche et Dupont, c’est une honte ; plus de Pech, de Romoli et de Dorothée Gilbert n’aurait pas nuit ; trop de Cozette, et légèrement trop de Pujol (pas intrinsèquement, plutôt par rapport à ceux qu’il n’y a pas) ; j’aurais bien aimé voir Myriam Ould-Braham en répétition ; où sont donc passés Karl Paquette, Delphine Moussin et Eleonora Abbagnatto ?

 

 

Côté chorégraphes, il va falloir que je découvre Sasha Waltz (si c’est bien sa version de Roméo et Juliette que danse Dupont sur la scène inclinée), et les extraits de Genus (si ce sont bien les justaucorps bleus avec des espèces de colonnes vertébrales blanches dessus) m’ont donné une furieuse envie d’aller voir du Wayne McGregor (au programme cette année).

 

 

 

Hors des coulisses, le travail

 

Le frisson du hors-scène n’est pas le seul ni même le principal ressort de ce documentaire : les coulisses sont bien moins le champ d’investigation de Frederick Wiseman que le studio, et si l’on y parle beaucoup, ce film demeure étrangement muet. Quoique… muet comme une danse, parlant à sa manière, par ses angles de plan, son montage, son mutisme même. Il parvient à renverser la tendance du spectateur à envisager le « hors-scène » d’après le spectacle auquel il assiste, vers la perspective du danseur dont le quotidien culmine dans la représentation (sommet, mais finalement assez ponctuel dans le cheminement journalier). Il montre que le travail de la danse n’est pas seulement un résultat (au sens où un élève rendrait ses travaux pour que son professeur les corrige), mais d’abord un entraînement de longue haleine (on dit bien que le bois d’une charpente travaille) et aussi un emploi (Garnier pour bureau).

 

Frederick Wiseman : « Tous les gestes des danseurs sont du travail, de l'entraînement dès l'âge de 6 ou 7 ans, pour manipuler le corps et arriver à ces choses si belles. Et puis, lorsqu'ils sont plus âgés, ils ont souvent des maladies très liées à leur carrière. Dans un certain sens, c'est une lutte contre la mort, parce que c'est quelque chose de très artificiel. Et on sait que ça ne dure pas, parce que le spectacle est transitoire, mais également le corps. Et c'est un privilège de regarder les gens qui se sont consacrés à cette vie, et ne peuvent pas gagner cette bataille contre l'usure et la mort, ou alors pour très peu de temps. Cela m'intéresse beaucoup : la danse est si évanescente... »

 

Le travail comme emploi

Les séquences sur les petites mains qui brodent les costumes, la directrice de la danse qui gère l’administratif en relation avec les danseurs, ou encore les hommes de ménage qui passent dans les loges avec un aspirateur sur le dos ne sont donc pas inutiles en ce qu’elles permettent de replacer les danseurs dans un contexte qui n’est pas seulement artistique. Il ne s’agit pas de démystifier quoi que ce soit, mais de réinscrire les danseurs dans « la grande maison » (au sens très littéral : on voit des ouvriers replâtrer les fissures ou passer un coup de peinture sur les murs) et, plus largement encore, dans la société actuelle : ils sont salariés, et la question des retraites se posent pour aux aussi –d’autant plus qu’ils partent à 43 ans- ; j’ai été bêtement surprise lorsque Angelin Perljocaj explique que la main de Médée, qui passe sur le cou du Jason est à mi-chemin entre la caresse et la coupure, « vous savez, comme ces personnages dans Matrix qui ont des trucs au bout des mains… ils voudraient aimer mais ne peuvent pas ». Et Romoli de renchérir « Edward aux mains d’argent, quoi. » Ils continuent d’exister hors scène et hors opéra, mais rien à faire, le hors-contexte fait toujours un drôle d’effet.

Le film montre la danse comme un emploi, l’Opéra comme une administration. Dès lors, que les prises extérieures de Garnier et Bastille ne soient pas esthétisées, mais pleines de bruit, de pluie et de circulation, les intègre d’autant plus au parti pris du documentaire qui ne trace qu’une ligne des feux de la rampe à ceux de la circulation. Ne circulez pas, y’a à voir !

 

Le travail comme modelage du matériau qu’est le corps

Une respiration essoufflée vaut mieux qu’un long discours, et le temps de filmer une répétition, celui de faire parler les intéressés. C’est la première fois qu’un documentaire me donne à sentir ce que pouvait entendre Aurélie Dupont lorsqu’elle disait qu’une étoile était très seule. Ce qu’on voit habituellement des répétitions (temps d’une variation, ou répétition plus longue, mais parmi les dernières, c’est-à-dire quand les étoiles sont réunies avec le corps de ballet) ne laissait pas imaginer le triangle maître de ballet-étoile-miroir, avec le premier qui finit par laisser le silence se refermer sur le face-à-face des deux derniers. La danseuse se retrouve happée par son image, ainsi que le suggère le plan sur la jonction de deux miroirs où le corps tronqué du danseur vient à disparaître après s’être abi/ymé. La personnalité des maîtres de ballet prend d’autant plus d’importance ; autant Clotilde Vayer semble de glace, autant Laurent Hilaire paraît à même de fendiller cette espèce de solitude.

A ce niveau, mis à part quelques corrections techniques, les indications ne sont plus que des conseils et, une fois, dispensés à l’étoile, celle-ci est seule en scène. C’est d’ailleurs là qu’on a confirmation de ce qu’Emilie Cozette est plus une bonne élève qu’une brillante étoile : il faut que Laurent Hilaire lui décrypte chaque geste de la chorégraphie de Médée, qu’elle peine visiblement à s’approprier…

Sur fonds de cette solitude, la fatigue des corps couverts de pelures diverses et avariées ressort bien plus que par un plan ciblant une douleur particulière. Le grand classique du pied plein d’ampoules fait grimacer, mais n’a rien de commun avec la fatigue générale d’un corps fourbu d’être tant sollicité.

 

 

Le travail comme résultat

Chronologie, même lâche, oblige, on va plus ou moins de la répétition au spectacle abouti, sur scène. Mais le documentaire est tel que plutôt que de garder en mémoire le travail qu’il y a « derrière », on continue à voir dans la représentation le travail toujours inachevé du corps qui cherche continuellement le mouvement. Wiseman a compris que le spectacle ne se laisse pas filmer comme tel, qu’il y a besoin de tourner autour et de zoomer tout comme l’œil suit tel ou tel détail au gré de ses caprices (condition sine qua non pour ne pas mourir d’ennui au bout de cinq minutes – même si l’on a parfois le désagrément de constater que l’on n’a pas du tout la sensibilité du cinéaste, et que l’on aimerait toujours que la caméra soit dans le champ de ce qu’elle exclut), d’où que ses échappées hors scène vers les tringles en pleine chorégraphie ne sont pas du tout gênantes. Il en résulte que le mouvement est pleinement rendu. Et l’on se dit qu’au final, un titre banal mais dépouillé n’est pas si mal choisi pour ce film brut – ce n’est pas une pépite, pas d’ « étoile » dans le titre- qui se place continuellement en retrait pour aller au fonds des choses. Apre ou pudique, presque rien.

 


12 octobre 2009

Les primitifs flamands et Cie au musée Jacquemart-André

On arrive les joues bien roses pour voir les Flamands, après avoir fait le pied de grue pendant plus d’une heure devant le musée Jacquemart-André qui expose (une partie de) la collection Brukenthal. Quelque chose dont j’étais curieuse sans pour autant y rien connaître. Je ne suis pas certaine d’avoir saisi le véritable principe d’organisation de l’exposition, alors plutôt qu’un compte-rendu pudding comme j’en fait depuis quelques temps, voici plutôt un assortiment hasardeux de quelques sablés à grignoter dans le parc Monceau, qu’on a rejoint en sortant, par la rue Rembrandt, coïncidence poétique. Voici ce qui peut passer par la tête d’une souris devant des tableaux et ne doit pas nécessairement être attribué aux tableaux (quand tu cognes ta tête contre une cruche et que ça sonne vide…)


Les paysages n’ont jamais été ma tasse de thé, je les trouvais très bien au rang d’ornements de portrait dont on nous apprend qu’ils se sont progressivement démarqués, jusqu’à devenir un genre autonome (j’ai comme un énorme doute sur la grammaticalité de ma phrase, mais une flemme plus énorme encore de trouver une tournure élégante et correcte).

 

 

[Paysage montagneux avec un moulin Jodocus De Momper]

 

La profondeur par la couleur… souvenez-vous en : terre à terre n’est pas gris mais marron, et pour idéaliser tout ce qui est dans le lointain (montagne eu loin, horizon de la mer, ciel, yeux d’un inconnu), c’est le bleu. Glacier, pour statufier tout mouvement et faire entrer votre sujet dans l’éternité.


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Fort heureusement, Bruegel a eu la bonne idée de peupler ses paysages de multiples scènes de genre miniature, et c’est beaucoup plus divertissant à regarder. Le massacre des innocents propose ainsi quelques variations sur les moyens de s’étriper. Le ciel est bien bleu, la neige blanche malgré le sang, c’est coloré, c’est si vif et joyeux que c’en est terrifiant. De loin, verriez-vous grande différence avec le Paysage à la trappe aux oiseaux de Pieter Brueghel le Jeune (ci-dessous)? (si quelqu’un pouvait m’expliquer pourquoi une trappe dans le titre… ça m’intrigue fort) Cette indifférence du paysage au massacre me rappelle Malraux et ses détails anodins (un vol de pigeons sur le square ensoleillé, un verre de vin…) qui paraissent presque obscènes au milieu des combats.

 

 

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Pas vraiment un sablé mais plutôt une galette de beurre : L'homme au chaperon bleu de Jan Van Eyck, aussi célèbre que petit. Palpat’ a eu une suprise semblable à celle que j’avais eu devant la Laitière de Rembrandt (qui fait à peine un format A4 if memory serves).

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[La visite chez le médecin du village de David II Teniers]


On retrouve vite ses vieux réflexes enchanteurs qui font voir un alchimiste à la place d’un médecin. Tant qu’on ne sait pas que ce dernier se livre à une analyse d’urine, on peut être fasciné par le reflet du verre de la fiole.

 

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La Sainte Famille de Jacob JORDAENS, ou la naissance du film d’horreur. Franchement, regardez-moi l’ombre démesurée de la main de la femme éclairée en contre-plongée par le cierge !

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[Trois femmes et un enfant : esquisse pour l'été et pour le bac de Jacob Jordeans]

[désol:ée pour l'affreux cadrage vert]

La juxtaposition des trois études me plaît bien. Les femmes ne sont évidemment pas proportionnées les unes aux autres, mais on s’élance volontiers dans cette espèce de rêverie. La main à gauche, qui plonge hors du cadre. Le chapeau retenu. Le téton qui semble posé sur le tissu. Puis je ne cesse d’être surprise de ce que le front jaune, la joue rose et le duvet de barbe blanche réussissent à faire le portrait d’une femme sans la transformer en père Noël alcoolique avec la jaunisse.

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[Nature morte d’apparat à la colonne de Joris Van Son]

Au milieu de natures mortes glauques de couronnes de fleurs au-dessus d’une sorte de stèle sculptée (mais c’est la dénonciation des vanités, voyons ! Ne cueillez donc pas le jour, il est si vite fané…), j’en ai trouvé une qui se plaisait un peu plus, avec son coquillage vide mais brillant (all that glitters… vide, vain), ses grains de raisins transparents et ses cerises déjà confites. J’ai été un peu déçue de voir que le coup du reflet n’était pas particulier à la chouette nature morte que j’avais remarquée en Italie (mais celui de la galerie des offices était mieux, quand même). C’est curieux tout de même : la nature morte fait tout son possible pour ne pas mériter son nom. Si l’on s’y arrête un peu, chaque élément semble s’efforcer de prendre vie depuis son bout d’éternité entoilée. On y trouve même des éléments vivants non périssables – bien que le papillon soit éphémère, je vous l’accorde. Le pauvre est d’ailleurs comme arrêté dans sa course, épinglé avant d’avoir fait son temps (l’excès de vitesse n’est pas toléré dans une still life). Au final, cette animation immobile, engluée, a quelque chose de glauque. On ira lire les explications symboliques sur le site de l’expo.

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Dans la salle des peintures italiennes de la collection permanente, on a pas mal médit des Christ-crevettes (le poisson, encore, c’est réglementaire, mais la crevette…) - petites sirènes pour l’adaptation Walt Disney. Le pauvre nouveau-né devait être très mal emmailloté dans ses bandelettes : le martyr commence tôt. Les représentations de Jésus encore dans les bras de la vierge Marie lui font souvent une tête austère, adulte, tout à fait angoissante sur un corps de bébé – d’où qu’un tableau de l’expo, dont je n’ai pas retrouvé pas le titre mais seulement un détail, était surprenant : Jésus y avait une tête de bébé, et le couple mère-enfant avait l’air si serein qu’on ne se serait pas douté qu’il s’agissait d’une peinture religieuse si elle n’avait été classé dans la salle du même nom.

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Des collections permanentes, je grappillerai le Portrait de la comtesse Skavronsky par Vigée Le Brun. Je ne sais pas si c’est d’avoir vu le Genou de Claire ou si l’analyse du Verrou de Fragonard par Daniel Arasse a laissé quelque trace dans ma cervelle de poisson rouge, mais les genoux de la comtesse me semblent bien plus indécents que sa poitrine qui semble n’en être que la réduction.

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Surtout, je suis restée en suspends devant ce tableau de Rembrandt. La silhouette noire du premier plan est tout à fait fascinante : le personnage qu’elle occulte provoque visiblement une vive impression sur le personnage du milieu, le seul éclairé ; impression d’autant plus frappante pour le spectateur que nous ne savons rien de la silhouette noire qui se dérobe, et semble disparaître dans l’obscurité ambiante du tableau, une fissure dans le premier plan éclairé. Comme mon inculture religieuse n’a d’égale que mon inculture musicale et cinématographique, je ne me doutais bien évidemment pas qu’il s’agissait d’une scène religieuse, à Emmaüs, où des pèlerins reconnaissent le Christ après qu’il ait ressuscité (ça, c’est du rebondissement à faire pâlir les scénaristes de Hollywood). Parce qu’il vaut parfois mieux se taire et laisser parler ceux qui ont quelque chose de pertinent à dire, je vous conseille d’aller chausser quelques instants les lunettes rouges d’un amateur d’art.

* **

Parce que des âneries ne traversent pas forcément l’esprit de tout le monde durant une expo et que les miennes sont fort peu pertinentes d’un point de vue esthétique, voici le site de l’exposition, fort bien fait, avec ses petites notices sur les œuvres et la souris qui devient loupe lorsqu’on la passe sur les reproductions (faut croire que c’est le propre de la souris de grossir les détails). J’ai découvert qu’on pouvait télécharger la visite de l’expo sur mp3 : c’est pas délire ça ?

 

 

 

 

10 octobre 2009

Giselle 2/2

La distribution (des prix)

 

Commençons d’abord par les mauvais points pour ne pas finir sur une note sévère.

 

Un blâme est décerné à Myrtha. Quand j’ai vu le programme, j’ai regretté que les misérables nous aient collé Cozette. Maintenant qu’ils l’ont nommée étoile, il faut bien qu’ils la distribuent, de préférence là où elle ne fera pas trop de ravages. Le problème, justement, c’est que le rôle de Myrtha en exige. Palpat’ s’extasie d’incrédulité : « Mais elle n’a rien compris au film ! Elle n’a pas l’air de savoir qu’elle est censée être à la tête d’une armée de zombie. » Elle n’a pas un charisme démesuré (il n’est pas impossible d’y lire un understatement, si vous êtes très méchants), et les seules frayeurs qu’elle aurait pu nous inspirer auraient été techniques, mais force est de reconnaître qu’elle a été très rassurante de ce côté-là (vous voyez que je peux être une Myrtha aussi gentille que la sienne – j’ajouterais même dans un élan de bonté qu’elle a le visage sombre de l’emploi et le costume blanc). Rien de terrible (dans toutes les acceptions), elle est simplement transparente (idem). Au lieu de régenter son royaume d’un pied de fer dans un chausson de satin et d’organiser le bal des fantômes, elle paraît presque rassurée lorsqu’ils apparaissent : ils la protègent, on la verra moins. Rien à voir avec Delphine Moussin que j’avais vu dans ce rôle la première fois – maintenant, comme elle a vieilli, elle a le droit de jouer les jeunes premières.

 

Un avertissement est décerné au couple de paysans. Pourquoi pas un blâme ? L’étoile se doit de donner l’exemple ; c’est comme lorsque des frères et sœurs font des bêtises ensemble, c’est souvent l’aîné qui trinque (censément plus responsable que le petit frère ou la petite sœur, qui se prend néanmoins sa dose d’engueulade, d’où l’avertissement).

 

Un premier accessit est octroyé aux deux Wilis.

 

Un premier prix est décerné à Nicolas Paul, qui campe un Hilarion des plus expressifs.

 

Le premier prix à l’unanimité du jury (entre mimy et la souris, il y a un monde) revient à José Martinez. Pas besoin d’être bon prince pour reconnaître qu’il en a été un de formidable. Presque trop de classe pour être un goujat. Mais ne soyons pas plus royaliste que le roi, il a déjà sa botte de lys sous le bras (c’est ce qu’il arrive lorsqu’on a mal fait son marché de demoiselles et que le fruit a été gâté avant que d’avoir été mûr).

 

Une ovation est réservée à Aurélie Dupont. Prix d’excellence.

- Un discours, un discours !

La pauvre a perdu haleine, j’y suppléé.

 

 

 

 

Eloge funèbre d’une morte amoureuse

 

(Théophile était vraiment épris d’Eros et Thanatos).

 

 

Aurélie Dupont ne minaude pas : son personnage est une jeune fille, peut-être un peu naïve, voilà tout. Sa danse a la simplicité de la paysanne qu’elle incarne, sans aucune gangue de rudesse ni colifichet de midinette. Giselle aime danser, mais ne cherche pas à se montrer, aussi les arabesques de sa variation du premier acte savent-elles rester discrètes, et sa légèreté ne pas dégénérer en frivolité.

Elle ne cherche pas à faire d’effet et la pantomime s’en trouve d’autant mieux intégrée à la danse proprement dite. Il n’y a d’ailleurs qu’avec ses talents de comédienne que cette gestuelle codée ne me paraît pas artificiellement insérée entre les variations pour faire avancer l’intrigue. La première fois que nous l’avions vue dans la Dame au camélias, ma mère m’a dit qu’elle avait complètement oublié que c’était de la danse, on se serait cru au théâtre ; Aurélie Dupont réussit parfaitement à rendre une dimension dramatique à la danse « narrative ». Son jeu de scène est tel que la frontière entre chorégraphie et pantomime s’en trouve amoindrie : celle-ci de code devient geste (dansant), pendant que chaque pas de celle-là devient significatif.

Son sens de la nuance efface encore la netteté manichéenne d’une autre frontière, celle qu’il existe entre la raison et la folie. Je n’ai pas même vu de « scène » de la folie : plutôt un esprit fragile qui déraisonne, qui se défait sous nos yeux. Sa danse même s’effiloche, on retrouve un bout de glissade tantôt si insouciante, le souvenir d’un bras ondoyant, l’esquisse d’un rond de jambe, et dans tout cela, l’oubli de leur signification. Par sa trahison, Albrecht ôte tout sens à des gestes que Giselle pensait ne pouvoir être adressés qu’à elle et qui, dès lors qu’ils ne lui sont pas exclusivement destinés, deviennent purement formels – d’où le caractère machinal des reprises d’enchaînements. Elle se remémore les gestes passés et ne peut les reproduire jusqu’au bout tant ils lui sont devenus absurdes. La folie mentale dans laquelle elle glisse lentement (et pour cause, ce n’est pas un état stable, tout au plus l’éloignement de la solidité que peut fournir une raison ferme) précède donc l’épuisement physique qui n’en sera que la conséquence finale, la manifestation tangible.

 

La petite paysanne ne serait pas Giselle si elle ne devenait pas Wilis ; elle n’est presque jamais aussi vivante (dans nos esprits) que lorsqu’elle est morte (et ressuscitée en esprit). Il faut croire que d’esprit à esprit le courant passe mieux. Comme toute légende, c’est encore une affaire d’immortalité : *Kundera power*. Du moment que vous êtes bien mort (comme il faut), vous demeurez bien vivant (beau souvenir). Il y a des gens, comme ça, qui ont réussi leur mort : Isadora Duncan, par exemple, étranglée par l’un de ses voiles ; et d’autres qui se rendent en un brouillon : Barthes qui passe sous un tramway, pour autre exemple. La mort est un accident aussi bête dans un cas comme dans l’autre, mais tandis que le voile de Duncan la raccroche à l’histoire de la danse, la roue du tram n’a pas grand-chose du destin littéraire : pas de lien avec l’art, l’accident absurde sera classé bête et méchant.

Revenons à nos moutons éthérés : les troupeaux de Wilis (rha les traversées en arabesques… ) au milieu desquels Giselle réapparaît. Comme M. Denard l’explique parfaitement ici, le fantôme de Giselle prend vie sans qu’elle comprenne trop comment, l’énérgie l’anime pour ainsi dire malgré elle. Elle reprend vite ses esprits en reprenant la maîtrise de son corps (ce qui représente tout de même un tour de force pour une fille qui a perdu la raison et dont le cadavre repose dans une tombe), juste à temps pour pouvoir sauver Albrecht de la vengeance des Wilis. Non content des dégâts provoqués au premier acte, il vient en effet troubler le sommeil paisible de sa mal-aimée, sur la tombe duquel il est venu se recueillir (pris de remord ? d’amour ?). Pas rancunière pour un sou, elle va tout faire pour le sauver, lui ou peut-être d’abord l’idéal de son Amour, dont il n’est que le prétexte (Hilarion est balancé à la flotte sans que cela l’émeuve outre mesure – mais il fallait bien une peine pour l’exemple, sinon on ne mesurerait pas le risque encouru et la tension dramatique serait moindre).

 

L’apparition de Dupont au deuxième acte est divine, ses arabesques plongées retenues et ses équilibres étirés. En la voyant, j’ai repensé à ce que nous avait dit la prof de danse la veille pour travailler la souplesse des bras, que l’ondulation de l’épaule-coude-poignet devait se penser comme la retombée d’un voile de soie qu’on a lancé. La soie n’est pas choisie par hasard ou par snobisme d’une matière « noble », mais parce que le tissu a une façon particulière de voler, un peu comme les palmiers dorés de feu d’artifice (la comparaison tordue de la comparaison n’est pas d’elle mais de moi, vous vous en serez douté). Ce qu’il y a de plus immatériel chez la Giselle de Dupont, la soie, ce n’est pas le tulle (la gaze ?) de son costume, mais sa manière de se mouvoir (et d’émouvoir).

L’irréel n’existe pas, il n’apparaît que par contraste, n’est rien d’autre que ce contraste : blanches Wilis dans la forêt noire ; immatérialité du geste soulignée par la matérialité du tissu ; le fantôme de Giselle évoluant autour du corps d’Albrecht ; vie et mort d’un acte à l’autre (je vous le disais bien qu’Aurélie Dupont est très forte pour estomper les frontières). C’est bien parce que l’irréalité est question de contraste qu’on peut renverser ses lieux communs et déplacer les douze coups de minuit à midi – je ne sais plus si c’était dans un poème de Senghor ou une nouvelle de je ne sais plus qui que j’ai observé ça (remarque précise et constructive, I know).

 

Un bon danseur rajoute de l’expression (de l’artistique, on dirait en patinage) à une technique impeccable ; Aurélie Dupont est d’emblée expressive, par sa technique. Elle est en-deça de la danse : elle n’interprète pas une variation définie ; elle est son personnage et les mouvements qui en surgissent se trouvent par un extraordinaire hasard coïncider avec la chorégraphie établie, la rejoignent naturellement. Je dois sûrement me répéter, mais Aurélie Dupont, c’est la Berma de la danse.

 

 

08 octobre 2009

Giselle 1/2

Un article pour que Layart se retourne dans sa tombe (tu peux lire la troisième partie qui n'est pas balletomaniaque - enfin dans son traitement, parce que l'objet, c'est tout autre chose !)

Le spectre de la blanche Giselle

C’était en 1997, me rappelle le programme de l’opéra, le plus à gauche de la rangée, que j’allais pour la première fois à Garnier voir un ballet. Une initiation des débuts, on pourrait presque dire, dans la mesure où Giselle, avec la Sylphide, est l’une des pièces les plus anciennes parmi celles qui sont régulièrement données.

Je me souviens n’avoir pas compris grand-chose à la pantomime du premier acte, ce qui ne m’avait pas dérangé le moins du monde, et ne pas avoir vu passer le deuxième acte, complètement hantée par les fantômes des Wilis, sauf lors des traversées en arabesque où le troupeau de pointes m’avait quelque peu tirée de ma rêverie - d’autant plus profonde que les menés de Myrtha dans toute la largeur du plateau étaient si rapides qu’à l’œil nu, les pieds semblaient de confondre : je vous aurais parlé à l’époque de déplacement sur roulette ; aujourd’hui, pour éviter la connotation découpe de pizza (comment ça, je suis trop allée sur le blog de Morpheen ?) assez peu approprié au romantisme de la pièce, je préférerais dire qu’elle glissait.

Il est assez amusant de constater que le souvenir m’en est encore très présent un peu plus de dix ans plus tard (si ce n’est pas étrange de pouvoir dire ça !). Je ne vous raconte pas cela dans le but de faire un billet 2 en 1, (pour ça, il y a le shampoing) mais pour pouvoir comparer les interprétations, tout en gardant en mémoire la différence de perception inévitable, puisque la fréquentation de ballets en donne une vision plus précise, à la fois plus technique et plus artistique. Quand on est plus petit et qu’on ne vous l’explique pas, vous ne vous apercevez même pas que l’ordre d’un pas de deux est codé ; je ne « découpais » pas les variations, n’ai vu aucune « scène » de la folie. D’une certaine façon, j’étais peut-être immédiatement plongée dans l’aspect dramatique de Giselle ; la danse était directement significative. Ne vous méprenez pas, elle l’est toujours – simplement, je suis à présent plus en mesure de déterminer en quoi.

Bref, en dix ans et des spectacles, le jugement esthétique se forme et acquiert plus de fermeté, et Giselle m’est beaucoup plus familière de ce que mon professeur de danse l’a montée il y a deux ans. Dans une version allégée, il va sans dire, sauf pour Giselle (mon professeur) et Albrecht (un garçon du corps de ballet de l’opéra). J’étais pour ma part bien contente de ne pas écoper des chats six de Myrtha. Mais pour simplifié que ce soit, cela n’empêche pas d’être initié à un style, de s’être imprégné de la musique, et de savoir où se situent les difficultés techniques (ou comment, du haut de mon coup de pied pas terrible et de mon en-dedans caractéristique, je vais jouer à la Wilis critique et implacable).

Déchiffrer un nom sur la tombe : et la gagnante d’un linceul est…

Retour en 2009, mardi dernier. 1ères loges de côté, c’est la contorsion assurée, mais également la seule manière de voir Aurélie Dupont quand on se réveille aussi tard que moi. Je croyais faire une overdose de Giselle, mais quelques billets de Palpat’ et d’Amélie, plus une vidéo de B#2 m’ont donné l’envie d’y retourner. La première fois que j’ai vu Aurélie Dupont, c’était également avec un billet sans visibilité (j’avais supplié le guichetier de me vendre une place : « mais vous n’allez rien voir » « mais si, c’est pas grave ». Effectivement, un torticolis et un replacement plus tard, j’avais manqué un tiers de la scène au premier acte et m’était replacée convenablement au second) ; heureusement que Le Parc est là pour m’assurer qu’il n’en sera pas nécessairement ainsi à chaque fois. A cela s’ajoute que la distribution indiquait à l’origine Agnès Letestu, qui, souffrante, s’est vue contrainte d’abandonner son mari à Aurélie Dupont. J’apprécie beaucoup Letestu (dans la Bayadère, wow !) ; son air froid aurait été parfait dans le second acte, mais je l’imagine assez mal dans le premier : le côté jeune fille minaudant s’accorde assez peu avec cette magnifique grande perche, qui doit quelque part le sentir, parce qu’elle arrondit curieusement les épaules (que, dans la vidéo de Paquita, j’ai envie de saisir à deux mains pour les remettre vraiment droites). J’ai donc été bien contente du changement de distribution…

La réincarnation de Myrtha en spectatrice

La soirée s’annonçait déjà bien grâce au spectacle ; il a été redoublé par la présence dans la loge d’une dame au caractère bien trempé. Grande, mince et nerveuse, on l’aurait dit professeur de flamenco si la sévérité n’avait pas remplacé la fougue. En traversant les années, elle a dû se dessécher sur place, toujours très droite. Elle fait sentir dans son maintien qu’elle est là dans son plein droit. Elle dégage une femme qui s’était collée à elle sans gêne, arguant d’un ton autoritaire que c’est là sa place et qu’elle a besoin de son espace vital. Cela ne l’empêche pas d’être charmante, mais avec qui elle veut et surtout quand elle veut. Elle m’informe de ce qu’elle est habituée, et qu’elle va se mettre là (elle tapote le rebord de la loge, sur lequel il doit effectivement être possible de s’adosser), elle connaît par cœur (les places de l’opéra ou le ballet, probablement les deux), on a une meilleure visibilité. Elle me propose donc aimablement son fauteuil, quoique toujours très directive : « vous attendez, vous vous mettrez là une fois que l’orchestre sera installé » (tant que la lumière est allumée, il convient de rester assise – et droite). Je n’accepte pas, j’obtempère ; une fois dans le noir et l’entrée du chef applaudie, je peux prendre place selon la procédure qui a été définie. Palpatine est invité à se rapprocher d’elle, à peu près à l’endroit d’où l’autre femme s’était fait dégagée.

Le spectacle n’occulte pas son personnage, bien au contraire. Elle est la première à applaudir les étoiles quand elles entrent (temps de réaction extrêmement court ; lorsqu’elle conduit, elle doit piler aux feux rouges), d’un claquement de mains qui lui est bien personnel : régulier, pas du tout emporté, mais extrêmement sonore – fracassant. Ses mains claquent bien plus qu’elle n’applaudit. Elle pourrait d’ailleurs lancer une claque sans grande difficulté : elle sait qui et quand applaudir, me menaçant de surdité (mon oreille est à la hauteur de ses mains) aux variations des étoiles, se gardant bien d’applaudir quand elle juge que cela nuirait au bon enchaînement, et omettant superbement de battre des mains, même de façon molle et conventionnelle, lorsque Emilie Cozette salue.

Ce qu’elle n’aime pas, elle l’ignore sans pour autant le laisser ignorer à ses voisins. On la sent complètement crispée lors du pas de deux des paysans, et chaque maladresse lui tire une réaction discrète mais ostensible (soupir, mouvement de la tête que je sens bouger au-dessus de moi mais vers laquelle je n’ose pas me retourner, mot de désapprobation). Le verdict du juge suprême est sans appel ; j’en ris presque, et hésite sur mon attitude envers l’accusé entre compassion et gratitude. C’est que Marc Moreau nous gâte : les atterrissages des tours cinquième se font en troisième dans le meilleur des cas, et notre angle de vision, nous le montrant de profil, ne lui laisse aucune chance dans ses entrechats, où tout son corps semble gondoler.

Pendant le deuxième acte, elle me tapote sur l’épaule et je retiens mon souffle en me demandant quel crime de lèse-majesté j’ai bien pu commettre, puisque je suis pliée en deux pour voir sans déranger. « Si vous avancez votre siège, vous n’aurez pas besoin de vous pencher ». J’avais préféré jusque là ne pas bouger : imaginez un peu que ce faisant j’ai shooté dans les pieds de ma bienfaitrice… déjà qu’à la fin de l’entracte deux dames s’étant trompé de loge s’étaient faite incendier pour s’être retirées un peu précipitamment : « la porte ! », avait-elle rugi d’une voix sans appel, un peu comme quand un passager peu philanthrope somme le conducteur de bus de ne pas lui faire manquer sa descente. Mais mes désirs sont des ordres… enfin, ses ordres comblent mes désirs, je m’avance.

Elle aurait du descendre sur scène, elle aurait été absolument parfaite en Myrtha.