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26 juin 2016

Folles de tristesse

Beatrice (Valeria Bruni Tedeschi) est une bourgeoise extravagante – certes mythomane et bi-polaire. Elle s'amourache amicalement de Donatella (Micaela Ramazzotti), une mère grunge – et dépressive – à qui l'on a retiré son fils. Ce duo improbable s'échappe de la villa psychiatrique dans laquelle il est traité, ivre de joie et de psychotropes, pour découvrir, au terme d'un périple qui nous aura dévoilé leur histoire, que l'on ne peut guère échapper à soi-même. Exit l'euphorie hystérique, bonjour tristesse : c'est là que commence la joie. Et l'émotion : il faut attendre que les personnages nous aient épuisés de comédie pour nous sentir empli d'une humanité partagée avec ceux que l'on qualifie un peu trop vite de fous, qui ont peut-être simplement plus souffert que nous. La scène aquatique avec Donatella, où la mort disparaît dans une promesse d'éternité, est magnifique d'empathie : Paolo Virzì nous fait épouser sa vision, comprendre son geste, et rachète ainsi la volubilité quelque peu pénible de Beatrice. Les filles de tristesse, même Folles de joie, il faut se les coltiner.

Rose d'argent, rose d'ardent

Deuxième Chevalier à la rose dans mon parcours d'apprenti-mélomane, mais premier mis en scène. Musicalement, je reste sur le souvenir de la version de concert entendue au théâtre des Champs-Élysées (à l'ouverture, dans la fosse de Bastille, les instruments semblent limite dissonants – une sonorité peu agréable, peut-être imputable à l'humidité ambiante ?), mais la mise en scène d'Herbert Wernicke me ravit, notamment l'utilisation des miroirs. Dans les scènes intimistes, ils déplient l'infini du désir en enferment les amants dans un jeu sans fin de reflets (où l'autre est toujours le reflet du monde et de soi), tandis que dans les scènes qui rassemblent la bonne société, ils ouvrent si bien l'espace en dupliquant les décors que le faste n'a pas besoin d'être illustré par de pesantes décorations viennoises : il est déjà là, représenté.

 

© Emilie Brouchon / OnP

 

Je ne saurais dire si c'est l'effet de cette continuité réfléchissante ou simplement du temps qui a passé, mais alors que la première fois, l'intrigue comique m'était apparue comme un prétexte, elle m'a semblé cette fois-ci vitale : non plus un écrin pour protéger, renfermer et finalement révéler le diamant central, la beauté de ce qui déjà n'est plus, de ce temps qui nous fait vivre et mourir, mais le jeu du monde tel qu'il nous entraîne dans sa danse, l'agitation perpétuelle qui simultanément nous fait boire la tasse et nous sauve des eaux, cœur à la dérive, loin de la tempête. Il faut que vieillesse se passe et que jeunesse trépasse : la maréchale et le père de Sophie sont emportés chacun de leur côté en calèche ; ils laissent au centre Octavian et Sophie, bientôt allongés l'un à côté de l'autre, la rose d'argent dans leurs mains remplacée par une rose rouge1 – corruptible mais vivante.

 

 

L'écho de la Maréchale se perd dans le temps, qu'elle a embrassé (Ja, ja, sont ses dernières paroles), et c'est cette fois-ci Sophie que j'entends :


Ich möcht' mich niederknien dort vor der Frau
und möcht' ihr was antun,
denn ich spür', sie gibt mir ihn
und nimmt mir was
von ihm zugleich.
Weiß gar nicht, wie mir ist!
Möcht' all's verstehen
und möcht' auch nichts verstehen.
Möcht' fragen und nicht fragen,
wird mir heiß und kalt.


Je voudrais m'agenouiller devant cette dame
et faire quelque chose pour elle,
parce que je sens qu'elle me le donne,
pourtant elle m'enlève en même temps
quelque chose de lui.
Je ne sais vraiment pas ce que je ressens!
Je voudrais tout comprendre et
je voudrais aussi ne rien comprendre.
Je voudrais demander et ne rien demander,
j'en suis bouleversée.

(Livret complet ici)

 

1 Des fleurs, toujours des fleurs… quid d'un gruyère d'argent, par exemple ? Palpatine se dit qu'il faut trouver ça ; un peu vexée qu'il prévoie de faire dévier mon amour vers un nouvel objet, je le prie au moins de bien choisir son chevalier : « Les choses importantes, il faut s'en occuper soi-même. » <3

Giselle un jour, Giselle toujours

Deuxième rang du balcon. Grâce à Pink Lady, je me retrouve presque au même endroit que pour ma première Giselle, mon premier ballet, il y a… vingt ans ? Les mortes n'ont pas pris une ride, mais l'orchestre des jeunes lauréats du conservatoire est perclus de rhumatismes… Jeunes dans la salle, jeunes dans la fosse – à 10 € la place, on peut bien offrir une nouvelle expérience à des pré-professionnels (pour les représentations suivantes, c'est beaucoup plus discutable).

Amandine Albisson, qui n'est pas franchement portée sur la minauderie, prend le parti de déniaiser sa Giselle. Le problème, c'est que le personnage paraît d'autant plus cruche qu'on lui résiste. La moindre réticence de la danseuse pour son rôle induit une distance qui rend l'identification du spectateur impossible : on voit alors intensément Giselle ne pas voir (qui est Albrecht). Jouée à fond, au contraire, Giselle a la guillerette-attitude communicative ; on voit Albrecht à travers ses yeux, sans plus la voir elle. Si l'amour rend aveugle, ce n'est jamais tant sur son objet que son sujet, qui cesse de faire retour sur lui-même, entièrement absorbé par l'autre.

À la décharge de Giselle, l'Albrecht de Stéphane Bullion n'est pas absorbant pour un sou. Trop grand prince pour danser pleinement pour une paysanne, sans doute. Leur pantomime nécessite déjà les jumelles depuis le balcon ; j'espère que les cinquièmes loges ont été équipées de télescopes. Louper le pas de deux des paysans n'aurait cependant pas été une très grande perte ; j'en connais deux, pas mauvais mais pas rodés, qui se seront fait appeler Arthur (Arthus ?).

Amandine Albisson revient à la raison dans la scène de la folie : la voilà qui épouse Giselle et embrasse son destin, le peigne pendant incongru dans sa chevelure. Sa présence-puissance marmoréenne fait merveille à l'acte II ; elle a par intermittence un je-ne-sais-quoi qui me rappelle Aurélie Dupont et j'entraperçois ce qu'a vu en elle Brigitte Lefèvre en la nommant étoile. Une certaine immobilité, une stature. Elle occupe le rôle plus qu'elle ne l'habite, rivalise avec lui, le force à lui faire place, le détruit pour mieux l'incarner (un peu comme Illyria à la fin d'Angel – bah quoi, surnaturel pour surnaturel…). Elle ne vole pas, elle n'est pas au-dessus : elle est ailleurs. Quelque part dans une trace de tulle blanc. Sa présence est en même temps absence, comme une étoile qu'on verrait encore alors qu'elle a déjà disparu, à plusieurs milliers d'années-lumières de là.

Autant le sous-jeu d'Amandine Albisson s'apparente à celui d'une actrice du cinéma (par opposition à une comédienne de théâtre), autant celui de Stéphane Bullion tient du brouillon – préparatoire au premier acte, fouillis au second. Ce switch on/off (off : je-marque-le-premier-acte / on : je-m'épuise-au-second) m'a rappelé l'argument tel que raconté par les Balletonautes. Et si Albrecht, dragueur mollasson au premier acte, devenait vraiment amoureux au second, justement parce que, l'objet de son amour disparu, le désir découvre le manque dans lequel il s'épanouit ? Il n'y a plus alors à plaider la sincérité ou la goujaterie : Albrecht peut être goujat puis sincère, l'apparente contradiction s'annulant dans la passion, la révélant même, comme désir d'embrasser la mort. Je serais presque reconnaissante à l'étoile de m'avoir révéler la squelette d'un rôle qu'elle n'a pas vraiment incarné, au-delà de la série d'entrechats six escamotée et, avec elle, la supplique désespérée dont elle est l'expression. Son Albrecht est bien mourant, mais de fatigue essentiellement : au spectateur le désespoir…

… qui ne dure pas longtemps, illuminé par la présence-lueur d'Hannah O'Neill. Sa Myrtha n'est pas le monstre d'autorité que l'on attendait pour mater la force d'Amandine Albisson ; elle est même étrangement gracile : Myrtha O'Neill est d'un autre règne, c'est là son inhumanité. Sa dureté relève d'une indifférence toute minérale ; ses gestes, jamais raides, jamais brusques, restent ceux d'une liane. Elle ferait merveille distribuée aux côtés d'une Giselle moins marmoréenne – dans cette distribution, la reine de Wilis paraît presque plus fragile que la jeune recrue (voire que le corps de ballet, qui répond comme un seul corps mécanique aux suppliques des amoureux).

 

Je ne sais pas si je parviendrai à me lasser de ce ballet, ni à revenir de la beauté de l'apparition des Wilis à l'acte II, sublime partition pour le corps de ballet.

 

Edit : Audric Bezard, j'ai réussi à oublier Audric Bezard ! Maudit sois-tu Albrecht-Bullion. Team Hilarion !