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08 mai 2016

AA 6/12 Hérésie italienne : pantomime, virtuosité et ballet italien

Ce billet fait partie d'une série de compte-rendus sur Apollo's Angels, de Jennifer Homans.


Danses de cour à la Renaissance, manières de la cours, commedia dell'arte, danses de l'Antiquité et même habitude de parler avec les mains… le ballet aurait dû être italien. Seulement voilà : veni, vidi et non vici. Histoire d'une success story avortée.

Si, si… non

Alors qu'en France, on s'ingénie à mélanger opéra et ballet, en Italie, on a résolu le problème en séparant les deux une bonne fois pour toutes : les ballets, indépendants, sont calés entre les actes de l'opéra (à un opéra en 3 actes correspondent 2 ballets). N'allez pas croire que la danse est le parent pauvre de la musique ; elle est fort appréciée. Le nombre moyen de danseurs par maison d'opéra est même multiplié par 10 entre 1740 et 1815.

Comme un peu partout, les danseurs italiens viennent des rangs sociaux les plus bas mais, contrairement aux Français, ils ne passent pas par une école et ne cherchent pas à reproduire les manières de l'élite (tout au plus les moquent-ils). Leurs manières, beaucoup plus libres, ne s'embarrassent pas de la hiérarchie qui pèse sur le ballet français. Ils ont pourtant un style affirmé, appelé grotesque en raison de son exagération délibérée. Les artistes italiens, qui excellent dans le mime, les sauts et les tours, sont recherchés dans les cours européennes et leur influence est profonde : le ballet a clairement une dette envers les Italiens.

Pourquoi alors le ballet s'est-il essentiellement développé en France et non en Italie ? La danse italienne est considérée comme inférieure au style noble français : exagérée, manquant de contrôle… elle n'a pas le prestige dont jouit le ballet français – ni sa puissance, conférée par sa concentration dans la capitale. La dissémination des danseurs italiens dans plusieurs villes d'importance encourage la mobilité et la créativité, mais rend également difficile la construction d'un style ou d'une école unifiée. Sans compter que mobilité signifie aussi départ des danseurs les plus talentueux dans les cours de toute l'Europe – un brain drain dansant, en somme.

 

Viganò et le choréodrame

À l'époque, Milan est en transition : la France et l'Autriche se disputent la région, et leurs occupations successives rendent les deux pays également impopulaires. Notre ballet français, on peut se le mettre là où on le pense. Peu à peu émerge l'idée que le ballet pourrait exprimer la vie intérieure du peuple italien.

Le désir de rendre le ballet italien commence avec Angiolini, qui veut élever la danse italienne au rang d'art, « la danza parlante ». Mais il n'est pas assez talentueux et le premier à y parvenir est Salvatore Viganò (1769-1821). Ses productions remportent un franc succès à La Scala de Milan et donnent un prestige nouveau à la danse italienne à l'étranger. Pour Stendhal, Viganò est un génie à l'égal de Rossini.

Doté d'une solide formation littéraire et musicale, Viganò commence sa carrière à Rome dans des rôles de travesti. Il est formé au style français sérieux, mais sa danse est un peu différente de ce qui se fait en France : plus sensuelle et plus… grecque. Il donne avec sa femme des spectacles qui s'inspirent des performances d'Emma Hamilton, laquelle donne vie, par des pantomimes silencieuses, à des galeries de statues antiques (le public joue à retrouver la statue à l'origine).

En 1813 est donné Prométhée. Le ballet de Viganò (dont Beethoven n'est pas satisfait) est grandiose et héroïque. Ses effets spectaculaires ne sont pas gratuits pour autant : le spectacle parvient à évoquer plus largement les thèmes soulevés par l'histoire. Le public est ébahi par l'ampleur des effets scéniques, mais aussi et surtout de ce que le spectacle est composé de pantomime, qui n'est pas le mime familier des grotteschi… mais pas non plus celui du ballet d'action avec son mélange de gestes déclamatoires et de danses françaises décoratives. Un auteur de l'époque forge le terme de coreodramma1 pour parler de la danse de Viganò.

Viganò élimine les divertissements. L'essentiel n'est pas de mimer une histoire, mais d'exprimer les émotions d'un personnage à travers une gestuelle qui repose sur des motifs de mouvements rythmiques précis (un mouvement, un temps2). Des monologues dansés, en somme. Qui peuvent être juxtaposés : dans cette perspective, un pas de trois est un désordre expressif, où chacun conserve son motif.

Le choréodrame est largement inspiré de l'Antiquité : Viganò emprunte aux danses chorales (on n'en sait pas grand-chose sinon qu'elles étaient dansées par le citoyens en hommage aux dieux) et à la pantomime. L'acteur de pantomime jouait les drames et mythes grecs dans un one man show où il endossait tous les rôles à l'aide de masques. Des gestes conventionnels étaient là pour transmettre les concepts difficiles. Contrairement au mime (joué pieds nus, sans masque et plein de chansons, de plaisanteries, d'acrobaties…), la pantomime était un art cultivé, et ses acteurs-danseurs étaient considérés comme des encyclopédies vivantes. Les ballets de Viganò, aux thèmes grecs et romains, reprennent les choeurs3 de danseurs et les pantomimes solo, mais ne sont pas des reconstitutions pour autant. Plus romantique, le choréodrame s'inspire de l'Antiquité pour créer une forme italienne du ballet.

Viganò donne une identité italienne à la danse, mais l'affaiblit également en tournant le dos à la danse française et à l'attrait qu'elle exerce. Cette identité est d'ailleurs peut-être davantage milanaise qu'italienne : le reste du pays rechigne en effet à adopter ses vues, tandis qu'à l'étranger, on déplore un manque de divertissements. Ce que Viganò a créé est fort fragile et il emporte le secret de son succès dans sa tombe. Le tout Milan assiste à son enterrement, mais le choréodrame ne lui survit guère.



Blasis ou la virtuosité humaniste

L'influence de Viganò n'est pas à chercher du côté de la scène mais de l'enseignement, avec le travail de Carlo Blasis (1795-1878), fondateur de l'école italienne du ballet. Formé à l'ancienne école française, Blasis est impressionné par Vestris qu'il prend comme modèle. Néanmoins, insatisfait par son contrat à l'Opéra de Paris, il retourne à Milan et travaille avec Viganò (avec qui il se fight un peu lorsqu'il lui retire ses passages-divertissements dans le style noble).

Fait rare pour un danseur, Blasis est issu d'une famille noble ; il a fait ses humanités et fréquente des cercles artistiques. Son traité sur la technique du ballet est une étude quasi-philosophique, considérée à l'époque comme un texte fondateur et traduite en français, anglais, allemand… Son goût pour le XVIIIe siècle y est patent : malgré son admiration pour Vestris, Blasis tient à la vieille école et se prononce contre les débauches de virtuosité.

Ce qui distingue le plus nettement Blasis du ballet romantique et de Bournonville (dans sa quête d'une synthèse entre le style noble et la technique de Vestris) est son goût pour l'Antiquité. C'est également ce qui le lie à Viganò, et non le choréodrame : Blasis est trop français pour sacrifier la danse pure à la pantomime, sur laquelle le ballet ne saurait entièrement reposer. Son intérêt pour le classicisme est lié à l'italianité, au génie italien (Leonard de Vinci est son grand modèle et il consacre une étude à Raphaël).

Autant Blasis est un danseur moyen, autant il est très bon pédagogue. De 1837 à 1850, il dirige l'école de La Scala, où il met en place un programme de 8 ans pour former le corps de ballet (le stars sont importées pour les rôles principaux). Il analyse la technique sous tous les angles, décortique chaque mouvement pour le rendre aussi efficace et coordonné que possible – et ainsi transmettre les idéaux classiques d'harmonie. Il forme ainsi une génération de danseurs accomplis qui atteignent un niveau sans précédent, mais oublient rapidement la justification humaniste qui préside au geste. La virtuosité, essentielle à l'art, devient une fin en elle-même. Le mouvement n'est plus un geste signifiant mais une mécanique.

Dans ce contexte de virtuosité, le romantisme français n'avait pas une chance. Marie Taglioni rencontre le succès partout sauf en Italie, qu'elle quitte après trois représentations seulement, et Fanny Elssler n'est de toutes manières pas la bienvenue en tant qu'autrichienne. L'Italie est en plein milieu d'un drame national, qui n'a rien à voir avec lequel la mélancolie des sylphides. (Qui dit pas de sylphides dit pas de James : les hommes ne sont pas mis en retrait, et les danseurs s'acheminent vers toujours plus de virtuosité.)



Excelsior : splendeur et misère du ballet italien

L'influence de Blasis a été de courte durée. Avec Viganò, il représente le chemin que le ballet italien aurait pu prendre – mais qu'il n'a pas pris, ruiné par les révolutions de 1848 et les guerres d'unification. L'instabilité est chronique : les théâtres et les écoles ferment – certaines pour un temps, d'autres définitivement. Les ballets, de moins en moins nombreux, ne sont plus présentés entre les actes des opéras, mais à la fin, de plus en plus tard ; ce n'est plus un intermède bienvenu.

Luigi Manzotti (1835-1905) paraît changer la donne, mais en réalité, il colmate moins les failles du ballet qu'il ne les exploite. Manzotti se fait un nom avec Pietro Micca dont les effets techniques sont si réalistes qu'à la première, on appelle la police lors de l'explosion finale… En 1881, il monte Excelsior, une superproduction qui rencontre un succès monstre. Le spectacle est une fresque qui va du XVIe au XIXe siècle et dont les personnages sont des personnifications : la Lumière, les Ténèbres (joués par des mimes), La Civilisation (par la prima ballerina) et tout un tas d'autres tels que l'Invention, la Science, etc. Cette ode au progrès technique comporte plus de 500 figurants, 12 chevaux, 2 vaches et un éléphant…

Manzotti, qui a été formé au mime et dont le talent est essentiellement imitatif, n'est pas vraiment chorégraphe : les séquences de danse sont composées de pas interchangeables dont le détail est laissé aux danseurs. Le gros de l'oeuvre repose sur des manœuvres exécutées dans un esprit disciplinaire pour former triangles, diagonales et autres figures géométriques. Beaucoup de technique et peu de goût.

Excelsior est le plus grand succès de toute l'histoire du ballet italien. Il est remonté dans de nombreuses villes italiennes, puis à l'étranger aux États-Unis, à Berlin, Madrid, Paris, Saint-Pétersbourg et Vienne, avec adaptation au goût local (une tout Eiffel pour Paris, que diable). En 1886, Manzotti met en scène Amor, une production encore plus énorme… trop grosse pour être jouée ailleurs qu'à La Scala. Qu'importe : Excelsior fait long feu. Il est donné et redonné dans les années 1880 et 1890, avec remises au goût du jour (mesdames et messieurs : la fée électricité !). Rien ne semble pouvoir distraire les Italiens de leur histoire d'amour avec Manzotti – pas même les ballets russes. Trahison de l'héritage de Viganò et Blasis, Exclesior a tué le ballet italien. Manzotti a « tenu un miroir à l'Italie, mais n'a jamais pensé à remettre en question ce qu'il voyait ».



Pourquoi le ballet et pas l'opéra ?

Bonne question, tiens : pourquoi le ballet a échoué en Italie alors que l'opéra y a fleuri ? Verdi et Puccini, avance Jennifer Homans, ont été des exceptions. En réalité, l'opéra a lui aussi souffert de la situation politique, et sa trajectoire a été comparable à celle du ballet – en décalé. On peut néanmoins avancer quelques pistes sur le pourquoi des exceptions dans le domaine de l'opéra plutôt que du ballet :

  • C'est l'époque où le système de répertoire se met en place : on reprend des anciens opéras à partir des partitions, vendues par les maisons d'édition aux théâtres. L'absence de notation rend le ballet est plus fragile que l'opéra. Alors qu'une partition peut se rouvrir, une école de danse qui ferme, c'est un savoir-faire qui se perd.

  • Les maîtres de ballet italiens s'entêtent à écrire leurs propres scénarios (passablement mauvais), tandis que le ballet français prend vie sous la plume des poètes et que l'opéra recourt à des librettistes chevronnés.

  • Le ballet tient son identité de l'aristocratie : sans cour ni noblesse derrière lui, le ballet peut aisément se transformer en exercices de gymnastique. Verdi a derrière lui une longue lignée de compositeurs avec les œuvres desquels il peut dialoguer ; Manzotti opère dans un vide artistique. « Lacking the security and raison d'être of a court, and without internal or critical resoucres of its own to sustain it, Italian ballet became an unthinking and gymnastic art »

 

Épilogue

Dans leur effort pour élever le ballet, Viganò et Blasis n'ont réussi qu'à fortifier sa base grotesque. Le ballet italien est revenu à une version amplifiée de ce qu'il était à son commencement : virtuose et itinérant.

Manzotti a précipité le renouveau du ballet… en Russie. Parmi les danseurs italiens qui envahissent le pays se trouve Enrico Cecchetti, qui a dansé Excelsior et le remonte en Russie où les autorités sont si impressionnées qu'elles lui offrent un poste de premier danseur et d'assistant maître de ballet. Par la discipline de sa cour, la Russie va élever la virtuosité italienne au rang d'art : le ballet russe naît en partie d'un art italien mourant.


1
Je n'ai pas trouvé le terme en français, mais comme Jennifer Homans le traduit par choreodrama, j'ai pris la liberté de le transcrire en choréodrame.
2 Cela me fait penser à : une note, un pas, de Noureev.
3 Je suis un peu embêtée par l'expression « choruses of dancers » qui désigne certes un corps de ballet, mais avec une référence au choeur antique.

05 mai 2016

AA 5/12 Orthodoxie scandinave : le style danois

Ce billet fait partie d'une série de compte-rendus sur Apollo's Angels, de Jennifer Homans.

 

Au XIXe siècle, le Danemark était une enclave, mais c'est précisément cet isolement qui a permis au ballet romantique d'être préservé… et de faire, au siècle suivant, la gloire de Bournonville. Histoire d'un prophète (passéiste) en son pays.

De Paris à Copenhague

Auguste Bournonville est le fils d'une Danoise et d'un Français qui, disciple de Noverre, lui lègue son admiration pour le ballet français. Bien que loyal envers le style noble, Bournonville est sensible à l'école de Vestris ; il prend des cours avec lui et devient danseur à l'Opéra de Paris. La technique l'enthousiasme ; il développe une fascination quasi scientifique pour la logique anatomique du mouvement. Toute sa vie durant, il n'aura de cesse de chercher une synthèse entre « the new athleticism and the old classicism, Vestris and his father, Paris and Denmark ».

La voie ouverte par Taglioni ne lui convient pas : Bournonville admire la danseuse mais déplore les effets de sa gloire. Rebuté à l'idée que le danseur soit réduit au rôle de porteur, il repart au Danemark, qui est en outre plus stable et lui offre davantage d'opportunités. La culture y prend une importance accrue : l'art s'offre comme une porte de sortie pour ne pas penser à la perte de pouvoir politique du pays et à la misère de ses villes.

Bournonville, bon citoyen et père de famille responsable, est en outre patriote. Son premier ballet, Valdemar, qu'il monte en 1835 au Théâtre royal, se déroule dans le Moyen-âge danois, sur fond de guerre civile : trois prétendants au trône se disputent le pouvoir et, après la trahison de l'un et la mort de l'autre, c'est évidemment le bon qui s'en sort. Pantomime, effets scéniques, parades de style militaire, sauts et tours du héros… le public, qui n'est pas habitué à tout cela, est fort impressionné. Ce n'est pourtant pas le meilleur ballet de Bournonville, qui a péché par excès en voulant présenter en une seule œuvre tout ce qu'il connaissait et ce à quoi il aspirait.

Plus représentative de son style est sa Sylphide (dansée par Lucile Grahn), qui reprend la trame parisienne mais s'inscrit dans le folklore danois. La musique aide à faire de ce sommet du style romantique français une œuvre danoise : Bournonville achète les droits du scénario mais, ne pouvant se payer la partition, en commande une nouvelle à Herman Severin Løvensiold. Le changement principal, cependant, reste le déplacement du centre de gravité du ballet, de la forêt au foyer : Bournonville s'éloigne de l'atmosphère tragique et obsessionnelle de la version parisienne, pour quelque chose de beaucoup plus bourgeois, domestique. Alors que dans la version parisienne, l'intensité du désir pour l'irrésistible et l'inatteignable vaut bien la destruction finale, dans la version danoise, ce bonheur illusoire ne doit pas détourner l'homme de ses devoirs domestiques (d'où l'étoffement du rôle de James).

En 1841, suite à un incident diplomatique, Bournonville s'éloigne du Théâtre royal et en profite pour aller en Italie ; à son retour, il chorégraphie Napoli. Le livret est un prétexte pour recréer l'atmosphère des rues napolitaines, dont il oublie soigneusement la misère et préserve le pittoresque (pittoresque qui fait le succès du ballet, les passages romantiques-fantastiques étant utilisés par les spectateurs comme pause café).

 

Le style Bournonville

À première vue, le style de Bournonville est semblable à celui de Vestris et compagnie dans les années 1820 : une technique masculine avec des sauts, des pirouettes, des pieds pointés, des genoux tendus et des épaulements. Les danseurs danois sont plutôt trapus et les personnages que leur donne à danser Bournonville, populaires (marins, pécheurs…) : ce n'est pas du style noble et pourtant, ce style demi-caractère est dansé avec une dignité nouvelle, plus contenu, moins enclin au spectaculaire. Bournonville est contre l'afféterie : « Le plus, c'est le mauvais goût. » (en français dans le texte) Il veut pour ses danseurs des manière impeccables : les bras doivent être tenus bas et les jambes, rester dans la circonférence naturelle du corps. Même les pas les plus virtuoses doivent être intégrés au reste de l'enchaînement et subordonnés à la musicalité. Pas d'esboufre : les sauts ne sont pas là pour atteindre des sommets, mais pour voyager d'un point à un autre. Les talons, qui touchent à peine terre, tiennent moins au mauvais demi-plié de Bournonville danseur qu'à son désir de chorégraphe de voir les pas liés les uns aux autres, sans que l'un soit privilégié au détriment de l'autre – tout dans la transition. Le risque est que cette danse paraisse un peu trop uniforme, mais c'est pour Jennifer Homans un prix peu cher à payer en regard de l'harmonie qui en résulte.

Bournonville n'a pas la culte de la ballerine, qui danse peu ou prou la même chose que les hommes, à leurs côtés. Il veut des danseuses respectables, pas des demi-mondaines, et efface toute trace de sexualité dans leur danse – au point que le Robert le Diable qu'il donne à Vienne paraît bien prude et vieillot aux spectateurs. Son style est délibérément old-fashioned, même pour l'époque : la technique de pointe de ses danseuses est moins avancée (l'essentiel de La Sylphide est sur demi-pointes) et il n'y a pas de partenariat à proprement parler : les couples dansent côte-à-côte comme au XVIIIe siècle.

Bournonville est fier de ses scénarios très moraux alors qu'ils sont secondaires : sa danse parle d'elle-même. L'honnêteté est dans le mouvement (pas moyen de tricher avec la technique Bournonville ; s'il y a une erreur, elle se voit) et la joie n'a pas besoin d'être jouée, elle naît du plaisir pris aux pas. La danse est pour Bournonville une éthique de vie, avec « a low church, family style of ballet ».

 

Danois envers et contre toute l'Europe

Dans les années 1840, Bournonville est établi et reconnu au Danemark ; il désire voir ce qu'il en est ailleurs et découvre que le reste de l'Europe est partie dans une direction totalement opposée. Il correspond avec d'autres artistes qui partagent ses vues, mais cette diaspora du ballet, vieillissante, ne compense pas son impression d'isolement.

Bournonville trouve Paris obsédée par l'argent ; l'ennui règne à l'Opéra, et le cancan sur le reste de la capitale. À Naples, le ballet s'est provincialisé sous le coup de la censure et de la pruderie catholique. Espoir à Vienne, Bournonville accepte un poste ; les Viennois trouvent ses ballets vieillots et lui préfèrent la pyrotechnie de Paul Taglioni (le frère de Marie). La Russie suscite chez le chorégraphe danois un mélange de curiosité et de réticence : il est impressionné par la qualité des danseurs mais trouve les chorégraphies trop lascives et acrobatiques (Petipa est d'accord avec lui, mais il lui faut bien composer avec le goût du public et des autorités).

Peu à peu, Bournonville se met à penser que Copenhague est le meilleur espoir du ballet – d'autant que le pays est politiquement stable (en 1848, il effectue une transition de velours de l'absolutisme à la monarchie constitutionnelle). La défaite de 1864 face à la Prusse réactive son nationalisme ; Valdemar est redonné à moult reprises, chaque fois avec succès. Alors que toute l'Europe désire passer à autre chose, Bournonville met un point d'honneur à ne pas changer.

Conservatisme balletomane

Bournonville met toute son énergie à consolider et préserver le ballet danois. En 1849, il crée Le Conservatoire, ballet-vaudeville en deux actes qui inclus « Pas d'école », divertissement auquel on a pris l'habitude de réduire Le Conservatoire. Cette démonstration est une manière de dire : voilà ce qui importe, voilà à quoi l'on doit s'en tenir.

En 1854, Un conte populaire signe le retour au romantisme danois (sur des histoires scandinaves – dont un conte d'Andersen, qui a été formé au ballet). Avec ce ballet, Bournonville défend sa position artistique face aux dramaturges du Théâtre royal, partisans de la Raison qui ne jurent que par la satire. Un conte populaire est un Napoli scandinave, une Giselle du Nord où les Willis ont été remplacées par des trolls et des elfs, créatures païennes qui conservent dans une certaine mesure une symbolique chrétienne (on écarte les mauvaises créatures avec de l'eau sacrée…). Les ballets suivants continuent d'explorer des thèmes nordiques, mythologiques ou médiévaux.

Bournonville travaille à un système de notation, qui ne sera pas très utilisé mais témoigne de son désir de préserver son art : il sait que le ballet ne sera pas reconnu comme l'égal du théâtre ou de la musique tant qu'il n'aura pas son langage propre. Bournonville se bat également pour améliorer le sort de danseurs (il fait régulariser la paye des danseurs et leur obtient une retraite) et, en 1847, réorganise l'école du ballet.

À la mort de Bournonville, en 1879, le Danemark a sa propre école et son propre style de ballet (qui sauvent ainsi de l'oubli une part importante de la tradition française, issue de l'école Vetsris). Par la suite, ses élèves règlent à partir de ses ballets six cours de danse (un pour chaque jour de la semaine) et répètent inlassablement ces classes fixes. Le Conservatoire portait bien son nom…

29 avril 2016

AA 4/12 Les illusions romantiques et l'essor de la ballerine

Ce billet fait partie d'une série de compte-rendus sur Apollo's Angels, de Jennifer Homans.

 

Marie Taglioni, LA ballerine romantique

Marie Taglioni est issue d'une famille d'artistes itinérante. Sa mère est chanteuse, son père est danseur (danseur « grotteschi », dans une veine comique italienne, mais qui a aussi appris le style noble), et la famille sillonne les capitales européennes : Marie naît à Stockholm, trouve son style à Vienne et fait sensation à Paris.

Ce n'était pourtant pas gagné… Marie Taglioni n'est pas une beauté et elle n'a pas vraiment un physique de danseuse ; à vrai dire, elle a même de sérieux problèmes de dos et peine à se tenir droite. Mais elle a l'intelligence, avec son père, de construire sa technique non pas contre mais autour de ses défauts physiques, et de les inclure au style qu'elle développe : ce n'est pas un hasard si les arabesques romantiques se font avec le buste incliné vers l'avant… Intelligence et volonté de fer, car son entraînement, concocté et supervisé par son père, est particulièrement éprouvant : 6 heures d'exercices par jour, avec des positions qu'elle doit tenir en comptant jusqu'à 100. Ce travail acharné lui permet de compenser ses défauts physiques par une musculature peu commune - une musculature à la Vestris, qu'elle combine avec une élégance toute féminine. Sauts et pirouettes sont dans cette perspective laissés de côté : la danse doit paraître sans effort.

La virtuosité de Marie Taglioni réside ailleurs, dans son travail des pointes. À l'origine, la danse sur pointes est un « truc » acrobatique, un acte de bravoure populaire (rappelez-vous Kate Winslet dans Titanic, lors de la scène du bal en seconde classe…). Marie Taglioni raffine ce geste pour l'intégrer à sa danse, en s'aidant de chaussons à bouts renforcés. Ces pointes n'ont cependant pas grand-chose à voir avec celles que l'on connaît aujourd'hui : elles ne comportent ni plateau ni boîte, et la position qu'elles permettent d'atteindre se situe en réalité à mi-chemin entre la demi-pointe et la pointe actuelle. Ce qui au final est encore plus impressionnant, je vous le concède. Ouais. May the metatarses be with you.

Marie Taglioni travaille dans deux directions a priori opposées : la virtuosité d'une part et la simplicité d'autre part (adieu sourires et œillades de ballerine-courtisane)(parce que cela ne sied pas à une femme qui n'est pas jolie ?). Sa virtuosité toute italienne (et nouvelle pour le public) est tempérée par une retenue aristocratique des plus rassurantes. Sa danse fait date : on voit même en elle une « ballerine de la Restauration », à l'image des aspirations politiques contradictoires de l'époque. En somme, Marie Taglioni réussit là où Vestris a échoué : elle transcende la virtuosité. Le romantisme est entré dans la danse.

 

Impératifs économiques

Avec l'arrivée de Louis-Philippe sur le trône, sont prônées éthique de travail et prospérité économique. Louis Véron se voit confier la gestion de l'Opéra, avec pour mission de lui trouver une place dans l'économie. L'homme a un sens certain du marketing : il organise des dîners où il convie les danseurs, embauche une claque pour entraîner le public et ouvre le foyer de la danse aux connaisseurs… de gambettes, qui se font le plaisir de devenir « protecteurs » des danseuses.

 

Le ballet des nonnes, ambigu en diable

Robert le Diable (1831), opéra de Meyerbeer qui comprend un ballet en son sein, a été un grand succès du XIXe siècle avec plus 500 représentations au compteur. Dans les grandes lignes : Robert, fils du Diable et d'une mortelle, se laisse séduire par le démon et se retrouve, au troisième acte, attiré dans un couvent où une bacchanale de nonnes défuntes le conduit à sa perte (il est sauvé in extremis). Parce qu'il est faible et oscille entre le Bien et le Mal, Robert est tour à tour interprété comme symbolisant la France, le peuple français ou Louis-Philippe, qui ne sait sur quel pied danser, entre héritage monarchique et aspirations républicaines (à moins que ce ne soit l'inverse).

Taglioni y (dés)incarne la mère supérieure, qui dirige les nonnes-fantômes - lesquelles ont la particularité d'avoir brisé leurs vœux de leur vivant. La chorégraphie exploite à fond le fantasme de la nonne-prostituée, à travers des mouvements aux connotations sexuelles explicites qui mettent mal à l'aise Taglioni. La danseuse n'est pas franchement le type de la ballerine-courtisane, mais c'est précisément le fait qu'elle ait l'air « trop angélique pour être damnée » qui fait l'ambivalence de son personnage et le succès du ballet.

 

Robert le Diable par Degas

Dans ce rôle, la danseuse est à la fois une sainte et une force d'anarchie. Par cette dualité, elle touche les artistes romantiques et ouvre le ballet au monde de la littérature : Heine, Stendhal, Balzac, Gautier, Lamartine, Musset, Sand… Ces hommes (et femme) de lettres sont les premiers critiques informés, à considérer le ballet comme un art à part entière. Ils jouent un rôle essentiel dans la carrière de Taglioni, dont ils contribuent à créer le mythe.

 

La Sylphide ou le désir d'un idéal perdu

La Sylphide est un ballet écrit et conçu par Adolphe Nourrit (ténor qui tient le rôle principal dans Robert le Diable), inspiré d'une histoire fantastique de Charles Nodier (qui tient un salon littéraire influent), chorégraphié par Filippo Taglioni. Pitch express : James, villageois écossais, doit épouser Effie, mais il est hanté par la sylphide. Le dilemme n'est pas qu'entre une femme réelle et une femme idéale : James ne peut pas attraper la sylphide, et celle-ci mourra s'il en épouse une autre. James demande de l'aide à une sorcière, piteuse idée qui se solde par la mort de la sylphide1 et le mariage d'Effie avec un autre. 

Cela vous paraît un peu niais ? Plantons le décor : Charles Nodier, amèrement déçu par la décadence de son temps, dépressif, se tourne vers le mysticisme et les arts occultes, tandis qu'Adolphe Nourrit finit par se suicider. Ambiance. À l'époque, La Sylphide n'est pas entourée de la douceur et de l'assurance avec lesquelles on la danse aujourd'hui. Le ballet est « un rappel poignant du désenchantement ressenti par la génération post-révolutionnaire » ; la fantaisie, une réaction à la mélancolie, un désir d'échapper au monde matériel où l'idéal spirituel est inatteignable et le désir érotique réprimé.

La sylphide n'est retenue par aucune convention sociale et c'est en cela qu'elle attire James, qui désespère d'y échapper. Contrairement à Effie qui représente la femme bourgeoise, la sylphide est libre – sa liberté est la condition même de son existence. Mais cette liberté est inatteignable pour James, à l'image de la sylphide qui meurt lorsqu'il l'attrape enfin. L'idéal est à l'horizon, jamais atteint. La sylphide est là et elle n'est pas là à la fois ; sa danse est construite sur un paradoxe : « a weighted weightlessness », « muscular spirituality ». L'illusion de la légèreté naît paradoxalement de ce que la danseuse est solidement ancrée dans le sol, ne cherchant pas à décoller, mais à glisser sur le sol, à la lisière entre le monde humain et le monde surnaturel.

 

 

L'idéal n'est pas éthéré ; il est incarné par la sylphide. Taglioni est à la fois un symbole religieux, un ange, une vierge… et une femme en chair et en os. Son costume de sylphide est typique des tenues de l'époque et, quelque part, avec ses bijoux, fait plus femme que danseuse. L'être angélique est aussi une créature sexuelle, qui rend des visites nocturnes. Dans ses écrits, Chateaubriand nomme sylphide cet être qui le hante, femme composée de toutes les femmes, qui le plonge dans des états de transes, de désirs et d'imagination exacerbés. Se retirant, elle le laisse hagard, dans l'angoisse de savoir qu'une telle créature ne viendra jamais transcender son existence. Quelque part, c'est son inexistence qui lui donne de l'emprise. L'érotisme de la sylphide vient de ce qu'elle est inaccessible, caractérisée par son indépendance et sa liberté.

Ces rêveries peuvent sembler extravagantes, mais il faut bien voir qu'elles s'inscrivent dans un mouvement de rejet des Lumières (« a counter-Enlightenment impulse »). De dépit, les romantiques se réfugient dans le surnaturel ; ils cherchent dans la magie un moyen de ré-enchanter un monde que la raison a privé de sa dimension spirituelle. La sylphide est un héritage d'anciennes superstitions ; elle appartient de plein droit au monde merveilleux (James, lui, emprunte à l'imaginaire écossais des romans de Scott – et c'est une tradition inventée…).

La sylphide n'est pas qu'un fantasme d'homme ; Marie Taglioni compte parmi ses plus grands fans des femmes ambitieuses, à la vie sociale très active. Elles se retrouvent dans sa sylphide, y voient l'expression de leurs propres aspirations – à des idéaux, à une passion dont elles ressentent le manque. Elles s'identifient d'autant mieux à Marie Taglioni qu'elle leur apparaît comme une bourgeoise idéale, une femme « décente » qui s'occupe de son intérieur, de ses enfants et mène une vie simple. Ironie : la vie privée de la danseuse est assez malheureuse, featuring un mari alcoolique et le décès d'un amant, père de son deuxième enfant. L'héroïne romantique connaît les souffrances de la femme passionnée…

 

Fanny Elssler, tropisme exotique

En 1837, Marie Taglioni quitte Paris pour des tournées internationales. L'Opéra engage sa rivale Fanny Elssler, qui incarne une autre facette du romantisme : l'obsession pour les cultures exotiques et les lieux lointains. Ses tubes incluent des danses gitanes, tarentelles italiennes, mazurkas hongroises et surtout le boléro espagnol (qui en l'état n'existe qu'à Paris, et surtout pas en Espagne). Tout comme Marie Taglioni, Fanny Elssler est une star internationale avec plein de produits dérivés à son effigie (genre Klimt à Vienne aujourd'hui).

 

 

Les ballerines qui succèdent cherchent à imiter Taglioni mais ne se démarquent pas. Taglioni reste un spécimen unique et laisse un souvenir fort: dotée d'une aura puissante, elle est parvenue à rendre avec justesse la tonalité émotionnelle de son époque.

 

Giselle

La Sylphide se situe aux débuts du romantisme (avec Chateaubriand) ; Giselle, à la fin (avec Gautier, qui hérite du désenchantement initial et annonce le spleen baudelairien). Pour Gautier, La Sylphide est la parfaite expression du désir poétique. Comme Chateaubriand, il est hanté par sa sylphide : Carlotta Grisi, danseuse dont il restera amoureux sans jamais être aimé en retour2, et pour qui il écrit l'argument du ballet Giselle (1841). La chorégraphie est réglée par Coralli et Jules Perrot, qui a étudié avec Vestris. Perrot est en outre le partenaire et l'amant de Carlotta Grisi (formée à la Scala).

 

Carlotta Grisi dans Giselle

Pitchons, pitchons : Giselle, villageoise, tombe amoureuse d'Albrecht. Lorsqu'elle découvre que l'homme qui lui a conté fleurette n'est pas le paysan qu'il prétend être mais un duc fiancé à la princesse Bathilde, Giselle devient folle et meurt. On la retrouve au second acte, dans une forêt peuplée de Wilis, fantômes de femmes qui veulent la perte des hommes : Hilarion (qui a dénoncé Albrecht par jalousie) succombe, mais  Albrecht est défendu par Giselle (qui lui enjoint d'épouser Bathilde) et sauvé par l'arrivée du jour (les Wilis s'évanouissent à l'aube). On retrouve dans ce ballet des réminiscences de La Sylphide (pas similaires, effets spéciaux avec des machines pour faire voler les Wilis), de Robert le Diable, mais aussi de La Fille de l'air (1837) ou La Fille du Danube, ballet dans lequel dansait Taglioni.

Giselle est à la confluence de trois obsessions romantiques : la valse, la folie, un passé chrétien médiéval idéalisé (coup classique quand le présent n'est pas top). Lucia di Lammermoor de Donizetti (1835), Nina ou la Folle par amour, La Somnambule de Bellini (1831)… les folles courent les scènes. Dans l'imaginaire de l'époque, valse et folie sont assimilées à des maladies quasiment sexuelles, hormonales, aussi typiquement féminines que la lecture de romans. Les romantiques en donnent une vision plus positive : pour eux, cet excès émotionnel donne un accès privilégié à la poésie, la beauté, aux mystères désirables de l'imagination.

 

Le ballet romantique, expression poétique du mal du siècle

La Sylphide et Giselle constituent les premiers ballets modernes. S'ils nous semblent familiers, ce n'est pas seulement parce qu'ils sont encore dansés (dans des versions sensiblement différentes), mais parce qu'ils inventent le ballet tel qu'on le connaît aujourd'hui : non pas une affaire d'hommes, de dieux, de héros, de pouvoir et de manières aristocratiques, mais de femmes qui explorent et expriment les mondes intérieurs du rêve et de l'imaginaire3. La pantomime est toujours là (les versions actuelles en ont pas mal coupé), mais la narration n'est plus le principal enjeu. Plus que narratif, le ballet doit être expressif. L'essentiel est de saisir l'évanescent, d'exprimer les invisibles choses de l'esprit. Le paradigme littéraire du ballet n'est plus la tragédie, mais la poésie. Cette dimension poétique a permis à La Sylphide d'exprimer le mal du siècle : « un désir de s'élever à un état d'un autre monde, idéalisé » - sachant que le désir de cet idéal est en même temps le constat de sa perte (le désir étymologique : le regret d'une étoile perdue).

 

Épilogue

Le ballet romantique a des résonances encore aujourd'hui, mais à l'époque, il tourne rapidement court. La Révolution de 1848 y met fin : le ballet romantique est lié à l'expérience d'une génération et ne lui survit pas. La Sylphide quitte le répertoire en 1858, Giselle dix ans plus tard. En 1863, le costume d'Emma Livry, passée trop près d'un bec à gaz, prend feu et c'est ainsi que disparaît la dernière successeuse de Taglioni. On trouve un dernier reflet de cette période romantique dans les tableaux de Degas, qui rappelle l'idéal du ballet (souvent en arrière-plan, flou, derrières musiciens ou les spectateurs) tout en documentant "les illusions perdues et les dures réalités" des danseuses. En arts, le romantisme laisse place au réalisme : l'imaginaire est balayé par la science et le positivisme.

 

Onirisme des costumes et filles réduites à leurs jambes…

 

L'Opéra est réduit à un marché de filles et, sur scène, tout n'est que spectacle et virtuosité, dans l'esprit kitsch des aventures du Corsaire (1856 - pas la version que l'on connaît aujourd'hui). Le futur du ballet n'est plus à chercher en France, mais en Russie (où Petipa fait évoluer la chorégraphie quand il le juge nécessaire - il fait notamment redescendre les willis de leur treuils et étend l'acte II de Giselle) et au Danemark (où Bournonville remonte en 1836 sa propre version de La Sylphide, base d'une tradition spécifiquement danoise).


1
Apparemment, où moment où la sylphide perd ses ailes, la musique fait écho à l'air « J'ai perdu mon Eurydice » de Gluck.
2 Gautier finit par épouser la sœur de Carlotta Grisi (cela me laisse fort perplexe ; je trouve ça affreusement triste pour la sœur).
3 Les hommes sont hors scène ou réduits au rôle de porteurs.

27 avril 2016

AA 3/12 La Révolution française dans le ballet

Ce billet fait partie d'une série de compte-rendus sur Apollo's Angels, de Jennifer Homans.

 

Ballet bluette, ballet pompier

À la fin des années 1770, la rivalité de la comédie italienne est alarmante ; l'Opéra traverse une crise financière. On n'y donne plus de nobles pantomimes dans le style de Noverre, mais des vaudevilles-pantomimes, sortes de ballets fleur bleue mettant en scène de jeunes paysannes (parfois émaillés de quelques sous-entendus politiques, les rosières pouvant faire écho à Marie-Antoinette). Le chorégraphe Maximilien Gardel travaille avec des compositeurs qui recyclent des chansons populaires : le public en connaît les paroles, c'est un moyen efficace pour rendre la pantomime compréhensible. La danseuse-phare de ces ballets est Madeleine Guimard, une « bâtarde au grand cœur », ai-je écrit dans mes notes, ce qui me fait un peu douter de moi. La miss danse les rôles de paysanne avec noblesse et les rôles de dame noble avec simplicité, mais bon, ça reste de la bluette.

L'érosion du style noble correspond à une réalité sociale. Louis XVI, moins porté sur l'étiquette (et ce n'est pas Marie-Antoinette qui va lui remettre les pendules à l'heure), se rend peu souvent à l'Opéra. Le réflexe de se tourner vers le roi et les grands de ce monde pour connaître leur avis (forcément le bon) tend à s'estomper. On vient de moins en moins pour être vu et de plus en plus pour voir, si bien que lorsque l'opéra est détruit dans un incendie, on en reconstruit un plus axé sur la visibilité que la sociabilité (ce n'est pas le palais de Chaillot non plus, hein).

L'Opéra est aussi agité que la nation. Les danseurs sont de moins en moins contrôlables et se livrent à des mutineries qui en envoient certains en prison. Auguste Vestris, danseur qui compte davantage sur la virtuosité que son père Gaetan, refuse de se produire pour la reine, ça par exemple ! Le 11 juillet 1789, la foule investit l'Opéra et s'empare des accessoires qui ressemblent à des armes – la chronologie nous préserve heureusement d'une prise de la Bastille avec des pistolets à eau.

Exit les ingénues de Guimard, place au ballet héroïque ! Pierre Gardel chorégraphie en 1790 Télémaque dans l'île de Calypso et Psyché (même si je ne vois pas trop ce qu'il y a d'héroïque dans Psyché, hormis de le jouer 560 fois en 3 ans). Ces deux ballets constituent un compromis entre l'ancien, avec des histoires bien connues, et la nouveauté, essentiellement vestimentaire et féminine. Le ballet adopte en effet la mode grecque de la Révolution (bah, ouais, Sparte, quoi !) : les tenues grecques permettent de dénuder les danseuses en tout bien tout honneur (pas comme ces nobles vicelards). Et comme Gardel s'est aperçu que cela plaît au public, il renforce les effectifs féminins sur scène, au point de faire presque disparaître les hommes, qui ne sont plus que 2 dans Télémaque, entourés de 32 femmes. Bref, le ballet héroïque habille de grandeur une pantomime vaudevillesque ; ce n'est pas ça qui va revitaliser le genre.

 

Allons danseurs de la patrie

En 1792, alors que la Révolution entame sa phase radicale, les productions théâtrales se politisent (L'Offrande à la liberté est chorégraphiée sur La Marseillaise). L'Opéra échappe à l'épuration : une liste d'artistes royalistes a bien été établie, mais il semblerait que l'homme chargé des arrestations aimait trop être diverti. En 1794, Gardel s'engage à abandonner le répertoire de l'aristocratie viciée au profit de productions républicaines décentes (en toges grecques, donc). Ce n'est pas pour rien que Gardel restera directeur de l'Opéra pendant 42 ans, passant au travers des régimes successifs…

Les festivals révolutionnaires fleurissent sur les parvis : plus que de mettre en scène, il s'agit de revivre les moments marquants de la Révolution et, par là même, de les créer comme mythes. La foule n'est pas uniquement là pour regarder, comme c'était le cas pour les ballets du roi : elle est invitée à participer. Il y a interaction entre la scène et la place publique : des danseurs et maîtres de ballet sont impliqués dans ces événements, dont les thèmes vont en retour durablement marquer le ballet, même après la fin de la période révolutionnaire.

Les festivals révolutionnaires mettent en scène des groupes de jeunes filles habillées de blanc – des jeunes filles d'extraction modeste censées incarner la pureté, la vertu républicaine. Quoiqu'elles ne dansent pas, leur chœur silencieux est l'ancêtre de corps du ballet. Jusque là, en effet, il n'y a sur scène que des personnages, des couples – pas d'entité clairement définie. Il faudra attendre La Sylphide et Giselle pour voir apparaître le groupe en tant que tel ; les Romantiques le concevront candide et féminin, à l'instar de ces groupes de jeunes filles habillées de blanc.

 

Tout envoyer valser ?

En 1794, l'Opéra reprend le répertoire d'avant la Révolution (plus Télémaque et Pysché), mais il ne s'agit pas pour autant d'un retour à l'ordre établi, plutôt d'une mise en pilotage automatique : les ballets sont repris comme les rediffusions à la télé. La dynamique est ailleurs, dans les bals parisiens, où dansent les (femmes) incroyables et les (hommes) merveilleux, dans d'extravagantes tenues. L'Opéra accueille ainsi des bals masqués, témoin de la nouvelle danse à la mode : une valse qui n'a rien de viennoise. On se tient par la taille, on s'enlace… c'est chargé d'érotisme. Et surtout, transposé sur scène, c'est la naissance du pas de deux : les partenaires n'évoluent plus côte-à-côte, comme c'était le cas dans le menuet, mais face-à-face, les corps en prise l'un avec l'autre, qui font contrepoids.

En 1800, après des années de vache maigre chorégraphique, Gardel présente La Dansomanie. Si le protagoniste de ce ballet peut rappeler monsieur Jourdain par sa folie sociale (il refuse de marier sa fille sous prétexte que le beau parti n'est pas bon danseur), La Dansomanie n'a plus l'aura de la cour qu'avait Le Bourgeois Gentilhomme. Il ne s'agit pas d'une comédie-ballet mais d'un « rien », selon le chorégraphe lui-même, conscient de ne pas faire dans la finesse de la satire, mais dans la pure farce.

 

Mise au pas

L'arrivée de Napoléon signifie retour à la cour, la hiérarchie, l'étiquette… et les maîtres de ballet. Ce n'est pas pour autant un retour au passé : si la hiérarchie est prônée comme valeur, elle se fonde désormais sur le mérite (et la fortune, quand même) plutôt que la naissance.

L'Opéra est mis sous surveillance : les ballets sont soumis à la censure, et les danseurs ne sont plus autorisés à modifier les pas ou à reprendre la chorégraphie d'un ballet dans un autre - caprices aristocratiques que cela. Alors qu'ils ont participé à la Révolution, les danseurs se retrouvent paradoxalement à défendre leurs privilèges de l'ancien temps. Envie de faire le malin ? Quatre jours de prison.

L'école de danse est elle aussi mise au pas : on bat le rappel des élèves qui s'entraînent chez des professeurs particuliers et les garçons sont dotés d'un uniforme. C'est l'émergence du ballet comme une discipline moderne, au style militaire.

 

Auguste Vestris et le mélange des genres

Jusque là, le ballet est divisé en trois genres : noble, demi-caractère et comique. Cette catégorisation va de paire avec une certaine croyance dans le bien-fondé de la hiérarchie : « les rois et les nobles étaient, par la grâce de Dieu, supérieurs aux autres, et ils dansaient d'une manière qui le prouvait. » Reproduisant cette hiérarchie, les danseurs sont spécialisés dans l'un des trois genres. Auguste Vestris, lui, est formé au genre noble, mais horreur et damnation, il se permet de tous les mélanger. Non seulement ses tours et ses sauts sont à l'opposé de la retenue requise par le style noble, mais cette virtuosité laisse entrevoir un travail qui contredit le don et partant l'ordre "naturel" - la grâce physique et divine.

Il ne s'agit pas de quelques écarts à mettre sur le compte de l'impétuosité de la jeunesse ; la remise en cause est profonde et constitue une véritable rupture dans l'histoire du ballet. La violence que certains spectateurs perçoivent dans les "gesticulations" de Vestris est (aussi) une violence qui s'exerce contre le genre noble, dé-naturé, refondé dans un ensemble plus vaste, dont il n'est plus qu'une facette. Les trois genres fusionnent en effet en une seule et même technique : le style noble se retrouve dans les parties d'adage ; le demi-caractère, dans les pas rapides et la batterie (les sauts) ; et le comique, dans pas plus athlétiques encore. C'est beau comme du Lavoisier.

Même des danseurs a priori nobles se laissent séduire par cette nouvelle manière de danser et l'un deux, Antoine Paul, pousse plus loin encore les outrances de Vestris. Il en va aussi de leur carrière : si les puristes se lamentent, le public en réclame. Alors, vulgaire ou spectaculaire ? Il suffit de penser à Ivan Vassiliev, Daniil Simkin ou François Alu, par exemple, pour constater que cette tension entre virtuosité et pureté technique est encore d'actualité (sans même parler des galas et de leurs fouettés à foison, qui déclenchent généralement des comparaisons circassiennes).

 

Le début d'une technique moderne

La confusion des genres signifie aussi que les notateurs se mélangent les pinceaux. Le système Feuillet n'est plus adapté à ces nouveaux pas en constante évolution. Les croquis se multiplient en marge et finissent par déborder les tracés initiaux. L'invention d'un nouveau système de notation devient nécessaire, mais les différents essais ne sont pas très fructueux. Les sources les plus exploitables qui nous sont parvenues sont au final des exercices consignés par Bournonville (élève de Vestris) et Michel Saint-Léon (le père d'Arthur).

La nouvelle école telle qu'elle se devine dans ces notes se distingue par 180° d'en-dehors, des pieds complètement pointés (ce qui est rendu possible par des chaussures style sandales grecques) et une mobilité accrue du buste et des bras. Pendant la classe, les danses ne sont plus pratiquées comme des ensembles mais divisées en pas, lesquels sont exécutés dans un ordre de difficulté croissant, dans d'interminables séries. Les cours durent généralement trois heures et requièrent une énergie considérable. Rien que l'échauffement comprend 48 pliés, 128 grands battements, 96 petits battements, 128 ronds de jambe à terre, 128 en l'air, 128 battements sur le cou-de-pied… Le maître mot : répétition. Couplé à l'utilisation de machines pour forcer l'en-dehors, cet entraînement extrême entraîne une hausse du niveau technique et… du nombre de blessures.

Pour se rendre mieux compte de l'évolution : vidéo de la Royal Opera House sur la classe de danse à travers les siècles.

 

La fin du danseur masculin

La nouvelle école de Vestris met en place les fondements de la technique moderne du ballet mais, ce faisant provoque la perte des danseurs : sans danseur noble, il n'y a plus de place pour les hommes dans le ballet. Avec la fusion des genres en une seule et même technique, le danseur devient une page blanche qui n'est plus le reflet d'un ordre social défini. Ce danseur tout-en-un, incarné par Vestris, ouvre la voie au danseur d'aujourd'hui, qui doit pouvoir tout danser, mais, à l'époque, cette dé-spécialisation est perçue comme une perte, la corruption d'un art par des mouvements violents, heurtés.

À ce changement de paradigme technique s'ajoutent des considérations vestimentaires. Contrairement à leur public, les danseurs ne portent pas le pantalon (peu pratique pour sauter) ; ils ont gardé leurs collants. Cet accoutrement à l'ancienne les fait paraître précieux comme des dandys, héros ridicules d'un temps passé (les novices du ballet comprendront sans problème ; balletomanes trop habitués aux collants pour y avoir autre chose qu'une convention, visualisez deux secondes les costumes de Psyché, ça devrait vous aider). Vestris et compagnie réussissent ainsi l'exploit d'être perçus à la fois comme disgracieux (mouvements pas assez nobles) et efféminés (vêtements trop nobles) - alors que, bon, féminité et grâce sont d'ordinaire assez facilement associées.

En bref : la danseuse est l'avenir du danseur. La virtuosité masculine est écartée au profit d'un jeu féminin plus délicat, incarné par Émilie Bigottini dans Nina ou La Folle par amour (1813). Pas d'acrobatie : de l'expression, du mystère. La demoiselle est si peu virtuose qu'elle est à peine danseuse ; sa pantomime est celle d'une comédienne. Il faut attendre le romantisme pour battre Vestris et compagnie à leur propre jeu et atteindre un niveau d'expression supérieur par davantage de technique encore.

Prochain épisode : l'avènement de la ballerine romantique, qui prend la place du danseur (au point que les rôles d'hommes seront joués par des femmes en travesties - l'inversion est totale).