03 juillet 2016
Anémone humaine et autres métamorphoses
Les pièces dansées par Sankai Juku exigent du spectateur un état contemplatif proche de la transe, ce qui n'est pas chose aisée le ventre vide1. Heureusement, Palpatine et moi sommes proches de la scène et Ushio Amagatsu a « osé mettre plus de mouvements », ce qui rend Meguri plus facile à suivre même si, en contrepartie, les images se gravent moins profondément dans la mémoire. Les sillons de l'extrême lenteur sont ailleurs, sur le mur au fond de la scène, décor inspiré « des fossiles de crinoïdes, animaux aquatiques en forme de plantes, apparus dès l'époque du paléozoïque ». Les éclairages projetés sur ces motifs d'algues nous plongent dans les bas-fonds marins ; s'y déploie une fascinante anémone humaine, groupe de danseurs sur le dos, qui plient-déplient-replient bras et jambes, les mains fureteuses, mi-anguilles-Gorgones mi-têtes de robots anthropomorphisés2.
Dans le tableau suivant, les lumières bleues concentrées au centre du praticable nous font remonter à la surface, trois danseurs sur les bords-ponton. J'aime beaucoup ce mouvement récurrent, que je tente ensuite tant bien que mal de mimer sous le nez de Palpatine : les doigts qui s'ouvrent pour fermer leur corolle un peu plus haut, une main dépassant l'autre, comme des bulles qui s'échappent. Ou des poissons qui activent leur mâchoires pour gober du plancton ascendant. Ou des fleurs carnivores qui se dressent pour gober un insecte. Quelque chose d'organique, en tous cas, qui entremêle minéral, végétal et animal, à l'image des crânes-galets des danseurs ou des cartouches d'algues fossiles devant lesquels ils évoluent.
Vers la fin, les éclairages transforment subitement cette espèce de mur des lamentations géologique en or ; c'est soudain la porte d'un immense temple, couverte d'inscriptions inintelligibles mais sacrées. Quelque divinité comme : la nature, le vivant, l'incroyable richesse de toute ce qui prolifère, aussi bizarre et variée que les images qui nous proviennent de temps à autres de plongeurs-explorateurs, avec leurs créatures translucides, nouvelles combinatoires d'une inventivité à faire pâlir les dessinateurs les plus extravagants de science-fiction3. « Exubérance marine, tranquillité terrestre » : Ushio Amagatsu, les côtes qui tombent comme les joues d'une tortue, rend au corps toute son étrangeté protéiforme.
1 Débuts brouillons de mon régime pauvre en sel et en sucres (à cause des médicaments pour ma tendinite).
2 À chaque fois, je pense aux abdominaux qu'un tel gainage requiert – pilates au petit-déjeuner. Et la maîtrise musculaire qu'il doit falloir pour donner l'impression de trembler de tout son être, comme le font les danseurs dans le quatrième tableau ! Ils ne vibreraient pas davantage sous l'effet d'un marteau-piqueur…
3 Difficile de faire plus futuriste qu'une de ces créatures ancestrales.
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Pirate !
Le Corsaire, d'Anna-Marie Holmes,
soirée du 22 juin, avec l'English National Ballet
Comment se fait-il, qu'allergique au kitsch, je ne sois pas rebutée une seule seconde par Le Corsaire ? Le seul passage qui m'a intérieurement fait tirer la langue est le divertissement rêvé du « jardin animé », un jardin de belles plantes en tutu blanc et couronnes de fleurs portées à bout de bras comme les cerceaux des gymnastes – un jardin qui pourrait être cultivé sous nos latitudes ; en somme, un kitsch bien de chez nous. L'orientalisme, en revanche, ne me dérange pas une seule seconde ; je sais que j'ai affaire à l'équivalent esthétique du préjugé, à un Orient d'occidental, mais, occidentale sans expérience de l'Orient (pire : sans grande curiosité pour l'Orient), je n'ai aucune image concrète pour remplacer ce que je reconnais comme cliché.
Non seulement le décor type caverne d'Ali Baba ouvrant sur un clair de lune ne me dérange pas, mais je l'apprécie comme une enfant à qui on lit un conte. Je l'apprécie peut-être même d'autant plus qu'il est présenté comme un plaisir coupable (moins de colonialisme que de mauvais goût, je vous rassure). Le temps de ce ballet, je suis la balletomane type qui consterne Carnet sur sol, celle qui se repaît de son ignorance crasse, qui éprouve une délicieuse volupté à ignorer le patchwork musical, le bric-à-brac narratif1 et la pagaille des versions chorégraphiques. Pire : j'embrasse ce patchwork, ce bric-à-brac, cette pagaille parce qu'ils me libèrent de la nécessité du sens et me laissent toute-ouïe-tous-yeux-tous-pores à l'exultation des corps.
J'aime, que dis-je aimer, j’idolâtre la virtuosité ! Non pas celle, mécanique, des grands techniciens ; celle des bêtes de scènes, aux sauts et à la sensualité félines. Je crois que je n'avais pas ressenti ce frisson de virtuosité à Garnier depuis le Basile d'Ivan Vassiliev2. Le grand jeté par lequel Yonah Acosta vole en scène donne quelque idée de ce qu'ont pu ressentir les spectateurs face au Spectre de la rose de Nijinsky, mais c'est Cesar Corrales mon coup de cœur – qu'emplois-je cette expression pudibonde ? – mon coup de sang, coup de sexe, les hanches qui s'avancent, et non reculent comme le reste du corps de ballet, lorsqu'il abaisse les cordes d'une voile imaginaire et hisse ses couleurs. L'ardeur qu'il y met est telle que j'oublie complètement qu'il s'agit d'un rôle secondaire3, heureuse seulement de le voir plus souvent en scène que s'il avait eu le rôle plus prestigieux mais plus bref de l'esclave (l'esclave plus prestigieux que son maître, qui fait même danser sa bien-aimée4 : revanche des colonisés).
Les femmes ne sont pas en reste, quoique différemment bêtes de scène : Laurretta Summerscales est une magnifique biche ; Alina Cojocaru, un faon apeuré dont le sourcils en permanence froncés vous font immédiatement fondre votre petit cœur. Elle n'était peut-être pas toujours très assurée sur ses jambes, mais il y a en elle une telle intelligence du mouvement ! Rien que l'inclinaison de sa nuque, lorsqu'elle est soulevée par Conrad, suffit à vous faire pâmer de tendresse ; vous voyez son regard de dos ! Comment voulez-vous, après ça, que je condamne Le Corsaire ? Certes, ce n'est pas uniquement ce que j'attends d'un ballet, mais une fois de temps en temps, ça vous fouette délicieusement le sang !
1 Quand Gulnare, voilée, est apparue par la porte par laquelle Médora avait disparu, j'ai mis un certain temps avant de me rendre compte que, non, Alina Cojocaru n'avait pas subitement grandi.
2 Cela tend à me faire penser que Benjamin Millepied a programmé cette invitation comme un coup de pied au cul – l'Opéra de Paris a plein de merveilleux artistes, mais il n'y a guère que François Alu qui puisse déclencher semblable réaction (même si pas chez moi, malheureusement).
3 Dans ce rôle, on dirait un peu une version bad boy d'Allister Madin. ^^
4 J'ai découvert avec étonnement que ce que je pensais être un pas de deux était en réalité un pas de trois ! Ou, du moins, pas un couple.
12:36 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, ballet, le corsaire, english national ballet, enb, alina cojocaru, laurretta summerscales, yonah acosta, cesar corrales
02 juillet 2016
Lady Susan
Calèche au pied de quelques marches dénotant la demeure-château, bas de chausse de domestiques, sceau en cire d'une lettre qu'on décachette : Love & Friendship commence et je me dis que j'ai déjà vu cent fois cette agitation en costume d'époque1. Seuls changeront les noms et les figures. Justement, Whit Stilmann nous les présente derechef : la scène d'ouverture in media res enchaîne avec une série de médaillons qui introduisent chaque personnage avec son nom et sa fonction2… exactement comme dans les pièces de théâtre.
En abordant le roman qu'il adapte comme une comédie de mœurs, le réalisateur montre un sens aïgu du théâtre mondain/humain, dont il ne se départit jamais au cours de sa lecture. Souffle sur tout le film un petit vent mordant, qui n'empêche pas la tendresse mais prévient le romantisme. Chacun en prend pour son grade3, et je retrouve là le ton de Jane Austen – même si, n'ayant guère lu d'elle que Pride and Prejudice, je ne peux mesurer la conformité à Lady Susan.
Oui, oui, vous avez bien lu : Lady Susan. Love and Friendship, œuvre de jeunesse de la romancière, n'a pas fourni au fil sa trame – seulement son titre, probablement choisi pour conserver la binarité de Pride and Prejudice et Sense and Sensibility, les romans les plus connus (et donc les plus bankable) de Jane Austen. « Lady Susan » a pourtant un petit côté Oscar Wilde pas déplaisant, qui correspond davantage à ce que Whit Stilmann en fait (et fonctionne mieux, à mon sens, qu'une Keira Knightley trop-intelligente-pour-ne-pas-se-pâmer). Encore une victoire esthétique des roués4.
1 Un détail m'a surprise : les chandeliers allumés près des fenêtres en pleine journée. Bougies comme signe d'une époque ? Il me semblait que c'était une denrée relativement chère et qu'on l'économisait autant qu'on pouvait (d'où les économies de bout de chandelle).
2 Avec les sous-titres qui remontent momentanément au-dessus de ces légendes, c'est un peu le bazar – pas facile à suivre.
3 Chacun-en-prend-pour-son-grade : une dimension occultée par le romantisme dans le cas de Jane Austen, par le misérabilisme dans celui de Charles Dickens, et par le snobisme littéraire dans celui de Proust. Cela ne m'étonnerait pas qu'il y ait quantité d'auteurs dont nous avons une perception commune erronée pour avoir envisagé le récit et/ou le thème de leur œuvre sans souci de style.
4 Quelque part, il est assez logique que le roman, art de la mécanique humaine, fasse esthétiquement triompher ceux qui se rient de ses rouages. Victoire de la lucidité, par-delà le bien et le mal.
23:01 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, jane austen, love and friendship
Le génie du néon ou la violence des paillettes
Le pitch de The Neon Demon est aussi maigre que les créatures qui l'habitent : Jesse, jeune fille à la beauté spontanée, débarque à L.A. pour devenir mannequin et pénètre un monde où tous s'agrègent autour d'elle par attraction-répulsion. Seulement voilà, dans ce monde de papier glacé, le film vacille comme un néon qui tarde à s'allumer : les scènes de jour en extérieur mènent inexorablement aux studios des photographes, où tout n'est bientôt plus que chair et lumière, jusqu'à l'abstraction, jusqu'à ce que la lumière pure ou son absence exige le retour du monde extérieur, qui revient comme le jour se lève, pour nous entraîner à nouveau, dans sa course implacable, vers sa dissolution. Plus le film avance, plus le monde s'abrège et se précipite dans l'éternité d'une lumière aveuglante : studio blanc, blanc, blanc à en représenter le vide, où semblent flotter les mannequins disposées ça et là dans l'attente ; obscurité complète d'une boîte de nuit / maison hantée, déchirée par des éclairs de chair rouges, verts, un profil, fuchsia, un nez, des yeux sans regard car sans objet ; ténèbres de terreur alors que Jesse écoute à travers la cloison la fille d'à côté se faire violer et que l'obturateur du monde se rétrécit autour d'elle, silhouette foetale que le jour expulsera à nouveau sous la lumière.
Le travail formel de Nicolas Winding Refn est esthétique ; il est même chirurgical, à effacer méthodiquement la profondeur, liposuccion de la troisième dimension. On ne sait bientôt plus apprécier, ni les distances ni la beauté. La plus parfaite des plastiques devient terrifiante. Chirurgie et maquillage, quoique omniprésents, sont anecdotiques : le mannequin devient femme bionique d'être en permanence scruté. Dévisagé : défiguré. Le regard que l'on pose sur cet être l'aliène ; il devient une créature, de cauchemar plus que de rêve, au point de faire basculer le film dans une horreur de science-fiction1. Le corset enfilé pour le shooting ne serait-il pas une carapace ? Les ongles, des griffes ? Et les tresses rampant à même le crâne, prêtes à siffler sur vos têtes ? Ces filles ne sont pas humaines. Sont-elles mêmes belles ?
Tout se disloque. On rappelle que la vraie beauté est naturelle et on en instaure Jesse (Elle Fanning) comme gardienne ; il lui faudra ainsi mourir pour déterrer la signification de ce lieu commun : le naturel n'est pas du nude mais du putréfiable. Under the Skin2. Le réalisateur dépèce cette réalité d'un coup : c'est beau, c'est violent. Au passage, la foutaise de la beauté intérieure est retournée comme un gant : aussi dérangeante cette vérité soit-elle, Dean3, le petit ami de Jesse, ne se serait jamais retourné sur elle si elle n'avait été si belle. La beauté est incarnée. Animée et incarnée – c'est du pareil au même, l'endroit et l'envers d'un même être. Tout comme le vernis est l'endroit et l'envers de ce monde glossy-glamour ; plutôt que de tenter de l'écailler, le réalisateur en rajoute une couche. Il n'en montre pas le dessous, mais le dessus : le vernis comme glaciation de l'être.
Notre obnubilation des corps nous désincarne.
Mit Palpatine
1 Je propose le glamour-gore comme appellation de genre.
2 Troublante convergence avec le film de Jonathan Glazer. Quelque part, Neon Demon, c'est est un peu le clip eaux noires d'Under the Skin, mais pendant la moitié du film.
3 Karl Glusman, qui jouait dans Love (d'où la tête connue, sans que je puisse la remettre en contexte).
21:17 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, the neon demon, elle fanning, refn, karl glusman