Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

27 avril 2014

Tristan und Isolde

On n'échappe pas à son destin : si la servante d'Isolde n'avait pas interverti les filtres, Tristan et Isolde auraient bu le poison et seraient mort ; ils boivent à la place le filtre d'amour et, au final, embrassent la mort – la seule différence, ce sont les quatre heures d'opéra que cela prend. Quatre heures durant lesquelles on se bousille le cou et les yeux pour lire les surtitres1 et ne rien perdre d'un livret extrêmement riche. Autant vous le dire tout de suite, c'est peine perdue : si les wagnophiles revoient inlassablement leurs classiques, c'est bien parce que l'opéra nécessite plusieurs écoutes. Quand on est néophyte, on s'extasie pendant toute l'ouverture puis on surnage comme on peut, espérant secrètement à l'ouverture de l'acte suivant que les chanteurs ne se remettent pas à chanter et laissent ce putain de cor nous réjouir de tristesse.

Évidemment, les chanteurs se remettent à chanter, et pas qu'un peu. Alors, après le je ne suis pas un héros (mais un jeune suffisamment ignorant pour ne pas évaluer et craindre le danger) de Siegfried, on passe à l'ultime démystification : l'amour est un poison qui coule dans nos veines car le parfait amant est un amant mort. Pour être éternel, il faut se soustraire au temps et quoi de plus efficace pour cela quand on est un homme que la mort ? De cette logique implacable découle une inversion symbolique du jour et de la nuit. Cette dernière, que le sommeil rapproche de la mort, devient le temps de la vérité, celui d'une vie vécue à l'abri du mensonge et de l'hypocrisie sociale du jour. Les Romains qui sommeillent en nous ne peuvent s'empêcher de frémir et tentent de se rassurer en se rappelant que tout cela résulte d'un amour artificiel2, empoisonné. Comment, pourtant, ne pas voir la lumière ainsi faite sur notre part d'ombre ?

Il y a bien en chacun de nous, je crois, un désir de fusion, une envie de se perdre dans l'autre, qui, si elle nous soulage un temps de nous-même, risquerait de nous perdre. Dans l'abandon amoureux, que l'on est tenté de résumer aux soupirs de la belle qui s'est enfin rendue à l'homme qui la courtise, il y aussi cette tentation d'en finir avec soi, que l'on désire et redoute à la fois (et que pour ne pas voir, on taxera de pudibonderie). Sous l'action du filtre, Tristan et Isolde ne la craignent plus ; ils l'embrassent. L'aspiration à l'amour, habituellement associé à la vie, ne serait-ce que par son caractère reproducteur, devient aspiration vers la mort. Cela est parfaitement rendu par une image de Bill Viola où le soleil aperçu à travers les frondaisons finit par avaler l'écran de sa lumière aveuglante – trop-plein de vie qui efface tout.

Pour le reste, j'avoue ne pas avoir trouvé un grand intérêt aux projections du plasticien-cinéaste : alors que la lenteur aurait pu transmettre le sens de la métamorphose comme c'est le cas dans les spectacles d'Amagatsu, elle ne sert la plupart du temps qu'un symbolisme un peu creux, qui n'apporte pas grand-chose à l'opéra. Le seul autre moment qui m'a frappé comme en soulignant le sens et la richesse est la remontée de Tristan vers la vie, poussé par une éruption de bulles (le feu et l'eau fusionnent comme la vie et la mort). C'est la traduction visuelle et poétique du moment où l'on émerge du sommeil jusqu'à la conscience (quand cela fait pop et que l'on entend soudain le bruit extérieur, comme si on nous avait débouché les oreilles), phénomène miniature de la remontée de Tristan vers la vie, contre laquelle il résiste comme on résiste quand on sait qu'il n'est pas l'heure de se lever, qu'on est encore fatigué et qu'il est bien trop tôt pour se réveiller. Tristan lutte, il ne veut pas plus de cette vie mortifère que Buffy à la saison 6, lorsque ses amis la ressuscitent et l'arrachent à l'apaisement qu'elle avait enfin trouvé. Ce retour à la vie néfaste fait apparaître la mort du couple comme un soulagement : à jamais unis par le et du mythe3, Tristan et Isolde ont fusionné et par cette fusion se sont l'un l'autre libéré d'eux-mêmes, Tristan dissous en Isolde, Isolde en Tristan.

(Contrairement à ce que j'avais cru à l'écoute du deuxième acte en concert, l'opéra n'est pas inhumain : la pulsion de mort, si pesante qu'Eros est écrasé par Thanatos, Wagner nous offre de la mettre à distance grâce au premier acte où il est clair qu'Isolde en veut à Tristan, qu'elle veut sa mort comme la sienne pour mettre fin à la situation « honteuse » et inextricable dans laquelle elle se trouve. Filtre d'amour, filtre d'oubli, on peut refouler en paix.)

 

1 Porter des lunettes s'avère doublement handicapant : 1° si l'on ne bouge que l'œil, le surtitre est pile derrière la monture, on est forcé de renverser la tête ; 2° la vidéoprojection se diffracte largement sur les verres pourtant anti-reflet – de quoi vous faire aimer encore plus Bill Viola.

2 Tristan et Isolde réécrivent l'histoire (si Tristan l'a promise à son roi, c'est qu'il voulait pour elle ce qu'il y a de plus grand) mais quel couple ne le fait pas ? L'amour est avant tout une histoire, qui a d'autant plus de réalité qu'on se la raconte l'un à l'autre – et à ceux qui nous entourent.

3 Il y a tout un passage de réflexion grammaticale qui m'a rappelé les extraits de réflexions théologiques médiévales et aristotéliciennes que j'ai pu voir en philo (pour ne pas faire dans la dentelle : est-ce que l'argument « si Dieu est grand, Dieu est » peut prouver l'existence de Dieu ?).

01 avril 2013

Mon baptême wagnérien

À en croire les mélomanes, Wagner est une sorte de monstre, qu'ils vénèrent autant qu'ils redoutent. Les mélomanes se préparent pour Wagner : pas comme une femme pour aller dîner, non, comme des athlètes en vue d'un marathon. Ils mangent des pâtes, beaucoup de pâtes ; ils dorment bien la veille ; ils se ménagent dans la journée, voire posent un jour de congé. Les mélomanes se préparent pour Wagner : ils révisent. Qui sa mythologie allemande, qui ses thèmes musicaux. Ils révisent et n'hésitent pas à traîner des pavés à l'Opéra pour une antisèche de dernière minute à l'entracte.

Arrivée la fleur au fusil, je me suis fait briefée par Palpatine, qui articule tellement bien Sieglinde que j'ai commencé à douter que Siegfried soit un homme. Autant essayer d'intégrer toute la mythologie greco-romaine en cinq minutes. Wagner a eu pitié de son public et a prévu un exposé récapitulatif dans l'opéra même, craies et tableau à l'appui. Heureusement que je ne passais pas l'interro, la double page consacrée aux Nibelungen dans mon manuel d'allemand de 4e était un peu loin, j'aurais perdu ma tête ; le Wanderer, lui, a eu tout bon (même si c'est un peu de la triche, parce qu'il est là depuis le début – de l'opéra et des temps).

J'ai un peu confondu qui en voulait à qui, qui voulait tuer qui, qui voulait voler qui (mais pas quoi, ça, c'est facile : l'or du Rhin) mais cela ne m'a pas empêché de profiter du spectacle. Beaucoup moins que la mise en scène en tout cas. J'ai mieux compris pourquoi Ariana pouvait parler de démetteur en scène : un gus visiblement frustré de ne pas avoir le talent de Wagner a décidé de le saccager et, sous couvert de modernisation et de concepts, a fait tout ce qui était en son pouvoir pour tuer le fantastique et le rendre laid, laid, laid à grand renfort de « réel » : perruque idiote, chandail effet bedonnant, plat de nouilles, nappe moche, blouse hideuse, couverts bruyants et cerise sur le gâteau : des nains de jardin, au cas où Mime vous aurait fait penser à la sorcière de Merlin l'enchanteur et que vous auriez oublié qu'on est chez un nain. L'ensemble est aussi laid que mesquin. Et ce fond vert... le prologue est terrible, on sent que ça remue dans le silence de la mer, on entend le bouillonnement et on voit presque les premières projections, dont semblent même faire partie les derniers bruits du public plongé dans la marmite obscure de la salle : quintes de toux, joaillerie clinquante, manipulation de programme ; on sait que quelque chose de terrible va arriver, quelque chose de grandiose, quelque chose de terrifiant, un dragon va sortir des lacs de l'enfer, quelque chose de monstrueux va surgir, une force terrible se dresse, se lève, soulevant le rideau de scène... sur ça. Pour être monstrueux, ça l'est. Mais pour ce qui est du grandiose, on repassera.

De préférence après le deuxième acte, où des corps nus maquillés façon treillis font la chenille pour figurer le dragon, les crocs dessinés sur un drapeau. On demande d'urgence un dragon made in China. Mais d'urgence, il n'y en a aucune ; les pauvres figurants traversent et retraversent la scène. Premier passage : c'est moi ou ils ont tout à l'air ? Deuxième passage : Palpatine me propose ses jumelles. Troisième passage : un monsieur derrière moi s'exclame « Oh, quand même ! ». Et pendant ce temps, la virilité pendouillante est toujours aussi peu effrayante (dragon, remember) qu'esthétique.

Le troisième acte est plus triste que laid (l'escalier est même une chouette idée pour représenter les hauteurs, même si ceux du château de Versailles ont une autre gueule) mais confirme une tendance lourde du démetteur en scène, à savoir éblouir au sens littéral du terme (le sens figuré lui étant hors d'atteinte) un public qui a payé jusqu'à 190 € sa place. Même à 25 €, ça me fait chier de ne pas pouvoir lire les surtitres sans risquer de me prendre une décharge lumineuse dans les yeux. Entre les lettres qui brûlent en éblouissant et la projection de flamme sur un panneau de tissu façon cheminée électrique sortie de son âtre, il y a sûrement un juste à milieu à trouver. Et le miroir agité par le gamin du deuxième acte pour simuler le vol de l'oiseau est une jolie idée mais sur le rideau de scène, pas sur le public !

La laideur ambiante semble déteindre sur les personnages – laideur morale. Sans point de comparaison, il m'est bien sûr difficile d'en être certaine mais il me semble qu'en exagérant la sottise de Siegfried (de simplet, il devient un crétin en chaussettes de foot qui provoque le dragon à coup de nananananère), le metteur en scène ruine l'ambivalence du héros, entre bravoure et ignorance. Faire entendre que le héros n'est pas celui qui brave sa peur mais celui qui ne la connaît pas, cela dérange tout de même notre sens chevaleresque, c'est fort comme idée. Mais si le héros n'est plus un jeune homme un peu simplet, ignorant de la vie, mais un sombre crétin, ce n'est plus un héros ambivalent : c'est un sombre crétin qui a de la chance.

Il faut pourtant plus que de la ruse pour penser à limer les fragments d'une épée irréparable pour en fondre une nouvelle – la compréhension instinctive de ce qu'il faut mourir pour renaître, qu'il faut détruire l'épée à grands coups de marteau pour retrouver une arme capable de tuer le dragon. Après le prologue, c'est la première scène qui m'éclate vraiment. Confirmation que malgré les scones, les minijupes et le manque d'articulation, je n'aurais pas pu être Anglaise : j'aime trop les bourrins magnifiques. Les danseurs russes de Boris Eifman. Les coups de marteau porté par tout l'orchestre sur l'épée. Les six harpes, quatre bassons et neuf contrebasses. Le plus curieux – et le plus beau, aussi – c'est que cette outrance n'empêche pas la nuance ; au contraire, elle les démultiplie, comme au début du second acte, où le souffle de la musique s'engouffre dans un grand voile occupant la moitié supérieure de la scène. On voit presque frémir le feuillage de la forêt diaphane qui y est peinte ; la nature inspire et expire au rythme du voile qui enfle et désenfle – respiration de la nature, de la forêt ou du dragon (pour Palpatine) mais surtout du spectateur, profitant d'une trêve de la laideur et même, soyons honnêtes, d'une apparition de la beauté. Il y a en effet dans chaque acte une moitié de la scène que l'autre s'emploie à gâcher : la forge éclaboussée des vomissures vertes de l'antre du nain, le voile surplombant le dragon-chenille, les casques ailés qui n'ont pas brûlé.

Une exception, heureusement, lorsque Wotan vient réveiller Erda. On dirait que, dans son sommeil, ses cheveux sont devenus assortis aux broderies qui rehaussent sa longue et sombre robe à traîne – assortis aussi à la poussière qui règne dans les lieux. Les dieux sont en effet des érudits qui consultent d'épais ouvrages sans jamais en tourner les pages, plongeant dans le sommeil plutôt que dans leur lecture. L'immense miroir incliné au-dessus d'eux (qui me fait songer à Gringotts en reflétant les petites lampes vertes qui ne diffusent plus beaucoup de lumières mais sont très bien alignées) les écrasera bientôt, renfermant sur lui-même, comme un livre, le savoir qui ne veut rien savoir que de lui-même, ces dieux omniscients ne pouvant plus rien pour les hommes. Face à ce miroir de leur futur déclin, l'épieu de Wotan fait figure de cure-dent entre les mâchoires d'un crocodile ; Erda s'y retient vainement alors qu'elle s'affaisse, glissant dans l'oubli comme moi, bientôt, dans le sommeil.

Au troisième acte de mon baptême wagnérien, j'ai dû recevoir un peu d'eau bénite dans les yeux : mes yeux se fermaient tout seuls. C'est donc de manière stroboscopique que j'ai vu et entendu Brünnhilde se réjouir d'être délivrée du sommeil puis, se rappelant qu'elle n'est pas la belle au bois dormant, rechigner à rendre les armes et à se livrer à un homme qui en est à peine un, quand bien même elle lui a appris la peur (enfin quelqu'un que Siegfried n'a pas à tuer et qu'il peut perdre). On ne peut pas en vouloir à Brünnhilde de jouer les vierges (ce qu'elle est) effarouchées (ce qu'elle n'est pas) : vu la tronche du héros, à sa place, j'aurais pris le joker mouche tsé-tsé. Toujours est-il qu'il est assez galant – ou hébété – pour lui laisser le temps de se convaincre qu'elle le désire (désirer se rendre à défaut de désirer Siegfried). À 11h passées, je leur suis reconnaissante à tous deux d'en rester là. La suite (et le début) une prochaine fois.

En attendant, je reste persuadée que la meilleure mise en scène possible de Wagner, c'est un dessin animé – effets spéciaux illimités.