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09 septembre 2009

Le funambule cherche l'équilibre entre Genet et Preljocaj

Samedi soir, au théâtre des Abbesses. Déjà, la catégorie sous laquelle est rangée le spectacle est bizarre, « danse-texte », avec son trait de désunion. Et du Genet est en soi étrange. Alors ce qu’est le Funambule de Genet et de Preljocaj, pas collaborateurs mais pas non plus simplement juxtaposés (le programme règle le problème en donnant une importance égale aux deux noms, situés de part et d’autre de la démesurée hampe rouge du « b » de « funambule » - que vient équilibrer celle descendante du « f »), je n’en sais trop rien. Si j’ai aimé, encore moins. Je n’ai pas aimé au sens où je pourrais dire « j’aime bien ça », et pourtant, malgré mon inclination pour les jeux de mots foireux, je ne peux pas non plus dire qu’il s’en est fallu d’un fil pour que cela ait été rasoir. Il va falloir trouver l’équilibre. Contrairement à ma voisine de droite, je n’ai pas regardé ma montre ; mais je l’ai vue le faire, et c’est suffisamment inquiétant – indice que j’avais l’attention flottante (à moins que ce ne soit au moment où la visibilité faisait défaut ?)

A un moment, le texte/Preljocaj dit que l’artiste n’est pas là pour occuper le spectateur, mais le fasciner. Pour ce qui est de la fascination, je crois que c’est réussi : le spectacle demande une attention épuisante, alors que voir de la danse est d’habitude pour moi une expérience d’a-tension, justement. On scrute : les moindres vibrations d’un début lent plutôt avare de mouvement (la captation des micro-gestes distillés exige une hyper-attention : la caresse de la table, qui agace la sensibilité du spectateur, finit par énerver un regard anesthésié), les paroles difficiles de lisibilité (Genet) et de diction (Preljocaj), la scénographie qui envahit de papiers la scène où Angelin s’ingénie à tracer son/des caractère(s).


 

 

Noyé dans une scénographie de ‘pas pied’


On peut s’émerveiller de trouvailles comme la table recouverte de papiers blancs et qui, convenablement éclairée, devient un tunnel à ombres chinoises, à expérimenter les déformations de l’ « image » de l’artiste ; ou comme les bandelettes de papiers qui tombent du ciel (enfin des tringles) et dans lesquelles il s’enroule, devenant un immense bougeoir immobile, la cire des bouts de papiers roulottés à ses pieds. Mais avec les rouleaux de papiers (non peints, mais il y remédie avec de la peinture rouge) qui tombent plus lourdement que les bandelettes, pour être de toute façon tailladés à coups de couteau ; celui, horizontal, qu’il fait se dérouler à la manière d’un tapis, d’un coup de pied (les spectateurs du premier rang ont du ranger les leurs), ou encore les paillettes qu’il fait voleter sur scène et dans lequel il se roule (un habit de lumière, oui, ça colle méchamment la paillette), les trouvailles se juxtaposent dans le temps comme dans l’espace sans grande cohérence. Parfaitement incongru, aussi, un moment où les lumières donnent une ambiance disco et Angelin se met à piocher dans un petit bol ce que l’on identifie comme des cacahuètes. J’ai ensuite vérifié auprès de Palpatine si je n’avais pas rêvé ou été complètement à l’ouest, mais il a confirmé, « c’était le moment sous LSD ». Bientôt les spectateurs la scène se trouve minée de cratères/caractères, noyée dans le papier où tente de surnager (j’ai d’abord écrit "surnoyé", mais, comme dirait ma prof de français de terminale, j’interprèterai moi-même mes lapsus révélateurs) le texte et le danseur – qui disparaît néanmoins du champ de vision des spectateurs côté cour pendant un moment.

 

En français danse le texte

 

Dans la bizarrerie et la fluctuation de l’attention, cependant, on grappille des choses. Je trouve Genet bizarre, mais les Bonnes, par exemple, m’avaient bien plues (encore de la fascination malgré – à cause de ?- quelque chose de dérangeant), et il y a dans le Funambule des traits qui touchent justes (parmi ceux qui peuvent nous toucher, ou plutôt que nous pouvons toucher du doigt, parce que quand même, il y a un paquet de phrases qui restent dans l’ombre).

Le funambule, c’est à la fois, très concrètement, Abdallah, l’amant de Genet, et une figure de l’artiste, de tout artiste, s’il est vrai que de fil en aiguille, l’écriture transparaît comme expérience similaire derrière le travail du funambule. Pour que ce soit moins le cirque (enfin, façon de voir, ce pourrait bien être l’inverse), Preljocaj a ajouté une résonance au texte ou plutôt l’a transposé dans l’intimité du danseur.

 

Que la solitude de l’artiste ne puisse advenir que sous des centaines de paires d’yeux (je n’ai pas le texte et le passage ne figure pas dans les citations du programme), c’est un paradoxe qui se comprend aisément pour qui est déjà monté sur scène, pour qui sait que la lumière qui l’éclaire dissout le public dans un néant obscur (et pourtant, il est là, on le sait, on le sent, il nous rend présent) – paradoxe presque palpable depuis la galerie où nous étions placés et d’où l’on pouvait presque aussi bien voir la salle que la scène.


 

[Entre lustre et cintre, l'impalpable frontière qui fait la solitude devant le public]

[Photo prise au théâtre Montansier, à Versailles - pas du tout le même genre que les Abbesses, c'est le moins qu'on puisse dire, mais un article trop long, ça s'illustre]

 

Puis il y a cette mort omniprésente, qui va au-delà de la chute mortelle qui semblerait résorber tout le problème en s’inclinant devant la loi de la chute des graves, sous la menace de laquelle évolue le funambule (si vous avez compris cette phrase dont je n’arrive pas à raccrocher les subordonnés, bravo, vous êtes aussi barge que moi). Une mort telle que la dépouille survient avant le cadavre (et le geste avant le corps ?) : « Veille de mourir avant que d’apparaître et qu’un mort danse sur le fil ». Ce mort, hologramme de vivant, on le retrouve sous forme d’image, celle que l’artiste projette et pour laquelle il doit renoncer à lui : «Ce n’est pas toi qui danseras, c’est le fil. Mais si c’est lui qui danse immobile, et si c’est ton image qu’il fait bondir, toi, où donc seras-tu ?». « C’est ton image qui va danser pour toi » - sa dépouille, je vous disais bien.

La mort gigotait sous son indéfinition, Preljocaj la dé-crypte : « Le texte parle beaucoup de l’effacement de l’interprète, de la mort de l’homme au profit de l’artiste », « Il parle tellement de l’engagement artistique, avec une syntaxe ciselée comme un diamant noir qui articule une pensée sur la mort, l’effacement, la mise en danger personnelle, physique, totale, qu’il est pour moi l’un des écrits les plus justes sur la danse. Ce mot revient toujours dans Le funambule, mais de façon décalée, comme métaphore pour parler d’autre chose. Et finalement, il se retourne comme un gant : ce texte prend une fulgurance étonnante quand on l’applique vraiment à la danse ».

Le danseur évolue en équilibre, pas dans les pas, assez ancrés dans le sol ; plutôt sous l’attention vacillante du spectateur (la flemme peut-être). Seul en scène, dans le vide, ce vide qu’il ne peut pas se remplir (ce serait du divertissement), qu’il tranche alors de ses gestes, comme il tranche les rouleaux de papier d’un couteau, et le texte, de ses mots.

 

L’association danse-poésie est cependant à double-tranchant : si elles se rehaussent parfois l’une l’autre, comme le fait traditionnellement le ballet avec la musique (et cette conjonction se produit justement lorsque la diction de Preljocaj est altérée par l’essoufflement, modulée par le rythme de ses gestes), elles s’éclipsent aussi, lorsque la poésie est dépouillée de son souffle, de sa valeur rythmique et musicale pour n’être plus entendue que comme une suite de mots difficilement compréhensibles puisque a-logiques. Cette tension entre son et sens se retrouve d’ailleurs dans la fréquence en pointillé de la musique, qui (lorsqu'il y en a) tantôt se substitue aux paroles, tantôt double la voix poétique. La tentation est alors grande de chercher à illustrer le texte par la danse (l’écueil est à peu près évité par Preljocaj), ou la danse par le texte (la tentation est grande pour le spectateur ; je ne pense pas y avoir entièrement résisté, parce que, selon le bon vieil adage d’Oscar Wilde, « the only way to get rid of a temptation is to yield to it »), et la déconvenue, proche.

Le mélange de danse et de lecture- récitation ne prend pas vraiment, même si à certains moments on veut croire qu’elles sont miscibles, quand Preljocaj se met à danser des enchaînements suivis. Reste de part et d’autre quelque bulles de mots ou de gestes à collecter ou à faire éclater. L’explication de texte pointe son nez ; ça manquait cruellement de danse.

08 mars 2009

L'Illusion comique

 

affiche illusion comique

 

Nous voilà repartis sur les mises en abymes - c’est un peu comme les parenthèses, je ne m’en lasse pas (peut-être que vous si, certes). Cet aspect de l’Illusion comique m’entraînerait presque à réhabiliter Corneille dans les rangs de ma bibliothèque. Mais n’est pas allé jusqu’à me pousser à y travailler sous forme de synthèse. Corneille a quand même commis Chimène. Modérons notre tiédeur, et attaquons le mille-feuille :

La croûte (toute connotation picturalement négative est ici absente^^) : la pièce elle-même, l’Illusion comique, que nous sommes allés voir en masse classe à la Comédie Française jeudi dernier.

1° feuilletage : le magicien Alcandre montre à Pridamant ce qu’est devenu son fils, Clindor, par un charme qui fait surgir des spectres devant lui. (acte I)

2° feuilletage : la vie passée de Clindor, jouée par les spectres. Illusion sue comme telle. (actes II, III, IV)

3° feuilletage : la vie présente de Clindor, mais qui semble être la continuation de sa vie passée. Il s’agit en réalité d’une représentation théâtrale où joue Clindor. Illusion non sue comme telle. (acte V)

 

« Le crème de le crème » (qui peut rendre le tour indigeste, mais en fait toute la saveur) n’est pas tant la mise en abyme que son redoublement qui n’est pas annoncé, puisque l’on ne peut faire de distinction entre le deuxième et troisième feuilletage qu’à la toute fin de la pièce. Cette absence de distinction possible entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas dans la représentation magique des spectres d’Alcandre revient à réduire la croûte en miettes : il n’y a pas plus de distinction entre notre réalité et la chose représentée sur la scène de théâtre – abandonnez le réel, il n’y a de vrai que ce qui est ressenti.

Les actes II, III et IV ressortent de la comédie, comme si la vie était essentiellement comique (cela correspond à la représentation de la vie de Clindor comme elle s’est passée), tandis que le dernier acte constitue une tragédie. Mettre cette dernière au cœur de la mise en abyme reviendrait à proclamer qu’elle est le modèle théâtral par excellence. Cependant, si noble que soit le genre tragique, l’essence du théâtre est bien l’illusion. Comique – au sens de théâtral. Si bien que dans ces disputes à la mort moi le nœud aristotélicienne, on retombe sur la tragi-comédie. Et paf, ça fait un chocapic.

Pour embrouiller les pistes (visez un peu le cirque), Corneille achève de faire exploser les règles qui n’existent pas encore. L’unité de temps n’est pas respectée dans la sainte trinité feuilletée (vie de Clindor), mais elle l’est pourtant bien au point de vue d’Alcandre et Pridamant : c’est dire si l’unité de temps est toujours celle de la représentation. Même chose pour les lieux, qui surgissent tous dans la grotte du magicien ou se déplient comme une monade. Extrême concentration, donc (mais non, ne froncez pas les sourcils). Dès lors, le plaidoyer pour le théâtre est bien moins la tirade finale qui vise à convaincre un père à l’image du spectateur, déjà persuadé du bien-fondé de la chose, que l’entreprise de persuasion qu’est la pièce entière (montée, ça oui).

 

J’en reviens donc à la croûte que vous avez laissée traîner au fonds de l’assiette après vous être baffré de crème et couches feuilletées. Ce n’est peut-être pas l’élément le plus raffiné, mais c’est sans conteste le plus solide, et qui vous a permis de goûter le reste. La mise en scène de Galin Stoev, s’il faut rétablir le comparé.

 

Pridamant et son ami Dorante peinent d’abord à me faire entrer dans la grotte d’Alcandre qui apparaît comme une sorte de directeur de cirque bedonnant, en pantalon en cuir et débraillé. Mais l’entrée de la grotte est bien définie lorsque des yeux ils font le tour du cadre de la scène. Arrivée un peu précipitamment, et pas vraiment encore dans l’ambiance feutrée de la salle de spectacle[1], j’en profite moi aussi pour faire le tour de la salle sombre et de ses aspérités en lustres, sculptures et têtes penchées (je n’ai pas vu de triton, ma foi). Le père, planté là bras ballants, avec sur le dos un pull dans lequel il s’est rabougri, ne m’enthousiasme pas, alors j’en ai profité pour regarder le décor.

La scène est aménagée en plusieurs espaces [2], avec au premier plan, la scène proprement dite sur le sol réfléchissant de laquelle les personnes se trouvent visuellement démultipliées. Comme des cartes à jouer, on nous donne d’un coup l’acteur et son personnage (qui le suit comme une ombre), le spectre et la chair, sans que l’on sache celui qu’il convient d’enterrer sous le marbre noir.

Ne croyez pas pour autant que vous pourrez avaler d’un coup le feuillatege number 1 avant de passer à la suite, on ne mange pas un mille-feuille horizontalement. Ce premier niveau ne cesse d’être rappelé par la suite. Alcandre et Pridamant ne sont pas assis dans un coin, on oublierait trop vite leur présence, qui serait cependant suffisante à faire manquer l’illusion en rappelant leur position de spectateur (une bonne illusion ne se donnant pas comme telle). Ils ne sont assis qu’un cours temps dans un espace intermédiaire, puis sortent, et rappelleront par la suite leur existence en passant derrière des vitres.

Ce premier niveau qui passe à l’arrière-plan survit également par le doublage de certains personnages. En effet, c’est un même acteur qui se dédouble en

-Dorante et Clindor : il est celui qui mène (à) l’illusion (Dorante y conduit Pridamant, Clindor la poursuit)

-Alcandre et Géronte, le père d’Isabelle à figure du maître, qui est au-dessus, supervise et décide aussi bien de la conduite des spectres que du mariage de sa fille. Il commande et orchestre l’illusion de main de maître : c’est ainsi qu’à l’aide d’un interphone, la voix imposante de ce technicien (magicien moderne) se substitue à la présence d’un page, dont l’apparition se doit de maintenir un certain rythme dans l’action.

Le « truc » de ce tour de passe-passe : un détail vestimentaire permet de les distinguer.

 

matamore - clindor

 

Je suis véritablement entrée dans la pièce avec le duo Matamore-Clindor, tombant de bon gré dans l’illusion. Je m’attendais à ce que le Matamore soit une armoire à glace (qui fondrait ensuite de terreur), un bedonnant à la voix de stentor. A la place, j’ai vu débouler un petit accra tout fin tout fou qui, au-delà de sa ressemble avec la tortue(mon prof de philo), m’a bien fait rire. La Bacchante n’avait pas cessé de s’enthousiasmer de ce que Denis Podalydès endossait le rôle ; il n’a pas cessé de nous surprendre. Ce n’est pas que, comme Loïc Corbery en Clindor, l’accentuation ne soit jamais où on l’attend, mais qu’on ne l’entend pas. Les vers disparaissent dans son jeu, et l’on n’est pas moins suspendu à son doigt qu’à ses lèvres lorsqu’il nomme les parties de la maison que sa flamme courroucée détruirait. Là où on imaginait une énumération pompeuse se dessine une hésitation résolue dans l’observation d’un décor imaginaire. C’est par de telles lectures que Denis Podalydès construit un personnage peureux et vantard qui réussit en même temps à être un minimum attachant – ou peut-être davantage crédible, comme lorsqu’il envoie balader Clindor en un rouler-bouler qui a du causer quelques bleus en répétition, ou qu’il le prend au col (drôlement bien vu par rapport à la scène suivante où Adraste, alors qu’il passe le bras autour du cou de son rival Clindor, paraît bien plus menaçant que Matamore). Je trouve cette interprétation de «  lutin irrésistiblement vaniteux » géniale, qui évite le cliché sans pour autant dénaturer le personnage. Denis Podalydès sera ma Berma à moi.

Loïc Corbery était chouette également, et pas uniquement parce que toutes les myopes ont eu le réflexe d’essuyer leurs verres et renfoncer leurs lunettes sur le nez. A l’unanimité générale (Le Vates compris, c’est dire) plus des voix renchérissantes, mignon, miamesque, gouleyant, séduisant, extrêmement beau (ne rayez pas les mentions, aucune n’est inutile). Très important les apparences et leur singulier avec l’illusion théâtrale, tout ça. Et surtout un jeu amusant (même s’il est difficile de savoir si cela vient davantage de l’acteur ou de la mise en scène) : la posture assis-en-tailleur-le-dos-bien-droit en élève attentif et narquois des exploits de Matamore était bien vu, de même que l’impertinence desdits exploits énumérés sur les doigts de la main, ou la malice à grossir leur importance en présence d’Isabelle, devant un Matamore qui préférerait que son secrétaire se taise de peur que cela ne devienne plus très crédible. Point trop n’en faut.

 

Autre duo, féminin cette fois, avec Isabelle et Lyse. Elles sont habillées à l’identique, d’une robe rouge et d’une étrange combinaison chaussettes-chaussures à talon que je n’arrive pas bien à m’expliquer - chez Lyse du moins, puisqu’on peut à la limite supposer que cela traduit le côté femme-enfant d’Isabelle. Sa perruque va dans le même sens : ces longs cheveux noirs lui font un visage de poupée et se substituent à cette dernière lorsque Isabelle la traîne comme un doudou. Très pratique au demeurant pour s’arracher les cheveux de la tête ou se les faire tirer. Cothurnes/chaussures à plateforme, on hésite donc entre tragédie et cour de récré. Les minauderies lascives attirent visiblement autant les hommes qu’elle les repousse, et le pauvre Alcandre tourne en bourrique. Il faut dire qu’Isabelle (Judith Chemla) tourne aussi pas mal autour des décors, histoire de mettre un peu de distance entre son interlocuteur et elle. Du coup, force est de reconnaître de l’importance aux frontières entre les différents espaces du décor, sans qu’aucun ne délimite un lieu particulier. Pas de symbolique assignée à un espace, l’interprétation est toujours fluctuante.

Et toujours Alcandre qui se promène derrière les vitres, d’abord obscurcies par du blanc d’Espagne, où l’on a tracé un cœur et des ziguiguis non figuratifs, ensuite lavées par Lyse – le rôle à l’emploi.

 

vitre

 

J’ai trouvé que la mise en scène donne du relief à ce personnage de servante que j’avais relégué aux oubliettes lors de ma lecture (à étudier les pièces de théâtre, on finirait par oublier qu’elles ont pour vocation premières d’être représentées, c’est-à-dire d’être vues sans nécessairement être lues au préalable). Cela vient sûrement de la comédienne, Julie Sicard, et du fait que plusieurs vers de Clindor adressés à Isabelle sont dirigés vers Lyse, soulignant le renoncement de cette dernière à Clindor qu’elle aimait. Naît alors chez celui-ci quelque chose comme de la reconnaissance (elle va quand même se marier à son gardien de prison pour ne pas profiter de ses beaux yeux), ou plus encore, la découverte étonnée d'une femme, jusque là uniquement considérée par sa fonction. Pas d’amour pour Lyse, et cependant un certain regret qui fait paraître Isabelle plus lisse. A l’acte V, Clindor et Isabelle sont un moment séparés par une vitre qui les empêche de se prodiguer de tendres caresses, qui échouent en salissures sur la surface vitrée. De ma place, je ne voyais qu’avec difficulté Clindor, presque entièrement masqué par le reflet d’Isabelle : elle semblait ne s’adresser qu’à ce reflet, n’aimer en Clindor que sa propre euphorie amoureuse. Peut-être l’illusion théâtrale fait-elle écho à l’illusion amoureuse [3]: après tout, qu’aime Clindor en Isabelle, à part son rôle conventionnel de jeune première indispensable pour former un couple tragique ? Lyse, par contrecoup, prend plus d’épaisseur, et l’on se surprend à se demander si la ruse de Clindor feignant d’être amoureux d’elle pour qu’elle ne contrarie pas ses plans envers sa maîtresse (le prétexte trouvé : c’est elle qu’il aime, mais il épouse l’autre car un rien ne s’additionne pas à un autre un – mathématique mon cher Watson) n’était que du cynisme. C’est d’autant plus troublant que la cinquième acte n’est qu’une illusion, et rien ne dit qu’en jouant l’amant de celle qu’incarne Isabelle, il n’est pas celui de Lyse. Tiré par les cheveux, j’en conviens, mais les postiches sont là pour ça. De toute façon, le redoublement de l’illusion maintient l’ambiguïté.

 

La mise en scène ingénieuse n’a pas réussi à éviter quelques longueurs au dernier acte, dont je ne suis pas sûre qu’elles ont uniquement tenues à ma fatigue. En particulier le monologue de Clindor, juché (c’est un bien grand mot pour une si petite hauteur) sur une espèce de fer à cheval / briques. Je crois que c’est le moment où il essaye de se pendre, mais je dois avouer que c’est aussi le moment où je me suis aperçue qu’il y avait un chandelier juste en dessous de notre balcon, que les hublots dans les portes joints à l’interstice entre les deux battants donnaient un air d’insecte au balcon d’en face, et que le Vates se grattait la gorge d’un air sceptique. J’ai été sortie de ma stupeur par le bruit qu’ont fait ses chaussures lorsqu’il les a lâchées. Oui, il était juché sur un petit truc ridicule ses chaussures à la main – sûrement une grande idée pour montrer qu’il ne pouvait aller nulle part, et combien instable sa position était. En faisant le tour des blogs, je me suis aperçue que tout le monde trouvait cela bizarre mais saluait l’équilibre du comédien. Je dois avoir l’esprit tordu (ou une idée d’équilibre un peu différente à cause de la danse), mais je pensais qu’il faisait semblant d’être déséquilibré, et je trouvais ça pas mal de parvenir à feindre le déséquilibre sans se casser la figure ni que le monologue en pâtisse. Pour vous dire le niveau de mes divagations.

 

 

Les jeux d’espace sont accrus dans le dernier acte, d’autant plus que le panneau/paravent qui ne laissait qu’entrevoir l’arrière-scène a été complètement ouvert (genre écho au redoublement de l’illusion qui créé un nouvel espace sans pour autant changer la nature de l’illusion). Ils sont un peu plus embrouillés, aussi, (à se demander si ce n’est pas pour faire de l’animation en cette heure tardive), mais c’est amusant d’avoir tous les personnages rassemblés en arrière-scène comme des poissons dans un bocal. Le metteur en scène en fait cependant un usage ingénieux lorsque Isabelle raconte ce qui s’est passé dans l’ellipse (entre l’acte IV et V / en réalité une analepse de la mini-tragédie) : ses allers et retours en arrière et avant scène correspondent à sa navigation entre temps du souvenir (est montré ce qui est présenté par les paroles) et temps de l’énonciation. L’échelle en arrière-scène est un détail bien vu aussi (même s’il fallait que je me penche pour la voir), sorte de clin d’œil aux changements entre les différents niveaux.

A la fin, les comédiens qui interprètent les comédiens (c’est pour vérifier que vous ayez bien suivi) se dévêtissent, mais se dépouiller des costumes n’est pas se mettre à nu, les spectres d’Alcandre ne sont pas plus vrais pour autant et l’illusion est sauve qui peut.

 

Au final, difficile de dire si j’ai aimé, mais comme le disait notre chère Mado, je me fiche de savoir si vous avez aimé, je veux savoir pourquoi. Depuis quelques temps, c’est un peu comme si l’intérêt avait remplacé le plaisir. C’est peut-être une évolution de ma perception, mais je crois que cela tient aussi dans ce cas précis à la pièce, qui offre davantage un plaisir intellectuel qu’une adhésion spontanée, immédiate car irréfléchie et enthousiaste. C’est, je crois, le principal reproche que je ferai à cette pièce. Ce qui me donne envie de retourner à l’Opéra, où la danse buttonholds me à coup bien plus sûr. Je préfère une grande claque salvatrice aux petits coups de marteau-piqueur dans le crâne pour essayer de creuser la signification de tel ou tel détail. (mais la longueur de ce post montre qu’il s’agit de préférence et non de simple goût).

 

Bla-bla never ends :

 

[1] la faute à la SNCF et aux manifestants dans les voies – inscrustés dans les rails avec des petits panneaux de toons, peut-être. Le direct Chantiers-Montparnasse s’est transformé en train pour la Défense, avec changement à Saint-Cloud car en dépit de l’affichage, le conducteur a décrété le terminus.

 

[2]Programme - « Corneille joue avec les perceptions des spectateurs, le regard manipulé, les évidences trompeuses, la nécessité de l’imagination. C’est cette ambiguïté que nous avons recherchée pour l’espace.

Un espace qui peut être concret, simple, et en même temps qui se déforme, révélant des doubles sens.

Un espace qui ne sépare pas le monde « réel » du monde « irréel », mais qui présente plutôt plusieurs faces, plusieurs visages, permettant à ces deux mondes de se toucher.

Un peu comme dans un rêve, où différents mondes, différents pays, différents espaces, différentes périodes, différentes personnes étrangères les unes aux autres se croisent ou se mélangent. Un sentiment troublant.

On ne verra pas un espace défini, mais des couloirs, des accès, des passages, comme dans un bâtiment public. Il y aura différentes profondeurs, des espaces restreints ou dégagés, partiellement visibles, pas forcément logiques, qui se modifieront selon la position des acteurs.

Nous utiliserons des matériaux réfléchissant, comme du verre, un sol noir brillant…. Nous construirons une vision du monde réel, direct, et une vision du monde réfléchi, indirect. Une troisième réalité sera le fruit d’images projetées, qui ne seront visibles que réfléchies sur le sol et dans les fenêtres. Les mêmes personnages, les mêmes espaces, mais sans qu’ils soient là, décalés dans le temps et dans la réalité… » Saskia Louwaard et Katrijn Baeten, octobre 2008

 

[3] Programme - « L’illusion est aussi dans notre vie et dans le monde. Elle peut détruire, vitaliser, tuer, faire rêver. C’est cette question de l’imaginaire et de l’illusion au-delà du théâtre qu’explore la pièce. » Joël Huthwohl

 

Vous pouvez aussi jeter un oeil ici ou "Cette inégalité dans la représentation est frustrante, car il y a beaucoup d’éléments fort bien trouvés ".

22 novembre 2008

Le Timide au Palais, de Tirso de Molina

Sortie khâgneuse mardi soir à Montansier. Aucun a priori, puisque je ne connaissais pas la pièce, ni même le nom de l’auteur - *inculte power*. Juste la curiosité d’être de l’autre côté de la rampe dans le théâtre où j’ai passé tous mes examens de danse. Montansier pour moi, c’est un vrai terrain de jeu, le jeu de la comédie et le jeu de se croire en spectacle. Un petit Palais Garnier en miniature où l’on allait tester tous les points de vue de la salle – mais surtout celui du parterre- habillées n’importe comment, en chaussons, une chauffe enfilée à la hâte, à observer les autres passer leur variation, dans l’odeur de la laque à cheveux. C’est aussi des loges lumineuses, aussi diurnes que les coulisses sont nocturnes –plus qu’un après-midi au cinéma- qui donnent sur les rires et les rumeurs des jardins du château, curieusement proches par rapport au retour de scène.
Mardi soir, des scolaires qui transforment le hall en cours de récréation, des courses poursuites dans les couloirs, une ouvreuse qui se laisse déborder avec professionnalisme et le poulailler à tous les étages. Je me serais bien passée des commentaires pleins de sébums et d’hormones qui surgissaient derrière moi, mais enfin…

 

Au début de la pièce, j’ai eu un peu peur : je ne comprenais pas grand-chose à la diction du comte, qui de plus se battait au fleuret, et les premières scènes se sont succédées sans qu’on puisse voir de liens entre elles, ni supposer lesquelles introduisaient l’intrigue principale. Et surtout, une certaine réticence dans la surenchère des effets de comique lourd – avec notamment une battue faite par des paysans bercés un peu trop près du mur, auprès desquels les visiteurs sont fins et subtils – bref, le genre de comique qui entraîne le rire de la salle comme une bande-son de rires préenregistrés – et qu’on vous rajoute une grimace !

Heureusement, j’ai trouvé mon comte, l’intrigue s’est ficelée et le comique a été plus éclaté. C’est une histoire relativement classique, avec un comte veuf qui cherche à marier ses filles, qui n’ont fait qu’à leur jolie tête, des prétendants trop sûrs d’eux et des amants indécis –le personnage éponyme de la pièce, qui vire schizophrène de timidité – ainsi que ce qu’il faut de retournements, de (dé)tours et de pirouettes incroyables à force de vraisemblance. Le parti pris de la mise en scène surtout était excellent. Pas de modernité à tout prix, mais un jeu très contemporain. Le metteur en scène n’a pas hésité à tailler dans le texte (plus de cinq heures en VO – merci pour la coupe !) et à rajouter tout un hors scène très drôle. Un homme vient la bouche en chœur vous expliquer ce qui va suivre, planter le décor en zigzaguant un treillage devant vos yeux de la paume de ses mains, ou annoncer l’acte suivant. Rires à la scène 2 de l’acte 2, quand le personnage assis à sa droite fait deux signes de la victoire à l’annonce de la scène. Et puis aussi lorsque le prologue (si, si, cela lui va bien comme nom) arrive ivre. Et plus encore lorsqu’il se fait le traducteur des didascalies espagnoles et qu’il reste à répéter « la nuit » jusqu’à ce que le technicien envoie un éclairage lunaire. Ce prologue est le pendant extérieur de la mise en abyme interne, l’une des filles jouant à l’actrice. Amusant clin d’œil qui déclenche de l’hilarité lorsqu’en professeur tout à fait conforme à la Bacchante, le prologue retourne le miroir et se met à nous exposer le schéma actantiel de l’acte manquant pour la vraisemblance d’un retournement tout à fait improbable – et oui, oui, le timide paysan est bien le fils d’un noble seigneur (pas Romulus, mais tout juste). Les personnages inconnus se déclinent en initiales sur le tableau, entourées, liées entre elles, croisées avec une lettre qui ne nous évoque plus le reste du nom ; l’adjuvant se retrouve au coin sous forme d’un smiley et l’hilarité fait salle comblée lorsque, mimant le si commode secret de famille du père prodigue, le prologue finit par agoniser et ses derniers tressaillements tracent à la craie un diagramme cardiaque agité. Il défaille en ligne droite et je suis morte de rire. Un acte en un éclat de rire, c’est ce qu’on appelle de l’efficacité.

C’est un univers de jeu ; le prologue (le vrai, pas le personnage) montrant un atelier de couture comme décor. Les robes invitent au costume, les étoffes au déguisements, tandis que derrière un rouleau de tisse au mètre, un piano accompagne ces histoires enfantines. Une chute de tissu sert d’interlocutrice pour renvoyer une fiancée, et même les accessoires sont parfaits pour embobiner Séraphina, la fille aînée du comte. Le prétendant lui mime son bobard avec des personnages en bobines de fil, le duc en bleu, l’enfant illégitime en canette du même acabit et les espions en noir qui volettent autour comme des corbeaux aux mains du prétendant. Cousu de fil blanc ! Et lors du prologue les mimes des machines à coudre… vraiment, le « jeu corporel » des acteurs en fait de véritables mimes. Mention particulière au héraut qui, alors qu’il raconte quelque histoire vraisemblable qu’il a attrapée à la volée, semble jouer au tennis, court de la cour au jardin, renvoie une réplique, attrape une réponse avant qu’un autre personnage saisisse toute l’affaire en attrapant la balle. Vraiment, toutes ces manières de traiter les digressions du récit sont réjouissantes, et quel rythme !

Il y a aussi, au fil de la mémoire, un lit dressé à la verticale et sur lequel le timide recroquevillé par terre semble assis, puis sous lequel il se cache au gré du rêve agité de son amante ; le héraut étranglé parce que sa voisine tire sur son cartable pour ne pas voir le duel qui a lieu ; un comte recroquevillé qui se croit le « roi des écrevisses » (applaudissements pour cette absurdité)… J’ai vraiment passé un bon moment, à rire sans arrière pensée.

 

Par la Compagnie du Catogan / Mise en scène Gwenhaël de Gouvello / Adaptation Robert Angebaud / Avec Gregori Baquet, Jean-Michel Canonne, Brigitte Damiens, Marie Grach, François Kergourlay, Marie Provence, Rainer Sievert, Stephen Szekely, Jean-Benoît Terral, Éric Wolfer.
Création musicale Damien Joëts, Christian Huet / Décors Éric den Hartog / Costumes Anaïs Sauterey / Lumières Stéphane Baquet / Maquillage Laurence Otteny

 

Voilà qui résume : Sur un ton un peu goguenard, dans un décor de carton-pâte, avec des costumes qui ne se prennent pas plus au sérieux que les comédiens qui les portent, tous conduisent avec une belle énergie et dans un véritable esprit de troupe cette comédie légère de cape et d’épée qui ne parle que d’amour.

 

23:30 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : théâtre