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24 octobre 2010

C'était tellement possible !

 

Oncle Vania, de Tchekhov, au théâtre de l'Athénée, samedi 23 octobre
Mise en scène de Serge Lipszyc

 

Tchekhov n'était qu'un nom pour moi, que je ne savais même pas orthographier, alors lorsque Inci m'a proposé de la rejoindre avec le Teckel et Melendili pour voir une de ses pièces, je suis partie d'un pourquoi pas enthousiaste, sans savoir du tout à quoi m'attendre. Even now, I don't know exactly what I have been attending : juste avant que la lumière ne s'éteigne, Inci nous souffle que c'est plutôt une pièce déprimante, mais, sans pour autant lui donner tort lorsque la lumière s'est rallumée, j'ai pas mal ri – de ce rire qui ne relève pas du comique, mais bien de l'humour, cette étrange manière qui empêche de jamais s'y retrouver et de trancher. Si la pièce porte le nom de l'oncle Vania, alors que le texte de celui-ci n'excède pas celui des autres personnages et qu'il fait même parfois figure de marginal, c'est qu'elle en adopte la position distanciée et le regard ironique qu'il porte sur ce petit monde.

 

Robin Renucci (oncle Vania), dont j'ai beaucoup aimé le jeu et les petites lunettes dorées ; derrière, Serge Lipszyc, dont le rôle du médecin (un peu trop certain de l'absence de certitudes) était moins convaincant que sa mise en scène (où l'humour ne permet pas qu'une intention ou un personnage prenne le pas sur les autres).

 

« Il sera bientôt trop tard. »

La vieille nourrice, déjà là avant que la pièce ne commence, tricote le temps que nous nous installions. Elle n'a rien d'une Parque pour autant, ne se mêle pas du destin, et souligne en contrepoint de sa présence tranquille les perturbations introduites par Alexandre Vladimirovitch Sérébriakov (les noms : l'une des raisons pour lesquelles il faut voir et non pas lire la pièce – entre prénoms et patronymes, on aurait vite fait de créer des synonymes d'un même personnage) dans la maison de sa défunte ex-femme. Depuis qu'il est là, on mange à plus d'heure et ce dérèglement temporel touche bientôt toute la vie des personnages : Elena Andréevna, sa nouvelle femme qui l'a épousé par amour (de lui et de sa science), regrette à présent de ne pas avoir un mari plus jeune, comme le docteur. Ce dernier, dont est éprise la trop jeune fille du professeur, n'a d'yeux que pour la belle-mère de celle-ci, qui avoue, alors qu'elle l'est toujours, avoir été « un peu séduite » par le médecin. Mais il est trop tard, elle est mariée et fidèle – à ses idéaux plus peut-être qu'à son mari. C'est ce que ne comprend pas le médecin, qui n'obtient d'elle qu'un baiser ou deux, et que ne veut pas comprendre oncle Vania, lui aussi amoureux de celle qui a pris la place de sa défunte sœur, mais qui, contrairement au médecin engagé dans la lutte contre la déforestation (c'est son rêve d'humanité, lorsque tous ceux qu'il soigne sont « toqués »), a perdu ses illusions. Tout « était tellement possible », semble-t-il, lorsque les choix n'avaient pas encore été faits, qu'on ne peut défaire. Mais il ne savait pas que même l'absence de choix en devient un ; les ramifications indéfinies de la vie ont été coupées, quelque chose est mort en même temps que quelqu'un, la mère de Sonia et la sœur de Vania, qui seule assurait la cohérence de leur univers familial et laissait croire à une vie harmonieuse. Il a toujours été déjà trop tard.

 

« Si j'avais eu une vie normale, j'aurais pu être Schopenhauer... »

On comprend peu à peu que si oncle Vania ne peut pas voir en peinture le professeur à la retraite, c'est parce qu'il l'a par le passé encadré et révéré comme une icône, avec le reste de la famille (la mère, qui se repaît de discussions et de brochures, en est restée une admiratrice inconditionnelle). Ce qu'il ne peut lui pardonner, c'est d'avoir cru à ses articles sur l'art, auquel, oncle Vania s'en rend compte à présent, le professeur ne comprend rien. Il n'en restera pas une ligne, son érudition n'a pas pesé plus qu'une bulle ; elle éclate en même temps que le vague espoir d'immortalité qui était une caution à la vie laborieuse d'oncle Vania, consacrée à la gestion du domaine pour cet homme qu'il admirait, et maintenant ressentie comme un sacrifice. S'il avait eu une vie normale, dit-il, il aurait été un Schopenhauer - confirmant par-là la foi qu'il ajoute aux travaux de l'esprit. Il ne pardonne pas son absence de réussite au professeur, auquel il avait remis sa procuration, et celui-ci ne s'y trompe pas lorsqu'il retourne contre l'oncle son reproche (re-proche ; proches, il le sont plus qu'ils ne l'imaginent) de nullité.

 

« Ils vont crier et puis ils vont se taire » (la vieille nourrice)

Oncle Vania croyait plus à l'art que le professeur lui-même et sa désillusion n'en est que plus amère, d'autant qu'il ne peut comme lui se consoler par la jeunesse de sa femme. La figure féminine à laquelle l'oncle désabusé est relié n'est autre que sa nièce, Sonia, jeune fille à l'idéalisme lucide, pétrie d'espoir plutôt que de principes (une sorte de petite Catherine de Heilbronn dans un monde désenchanté où il n'est plus possible d'inspirer l'amour par la force exemplaire du sien). Contrairement à sa belle-mère qui trouve peut-être une note d'optimisme dans le dynamisme du médecin mais n'a que faire de ses préoccupations forestières, Sonia reprend à son compte les arguments de l'homme et admire moins sa capacité à espérer qu'elle ne la partage. L'un comme l'autre ne sont pourtant pas de doux rêveurs : le médecin sait que lorsque l'homme n'est pas un paysan « arriéré », ni un petit bourgeois dont il n'y a que la bêtise qu'il n'accomplisse pas « petitement », il ne peut qu'être un de ces « hystériques, rongés par l'analyse, la réflexion... » ; Sonia, quant à elle, ne rêve pas à l'avenir, mais à un au-delà de la vie laborieuse, qui ne peut être que l'au-delà, repos qui ne viendra qu'après avoir enduré la vie. C'est en lui tenant ce discours qu'elle remet au travail son oncle et suggère qu'on peut être lucide sans désespérer – sinon en espérant, ce qui n'est peut-être que le propre de la jeunesse et de sa force.

La pièce se finit par le départ du professeur (i.e. l'éloignement de la tentation de donner un sens à sa vie par les livres) et de sa femme (l'illusion de l'amour), et ainsi le retour à la routine apaisante où l'on prend ses repas à l'heure, et où l'on fait les comptes du domaine plutôt qu'on ne les règles avec la vie. La vieille nourrice assise à tricoter ainsi que Sonia et oncle Vania penchés sur leurs cahiers m'ont déclenché une bouffée voltairienne de « Il faut cultiver son jardin » - le médecin a peut-être raison, une vie oiseuse ne peut être saine. Rien ne vaut la drogue douce du travail – ou de l'art, pour un homme de lettres (le « Il faut agir » du professeur fait d'autant plus rire qu'il est une réalité pour lui – alors qu'il n'est plus qu'une réalité de papier pour oncle Vania, qui ne parvient plus à voir une action dans la création – dédoublement de la poïesis) ou un spectateur qui veut bien se regarder lui-même lorsqu'il regarde une pièce. C'est triste, mais l'on ne peut qu'en rire, et continuer jusqu'à ce que la vie soit élucidée.

 

Sans attendre Godot, mais seulement le train, nous sommes allées prendre Melendili et le Teckel, une mousse, Inci, un chocolat et j'ai conclu par une mousse au chocolat.

18 avril 2010

Dans la colonie pénitentiaire

 

Quand le Vates m’a dit qu’il allait voir Dans la Colonie Pénitentiaire au théâtre de l’Athénée vendredi (prochain au moment où il parlait, dernier maintenant que j’écris), sur la recommandation enthousiaste de sa directrice de mémoire, je suis passée rapidement sur Kafka, dont est tiré le livret, pour me laisser tenter par l’opéra de Philip Glass. Amoveo m’avait fait découvert le compositeur, et plu au point que je me mette en quête du CD d’Einstein on the Beach. Après la chorégraphie puissante mais limpide (pure ?) de Benjamin Millepied, j’avais été surprise par les thèmes glauques qui baignaient en (sur)réalité l’opéra. Je l’aurais sûrement beaucoup moins été si je l’avais entendue dans son contexte d’origine : la musique nerveuse s’accorde à merveille avec le monde dissonant de Kafka, et alors qu’elle en exacerbe l’angoisse, elle me la rend paradoxalement supportable, plus sensible.

Kafka ne m’a jamais fait rire franchement. J’aimerais l’apprécier, vraiment, mais il finit toujours par me faire grincer des dents à un moment donné ou à un autre. Ce dernier est arrivé plus tard que d’habitude, vers la fin, en fait. Peut-être dû à l’épuration que n’a pas du manquer d’opérer le livret – certes, de Kafka, je n’ai lu que la Lettre au père et subi le Procès en français et de larges extraits du Château en allemand – mais le dossier de presse souligne le caractère politique de l’interprétation choisie. D’habitude, cela me hérisse le poil (et les shortcuts du programme sur Guantanamo m’ont agacée), mais là, ma foi, un peu de sens dans ce monde abrupt…

 

Un visiteur, convié sur une île pour assister à une exécution, se laisse expliquer par l’officier le fonctionnement de l’appareil de mise à mort. La fascination se transforme en sidération lorsqu’il reconnaît l’injustice de la condamnation et, alors que le commandant n’attend qu’un mot de sa part pour mettre fin à l’enthousiasme destructeur de l’officier, il reste interdit.

Dans la colonie pénitentiaire : la préposition a son importance. Si procès il y a, ce n’est certainement pas celui du condamné (il ignore tout du châtiment qu’on lui prépare, incommensurable avec la broutille qui en est le prétexte – et qui lui concilierait plutôt la faveur des jurés s’il y en avait), ni même celui de l’officier, qui attend de la part du visiteur promu expert un verdict, mais celui plus problématique du visiteur qu’on a voulu ériger en juge de l’exécution (la peine et non le cas du condamné d’offic(i)e(r) ), et qui par sa force d’inertie semble renvoyer au spectateur. Donc, petit brouillage des frontières du meilleur effet : musiciens (quintette à cordes de l’opéra de Lyon) et comédiens font leur entrée dans la fosse qui n’existe pas, donc aux premiers rangs de l’orchestre, sur les talons des spectateurs qu’ils se mettent à dévisager. Ils ne tardent pas à ôter leur robe de juge pour découvrir des tenues de militaires. Et un coup (d’archet) à Montesquieu avec la superposition des pouvoirs.

Le visiteur est venu par politesse, et cette politesse devient vite plus terrible que les injures au moyen desquelles les militaires semblent instituer un substitut de communication. L’officier, en désignant un soldat, en aparté (à moins qu’il ne soit inouï de celui-ci) le compare à un chien, et c’est ensuite une pitié quasi-animale que l’on suscite au visiteur-spectateur, la raison, loi humaine reconnue, ne trouvant aucun décret d’application par lequel s’exécuter. Elle s’exécute donc au sens propre : l’officier que n’a pas condamné le visiteur mais qui n’a pas non plus suscité son adhésion enthousiaste décide de périr avec sa machine. Sa mise en branle pour la démonstration sur le condamné (et ses détails, jusqu’aux sangles qui maintiennent le corps sur lequel des herses s’enfoncent dans la peau pour y inscrire la condamnation) était assez éprouvante pour que l’on soit soulagé que la démonstration cesse et qu’on n’ait plus vraiment l’énergie de s’indigner face aux propos monstrueux de banalité de l’officier (l’entretien de la machine, les pièces qui cassent et qu’on a de plus en plus de mal à remplacer, la faste passé des exécutions…).

Le plus terrifiant (théâtral ?) dans tout cela, c’est que l’authenticité de notre pitié est mise en doute sitôt que cette terreur pour l’autre n’est plus en même temps une terreur pour nous. La pitié cesse avec la souffrance de la compassion : il suffit qu’on perde de vue la souffrance de l’autre pour devenir, sinon impitoyables, du moins indifférents au sort de l’autre. C’est comme si peu nous importait la douleur de l’autre du moment que l’on ne souffrait pas de la partager par l’imagination. On en viendrait presque à en vouloir au malheureux de nous obliger à nous confronter avec cela – la mort, la cruauté, l’empathie, l’inertie, la torture. Pas de catharsis à proprement parler, donc, dans la mesure où le soulagement nous inflige la découverte de notre lâcheté (de la mienne, en tous cas). C’est peut-être aussi pour cela qu’il m’a paru y avoir des longueurs – c’est éprouvant de soupçonner sa pitié de ne pas exister - sinon comme droit magnanime accordé à l’autre de souffrir en même temps que nous, dernier et fragile rempart à son accusation pure et simple.

Une chose est de reconnaître l’injustice, une autre de la condamner (c’est-à-dire de travailler à sa correction), si bien qu’on ne peut pas accuser le visiteur d’immoralité, ni vraiment lui reprocher une lâcheté que, la nôtre aidant, on préfère ne pas identifier comme telle. Interdit. Peur de trancher : si le visiteur ne prononce pas la sentence de l’exécution alors qu’il se prononce contre, c’est peut-être que celle-là signifie la fin de la machine (fascinant celui-là) et de l’officier (maintenu en vie par la passion de celle-ci) en même temps que la vie sauve pour le condamné.

 

Tout de même, je reste sur la fin, c’est Kafka quoi : le visiteur met les voiles, tandis que la machine s’étant déréglée ôte à l’officier un suicide en bonne et due forme. Le martyr du bourreau incompris se transforme en boucherie inutile (à moins de considérer qu’il nous débarrasse de la question - pas même une vengeance pour le condamné) : sur scène, la machine laisse une trace sanglante dans son funeste manège pour nous le signifier.

Le Vates a trouvé dommage qu’elle soit matérialisée sur scène. Pour ma part, je ne sais pas trop : avec son cube lumineux pour lit du supplice, ses piquets pour herses à transpercer la chaire, et ses toiles qui permettent d’obscurcir ou de mettre en lumière ce qui se passe sur la plateforme (pivotante), cette machine n’exhibe aucun mécanisme. C’est un appareil, presque la synecdoque de la pièce (le mot en constitue une lui aussi), immense dispositif qui mène le spectateur à sa fin – celle de la pièce comme celle du spectateur qui cesse d’exister en tant que tel pour redevenir un homme sur la scène plus vaste du monde. Et le texte que la machine grave dans la peau du condamné serait alors à l’image de celui qui s’adressant au spectateur lui entre dans la chair (de poule). Heureusement, les mots manquent, et l’on ne fait la sourde oreille aux propos pesants que pour mieux la tendre à la musique. Qui se prête décidemment bien à la chorégraphie (pardon, la « conception des mouvements »), s’il est vrai que les gestes saccadés qu’Axelle Mikaeloff a fait répéter aux trois comédiens font bien plus d’effets que la scénographie d’Anouk Dell’Aiera. Bref, bel opéra de Philip Glass, à la mise en scène efficace, malgré la pièce tirée de Kafka.

 

 

16 février 2010

Macbeth

 

 

 

Dimanche 14 février : à Sceaux et à gambades

 

Des affiches disséminées un peu partout dans la fac m'ont bien fait rire : « Pour la Saint-Valentin, faites l'amour, pas les magasins ». Je n'ai fait ni l'un ni l'autre1, mais suis allée voir la mise en scène de Macbeth par Dunclan Donnellan au théâtre de Sceaux. Mister From-the-Bridge nous avait déjà emmené voir Troilus et Cressida l'an passé, et Cymbeline l'année d'avant ; aussi, c'est avec la promesse d'assister à une représentation de qualité que j'ai immédiatement accepté sa proposition de me joindre à la sortie de groupe, retrouvant ainsi la Bacchante et des camarades khûbes.

 

 

 

Here we are

 

La mise en scène de Donnellan est contemporaine sans pour autant être en quelque manière transposée – rien qui puisse faire allusion à une modernité qui serait datée dans quelques années. Les costumes, tout d'abord : Lady Macbeth porte une robe noire à la Martha Graham, et les hommes, aristocrates et donc chevaliers, portent les pantalons en forme de treillis et les grosses pompes genre Caterpillar, qu'ils avaient déjà dans Troilus et Cressida. Mais alors que l'Antiquité avait apporté aux costumes la couleur sable de son archéologie, l'enfer de Macbeth impose un noir uniforme (ce qui est loin d'empêcher un jeu lumineux).

La simplicité du décor confère à l'inexistence : des colonnes de bois ajourées remplacent le velours noir des coulisses et suffisent à dissimuler les acteurs et quelques caisses/tabourets, uniques accessoires que le metteur en scène s'autorise. Dis comme cela, on pourrait froncer les sourcils et fredonner la chanson de Delerm : « pourtant la mise en scène était pas mal trouvée, pas d'décors, pas d'costumes, c'était une putain d'idée ; aucune intonation et aucun déplacement, on s'est dit pourquoi pas : aucun public finalement ». Il n'en est évidemment rien : la mention de Jane Gibson comme collaboratrice à la mise en scène et mouvement n'est pas pur ornement, et ce n'est pas seulement mon côté balletomane qui justifie le recours à une danseuse comme comparant.

 

 

Pas de décor mais des corps

(Un certain Rhinocéros leur trouve des allures Jean-Paul Gautier)

 

Mime de rien

 

Plusieurs critiques, en effet, ont trouvé les déplacements si bien réglés qu'ils les ont qualifiés de chorégraphie. C'est effectivement l'impression que l'on peut avoir lorsque les barons esquissent au ralenti des gestes de combat stylisés, par exemple. Ce qui domine, cependant, c'est un extraordinaire travail de mime : on tue à mains nues et le spectateur voit l'épée traverser le corps, puis s'en retirer, d'un coup ou par secousses ; le présent que Duncan fait à Lady Macbeth est payé en monnaie de singe, et pourtant, le diamant invisible pèse au creux de la main du mari ; on trinque sans verre, mais le spectateur est déjà pris d'ivresse. Ce recours au mime n'est pas uniquement une superbe prouesse qui allège le budget de la pièce, c'est avant tout un parti pris qui donne une grande cohérence à l'ensemble.

Voyez plutôt (imaginez plutôt – c'est tout un, en l'occurrence) : la dague imaginaire qui apparaît à Macbeth devient tout aussi réelle que l'épée qui tuera Banquo, puisque toute la consistance des objets leur vient du langage. Je dis: une dague ! et, hors de l’oubli où mes yeux relèguent aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que le texte su, musicalement se lève, chose même et sensible, la présence du fantasme de Macbeth. C'est le bouquet ! Chaque geste, même a priori anecdotique, acquiert un sens supplémentaire : le diamant invisible dans la main de Macbeth, c'est la paume qui mendie plus encore que la richesse, le pouvoir.

Le régicide est sanglant à la conscience, lorsque les assassins se re-présentent ce qu'ils ont commis : retour de Macbeth sur le lieu du crime, pour qui la découverte n'est pas celle du corps mais de l'acte qui une fois fait, ne peut pas être défait ; enfants, certes grands, mais arrachés à leur père, pour Lady Macbeth qui avait assuré, mime à l'appui, qu'elle arracherait son propre enfant (qu'elle n'a pas) de son sein et lui fracasserait le crâne si c'était nécessaire.

Le meurtre de Banquo ne donne rien d'autre à voir qu'un corps sain qui s'effondre : le geste meurtrier se répète une deuxième fois sous un mode presque comique – la tragédie était bien le régicide, non en raison du statut royal du personnage, mais du geste fondateur, l'origine de l'impossibilité de rien construire, qui réduit l'action à la destruction.

(Dans cette mise en scène épurée, la portière du château de Macduff, en concierge pétasse qui lit des tabloïds et mâchonne un chewing-gum, dans sa loge envahie d'accessoires aussi criards qu'inutiles constitue un contre-point comique qui détonne !)

Il n'y a pas que les objets that are conjured up by words : so are the witches et autres esprits. Comme dans la Petite Catherine de Heilbronn (parallèle suggéré par l'atmosphère brumeuse initiale ?) où le tribunal secret se trouvait quelque part dans la masse indistincte du public, les sorcières demeurent invisibles ; l'adresse de Macbeth et Blanquo seule permet d'identifier la source des voix prophétiques. Ces êtres imaginaires le demeurent alors même que les corps qui leur prêtent voix (amplifiée par synthétiseur, certes) sont sur scène, derrière Macbeth et Banquo, les actrices étant disséminées au milieu des hommes, plantés là comme les arbres de la forêt qu'ils font surgir sur scène et dont le bruit du vent dans les feuilles est rendu par leurs murmures incessants et incantatoires. Cette scène rend parfaitement plausible la prophétie selon laquelle « Macbeth shall never vanquish'd be until. Great Birnam Wood to high Dunsinane Hill Shall come against him ». Que les hommes avancent avec une branche d'arbre devant eux en guise de camouflage n'a plus rien d'un subterfuge, la métaphore ayant déjà été préparée par la scène initiale.

 

Men in black magic

 

Plus tard dans la pièce, une fois que Macbeth a accédé au pouvoir, il invoque à nouveau les esprits, qui sont cette fois-ci matérialisés par la lumière, des douches rouges, vertes et blanches, très précises étant projetées sur le visage puis le corps de l'acteur. Les voix démoniaques (sont ce qui) lui arrivent, mais pourraient tout aussi bien émaner de lui, prophéties prévisibles comme conséquences des ses actes. Avec ces lumières, c'est bien la seule fois où du rouge est employé sur scène ; Donnellan s'écarte de toute fascination sanguinolente pour se concentrer sur un drame noir, moins celui d'un tyran sanguinaire que d'un homme qui ne sait rien faire – d'autre que le mal.

« Je pense qu’un être humain ne peut pas être mauvais. Seul un acte commis par quelqu’un peut l’être. Cela fait une énorme différence », distingue Donnellan dans une interview que l'on trouve dans le dossier de presse (sorry, Mister From-the-Bridge, I didn't fought the image of the raven).

Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à Ariana, à qui cette lecture de la pièce n'aurait pas déplu s'il est vrai qu'elle (la pièce) est très proche de l'analyse qu'elle (Ariana) en fait, en soulignant que le mal existe, non comme une entité abstraite, quasi-divine, mais ex-iste, au sens où il sort de l'existence de l'individu, provient de ses actes (et sort de l'existence en tant que vie, comme on sort de scène, pourrait-on ajouter, dans la mesure où l'individu qui acte le mal ne créé rien mais s'emploie à détruire ce sur quoi il n'a pas de prise). Les sorcières n'ont pas de corps, le cadavre de Duncan n'est pas montré sur scène, swords are mightful because of words : le mal n'est pas incarné mais il irrigue la pièce – ou plutôt en découle.

 

 

 

Une tragédie de l'imagination

 

Le mime à la place des accessoires ou des êtres fantastiques permet de donner à voir une subjectivité (qu'on pourrait dire objectivée, projetée dans des objets qui n'ont paradoxalement d'autre matérialité que verbale). On voit moins Macbeth qu'avec lui, ses visions comprises. Sa folie n'est pas tant apparentée à la démesure de la volonté de pouvoir, qu'à l'incapacité à distinguer entre ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Il délire mais manque d'imagination, peine à se faire lui-même une image de ce qui ne peut alors que lui apparaître sous forme d'hallucination. Les limites se brouillent, réel et factice, corps et image... le spectre de Banquo est jouée par l'acteur dont le corps ne subit aucune altération si ce n'est que son buste est effacé car plongé dans la zone d'ombre d'une lumière qui n'éclaire que sa tête (coupée), tandis que la nourriture bien concrète du banquet semble complètement irréelle dans la mesure où elle n'existe qu'aux travers des gestes factices du couple Macbeth, qui dîne mécaniquement juste après l'apparition spectrale de Banquo. Brouillage entre rationnel et pulsionnel, aussi : Lady Macbeth ne paraît jamais aussi sensée que lorsqu'elle planifie le meurtre de Duncan. C'est avec des cheveux attachés qui domptent son aspect de folle un peu sorcière qu'elle échafaude un meurtre aux mobiles très rationnels (répréhensibles, évidemment, mais c'est autre chose).

Créatures imaginaires, délire de Macbeth... Donnellan sollicite l'imagination du spectateur pour restituer avec cohérence l'imaginaire shakespearien.

 

yeux dans les yeux...

 

... Cheek by Jowl, épaule contre épaule

 

Last but not least, les comédiens sont tous excellents. Cause ou conséquence, les rôles principaux tournent (comme la fortune : Troilus est devenu simple baron). Comme on a pu, je l'espère, l'imaginer à la lecture de ce post, Will Keen rend parfaitement les errances de Macbeth, le conduit depuis l'homme anonyme jusqu'au nom redouté, aux côtés (et non pas sous la domination ou la manipulation) de sa femme à laquelle Anastasia Hille, grande, échevelée, presque maigre, mais belle, prête son corps de corbeau - oiseau de malheur, non de proie. Fêlée, sa fragilité transparaît et, si elle précipite la métamorphose de son mari en meurtrier, ce n'est pas sous l'effet de je ne sais quelle castration symbolique qu'elle aurait opéré en se substituant à lui, mais par l'exhortation à se montrer un homme, qu'elle lui adresse dans une étreinte amoureuse où elle tient le dessous. Mais je m'éloigne à nouveau des comédiens et repars vers leurs personnages ; ils sont vraiment trop bons pour qu'on s'arrête longtemps sur eux.

 

 

 

 

Surtout, on a affaire à une troupe – un groupe dont on sent la cohésion. Les tapes dans le dos des barons au banquet ne sont pas uniquement ressenties comme la traditionnelle et très conventionnelle accolade virile2 ; il y a trace d'une fraternité de jeu, pleinement autorisée à ce moment-là de la pièce. Et les saluts, francs et souriants comme je les aime, où les comédiens répartis côté cour et jardin courent les uns vers les autres, complices dans le jeu après l'avoir été dans le crime, courent à la rencontre des uns et des autres, avant d'accourir vers le public et ses applaudissements nourris...

On l'aurait presque oublié, pourtant, ce public, n'étaient un ou deux brefs moments de décrochage (au moment du « Out out brief candle. Life's but a walking shadow. A poor player that struts and frets his hour upon the stage » - accompagné d'une vague de la main qui chassait une fumée inexistante-, la citation m'a extrait une seconde de l'intrigue et j'ai constaté avec surprise qu'une multitude m'entourait, qui regardait tout aussi avidemment le poor player upon the stage, la vie même, représentée sous nos yeux. Un peu avant aussi, lorsque l'assemblée des barons a applaudit le nouveau couple royal, j'ai eu l'impression qu'on applaudissait déjà les comédiens – quoique cette mise en abyme soit assez cohérente avec les personnages, bons acteurs dans la dissimulation de leur double jeu.)

Contrairement à l'opéra, les envies de meurtre sont cantonnées à la scène... Je ne sais pas si la retenue british (forcément, Shakespeare en VO, ça attire le native – pas seulement, heureusement, c'est si bon de goûter au bon accent – pas toujours évident à suivre, certes, ça crie et on se prend les pieds dans les rebondissements, mais les prompteurs sont là pour venir à notre rescousse, alors...) a inspiré la salle, mais si même le public se met de la partie, le spectacle ne peut être que parfait. Évidemment, à la sortie, From-the-Bridge a émis quelques réserves, mais peut-on reprocher à quelqu'un de ne pas déroger à son motif ? Yes indeesd but...

(Thx for invinting me to join and rejoice)

 

1Quoique si l'on considère le texto de miss Red qui y a été jeudi : « La pièce était orgasmique ! »...

2 Complicité masculine ici, démarche du pianiste et du chanteur dans les saluts vendredi dernier... je ne sais pas ce que j'ai. Curiosité pour un nouveau motif éveillée par Querelle de Brest ?

22:48 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre

20 décembre 2009

La Petite Catherine de Heilbronn, d’Heinrich von Kleist

 

[Je vous ai mis la virgule, j’ai eu un instant de flottement à l’oral pour savoir où s’arrêtait l’origine de l’héroïne et où commençait le nom de l’auteur. Je suis inculte, mais je travaille à y remédier.]

 

 

Mardi. Le marathon de Censier à Porte de Clichy en valait la peine. Grâce aux indications de Palpatine qui commence à avoir l’habitude de mon sens de l’orientation pour le moins approximatif, je trouve sans problème, quoique sans y avoir jamais mis les pieds, les Ateliers Berthier, sorte de immense hangar qui me rappelle ceux de l’aérodrome de la Ferté-Allais, où il y a de l’espace pour toutes sortes de métamorphoses possibles. Les gradins sont constitués de bancs bien plus confortables qu’il n’y paraît, et c’est plutôt une bonne nouvelle s’il est vrai que la pièce dure plus de deux heures sans entracte. Un peu inquiets de l’absence de visibilité causée par la brume qui enveloppe les décors mais envahit aussi la salle, on prend place au milieu de l’avant-dernier rang. Même si la brume ne se dissipera pas vraiment et que le contour des visages demeurera adouci, la vue est imprenable, elle nous plonge dans le brouillard des sentiments encore plus que de l’intrigue – comme je le souligne en sortant, alors qu’on marche sur la scène, de plain-pied avec le premier rang des spectateurs, ces derniers ne devaient pas se trouver face à la même densité et si l’expression des visages était sans doute plus nette, l’émotion ne devait pas l’être autant, et les décors faisaient sûrement plus carton-pâte. La distance crée une atmosphère de mystère, de laquelle émergent la silhouette de façades gothiques, de pans de murs découpés, pas vraiment des ruines, mais qui les évoquent sans peine au début de la pièce, située dans une forêt épaisse.

 

Théobald Friedeborn s’avance face à nous, dépose son chapeau à terre, visiblement craintif. La voix qui lui répond, sortant de nulle part, derrière le public, pourrait être celle d’une puissance surnaturelle, et cette origine présumée ne disparaît pas totalement même lorsqu’il devient clair que c’est à un tribunal que Théobald fait face. Ou à une assemblée secrète. Un invisible groupe qui a le pouvoir de juger. On ne sait pas vraiment, plongés que nous sommes au milieu d’une forêt sombre, et les accusations de sorcellerie que le plaignant dirige contre le Comte Wetter von Strahl feraient plutôt pencher pour un conseil de druides dotés de pouvoirs magiques. Le comte aurait séduit Catherine, la fille de Théobald, une enfant de quinze ans chez qui rien ne laissait présager une telle folie ; il faut donc que le comte en soit le responsable (ou la cause ?). L’intrigue, qui porte bien son nom, se constitue peu à peu, au fur et à mesure que les questions de la voix organisent les accusations tantôt véhémentes, tantôt désemparées du digne et vieil homme. J’allais dire qu’elle se constitue peu à peu sous nos yeux : manifestation de la puissance magique de la parole et du pouvoir de l’hypotypose. It conjures up the whole story ; Théobald serait presque devenu conteur d’un récit fantastique.

Ce n’est qu’au bout de longues minutes que j’émerge une première fois de ma fascination, et à peine ai-je le temps de pouvoir penser « oui, je suis fascinée » que cette fascination a suspendu ce bref instant d’interruption. Les associations d’idées ont à peine le temps de se dérouler dans mon esprit qu’elles sont déjà enrichies d’une nouvelle chaîne, de nouvelles répliques concentrant la densité, le tout devient plus complexe. Les maillons sont pourtant infimes. C’est par exemple la constatation du père, « elle a disparue », dont les mots eux-mêmes disparaissent, assourdis par l’obscurité brumeuse. La voix est interpellée, et reprend : « -Disparue ? ». Trop magique, la jeune fille n’a pu s’évaporer. Cet évanouissement rend pourtant sa force à un mot facilement jeté comme conclusion à une scène d’un récit. Elle disparut. Comme si l’existence n’était plus certaine dès qu’elle n’est plus attestée sur l’instant. Comme si une personne cessait d’exister pour une autre lorsqu’elle n’est plus devant cette autre, parce qu’elle cesse d’être pour l’autre. Et si Catherine avait disparue simplement parce que son existence n’est plus tournée uniquement vers son père ? On ne sait pas si le Comte l’a séduite, mais il l’a bien ravie (à son père).

On serait tenté d’adopter l’explication rationnelle de la séduction malgré l’incrédulité du père (ou malgré sa croyance en l’intervention d’une puissance démoniaque), lorsque le Comte Wetter von Strahl, loin d’être un criminel en cavale, est cité à comparaître. La version qu’il donne est opposée, quoique non contradictoire avec celle de Théobald : il n’a rien demandé à la jeune fille, mais celle-ci l’a suivie comme une esclave dévouée, et à chaque fois qu’il a tenté de l’éloigner et de la renvoyer chez son père, il l’a de nouveau trouvée sur son chemin. Il n’avait pas même jamais vu la jeune fille avant qu’elle n’entre dans la pièce où il se trouvait pour affaires avec son père, cette première rencontre où la jeune fille est tombée à terre comme foudroyée, et après laquelle elle est allée jusqu’à se briser les jambes en sautant par la fenêtre pour le suivre. Ce n’est pas que le Comte réfute les accusations du Théobald, son témoignage les infirme sans qu’il paraisse vouloir se défendre. On le sent plus agacé par la présence importune et envahissante de Catherine que soucieux de se décharger d’une quelconque responsabilité. A moins que le Wetter von Stahl ne soit trop bon acteur, on ne peut pas croire le Comte contre Théobald, pas plus celui-ci contre celui-là. A moins que… dans ce doute qui subsiste, on s’aperçoit que c’est le public qui est constitué comme juge*, que c’est nous, la montagne de gradins, qui sommes le monstre invisible devant lequel Théobald s’est découvert. Mais nous revient-il vraiment de juger ?


 

L’arrivée de Catherine empêche de se prononcer, quel que puisse être le verdict. En servile adoratrice, cette jeune fille frêle et pâle se jette aux pieds du Comte dès qu’elle l’aperçoit. Si elle lui demande quoi répondre, ce n’est pas qu’elle craigne un bourreau, mais qu’elle cherche un conseil auprès de celui qu’elle a désigné comme son soutien. Le Comte ne sait que faire de l’enfant, ni nous de cette affaire. De même que la brume, loin de se dissiper, devient plus dense et plus opaque à mesure qu’elle est éclairée, sous l’éclairage de ces différents témoignages, le mystère s’épaissit. Il n’y a pas d’explication rationnelle qui tienne, et pourtant Catherine n’est pas folle. Obstinée, mais non butée, pas même muette, puisqu’elle parle lorsque le Comte le lui demande, reprenant à son compte l’interrogatoire mené par le tribunal, elle ne sait pas. « Je ne sais pas », étonnée. Son visage fin et pur interroge, levé, lumineux, celui qui mène l’interrogatoire. Il va falloir juger, c’est une nécessité, mais le jugement premier, judiciaire, laisse place à une ébauche de jugement dernier, dont la clôture ne peut que nous échapper. Le public est destitué de sa fonction de juré, mais l’exercice de son jugement n’en est que davantage nécessité : pas d’avis à se faire, d’opinion à adopter, de vérité à établir en traçant un point à l’endroit où l’on devine que les segments narratifs se recoupent, il va falloir chercher à comprendre.

 

Le tribunal se dissout. C’est un non-lieu. Nulle part dans un décor fantastique. Entre les scènes, l’obscurité se fait, et les éléments du décor se mettent en mouvement comme d’eux-même, comme des fantômes, comme les maisons de la Ville morte. Je dois être gamine, mais j’adore. Ils bougent, pivotent, et se ré-agencent, font disparaître le lieu de la scène qui vient de s’achever et ouvrent à d’autres possibles, forment un village, créent une pièce, dévoilent l’intérieur d’une église ou d’un palais. Il ne doit pourtant y avoir que trois ou quatre de ces ensembles, dont peut-être deux ou trois mobiles, mais le décor semble toujours reconfiguré - mouvant.

C’est un non-lieu. Ne pas pouvoir trouver la vérité n’empêche pas de la chercher, l’impossibilité se fait même pressante. L’histoire continue, à moins qu’elle ne soit suspendue, comme la vérité, et que ce ne soit une autre histoire qui commence. Une histoire aux rebondissements clairement identifiables, où l’on oublie un peu la petite Catherine, pas bien encombrante, une ombre à la fidélité canine, pure, transparente, diaphane dans sa robe beige fluide, presque invisible.

Cette nouvelle histoire tient de la « story ». Comme cette distinction de Kundera ma plaît bien et que je ne résisterai probablement pas à la ressortir, autant la définir tout de suite. La « story », c’est l’enchaînement causal d’actes, de gestes, et de paroles, qui n’a rien à voir avec l’essence du roman (à transposer par l’essence de la pièce dans notre cas). C’en est en quelque sorte le résumé, la trame qui nous apparaît bien pauvre quand on la raconte à quelqu’un en espérant lui communiquer l’enthousiasme de notre lecture, le résidu d’une lecture précipitée, ce qui est adaptable (d’où le choix du terme anglais – « story » est devantage du côté de Hollywood qu’ « histoire ») tandis que ce qui fait l’essence du roman ne peut être que transposable. J’allais ajouté que c’est ce qui reste quand on a tout oublié, mais c’est inexacte. Il n’y a rien que j’oublie plus rapidement que le prénom des personnages ou le détail d’une intrigue un peu complexe, tandis que certaines découvertes de traits de caractères ou de mode d’envisager l’existence, certains échos, bref, tout ce qui fait l’ ‘atmosphère’ d’un roman, s’enracinent bien plus durablement dans ma mémoire ou mon imagination.

 

 

Synopsis de la story ? On y trouve Cunégonde, une jeune femme enlevée par un amoureux qui se venge de n’en être pas l’amant, enlevée à son ravisseur par le comte, qui découvre en la captive la femme qui lui cherche des noises pour une histoire de propriété de terrains. Mais il tombe sous le charme, et le litige est enterré avec la hache de guerre et la promesse de mariage. Wetter von Strahl aurait en effet reconnu en elle la femme vers laquelle un ange l’avait mené en rêve à la Saint-Silvestre, alors qu’il était donné pour mort. Vous avez du mal à suivre ? Ce n’est pas bien grave, cette « story » qui constituerait l’intrigue principale de n’importe quelle autre pièce n’est que la trame sur lequel le motif de Catherine peut être brodé et ainsi se révéler. Cette dernière réapparaît lorsque la maison du comte prend feu ; elle y est présente car elle vient de remettre à Wetter von Strahl une lettre où il apparaît clairement que les intentions de Cunégonde ne sont pas si désintéressées qu’elle veut le faire croire. Alors que le comte vient de sauver sa promise des flammes, cette dernière réclame un portrait qu’elle a laissé derrière elle et que Catherine, par dévouement pour le comte, s’empresse d’aller chercher. On sent que le comte commence à osciller lorsque, Catherine revenue avec le portrait, Cunégonde se plaint qu’elle ait oublié l’étui. Voilà Catherine revenue dans l’intrigue, ou plutôt son histoire se réinscrit sur la story qu’elle masque et relègue en arrière-plan. La conduite de la petite Catherine relance le mystère de son dévouement désinteressé, un amour a-passionnel, qui n’aurait finalement par grand-chose à voir avec de quelconques sentiments. Son attachement à Wetter von Strahl n’est pas de tendresse ou de désir, progressif, fragile, relatif ; il est, comme une évidence, d’emblée, entier et inamovible, absolu.


 

Chaque personnage porte en lui et à son insu un secret qui, révélé, n’en demeure pas moins mystérieux. L’inébranlable amour de Catherine n’est pas une conviction. Le rêve de Wetter von Strahl ne devrait pas a priori avoir d’emprise sur va vie éveillée – pourquoi en suivre la trace et se lancer à la recherche de la femme aperçue avec pour tout indice le fait qu’elle serait la fille de l’empereur ? La nature de Cunégonde, que Catherine découvre par hasard aux bains, sert à l’écarter de l’intrigue (annulation du mariage) par la mise en lumière de son caractère démoniaque, mais l’existence de ce Frankenstein femelle fatale, qui emprunte ses attraits à tous les siècles et les éparpille pour sa toilette, avant que sa servante ne les réassemble et ne leur redonne vie à coups de soufflet, reste inexplicable. La brume ne se dissipe pas, elle laisse entrevoir.

 

Wetter von Strahl finit par suspecter que le femme de son rêve pourrait bien être Catherine. Alors qu'elle s'est assoupi, il l'interroge à nouveau (sans témoins cette fois-ci), et s'immisce dans sa conscience par le biais de son double qui habite son sommeil. Sans conteste, il est l'homme qu'elle a vu en rêve, à la Saint Sylvestre, accompagné d'un ange. Le comte reprend la parole de Catherine, ils narrent bientôt le récit à tour de rôle, et finissent à l'unisson : tout concorde. La scène de reconnaissance se déroule ainsi hors lieu et hors temps, tout comme celle de la connaissance (co-naissance à l'amour) avec laquelle elle fait la jonction par-dessus le monde de la "story", en dehors de la réalité sondée par le tribunal initial- infirmation onirique au juge qui souligne que si séduction il y a eu lieu, il a bien fallu qu'elle "se produise en un lieu et à un moment donnés". Les liens se nouent dans la durée, il n'y a pas de coup de foudre sinon sous la forme de ce qui a foudroyé Catherine lorsqu'elle a découvert le comte. La rencontre n'est jamais première, elle n'est que la reconnaissance de ce qui a toujours déjà eu lieu - dans le rêve, cet au-delà inclus dans l'ici-bas de notre vie (oui, les cours sur le songe à la Renaissance, ça atteint). On pourrait dire que leur amour relève de la prédestination, à condition de l'entendre non comme ce qui est inscrit, mais ce qui ne peut pas ne pas avoir lieu à partir du moment où le rêve a fait signe et où l'on cherche ensuite à modeler sa vie dessus pour lui donner sens et cohérence.

Si la répétition du motif du rêve est poétique, celle de son interprétation est plutôt comique : « c’est elle ! » s'écrie Wetter von Strahl lorsqu'il reconnaît la femme dans la petite Catherine, alors que par le même déictique, il a déjà désigné Cunégonde, qui avait prétendu être la descendante d'empereurs. L'interprétation est délicate, mais la véritable reconnaissance est réciproque et l'identité constituée par l'autre : Catherine apprend au comte qu'il est l'homme de son rêve et celui-ci découvre à Catherine son illustre origine (il faut bien que la prophétie soit exacte et on n'est pas à un tarabiscotage de l'action pour faire de l'élue la fille de l'empereur). Le couple est ainsi formé, en-deça du désir que le comte pouvait nourir à l'égard de Cunégonde, et au-delà du dévoument servile de Catherine. On a du mal à parler d'amour, et pourtant la tendresse dont finit par faire preuve Wetter von Strahl n'a rien à voir avec la pitié qu'il pouvait éprouver au début pour la petite Catherine, petit animal dévoué. Il dépose le voile de mariée, promesse de leur union, sur l'enfant-femme endormie, et l'énumération de tout ce qu'elle représente pour lui est reprise par la voix off, qui soustraie par là cet absolu à l'érosion possible du prosaïque. La ligne mélodique qui flotte au-dessus de la "story" et reprend le rêve, la rencontre et la reconnaissance du couple s'achève sur le réveil de Catherine, si brusque qu'il faudrait presque parler d'éveil - la tête levée, bouche entrouverte, profil intense - effleurée par la grâce.

 

[ J'aligne les mots, ça déborde. Et les acteurs dans tout cela ? Ce sont eux qui permettent mon délire interprétatif. Ils sont formidables, mais on ne le remarque pas, parce que le texte, la mise en scène, les costumes et les décors le sont aussi. C'est lorsqu'un des ces éléments est moins bon que les autres qu'on remarque la part qu'il joue. Mais je découvrais la Petite Catherine de Heilbronn, et je l'ai reçue en bloc. Impossible de mettre en pièces ce qui suscite une telle fascination, je me contenterai de répéter que la mise en scène d'André Engel rendait le texte de Kleist fascinant, tout aussi fantastique que la scénographie de Nicky Rieti.

 

 

 

 

Catherine était désincarnée par Julie-Marie Parmentier, petite liane anguleuse dont on n'est pas surpris qu'elle puisse "disparaître", belle mais pas séduisante, intense dans sa fragilité.


Hélène Fillières, grande, séduisait par la beauté menaçante, maléfique, de sa Cunégonde.

 

L'interprétation qu'a donnée Jérôme Kircher du comte était assez suprenante, un peu décalée par rapport au ton de la pièce, mais loin de l'affaiblir par un contresens ne faisait qu'en renforcer le propos. Des résidus d'accent dans sa voix et un ton assez souvent railleurs créaient une distance par rapport à l'émotion ou au caractère dramatique de la situation sans que cela y nuise à l'intensité - au contraire. Lorsque la comte commente l'attitude servile de Catherine à sa première apparition d'un "vous voyez" sur un ton de je-vous-avais-prévenus, je-vous-l'avais-bien-dit, on n'a pas envie de rire (l'agitation des cordes vocales est vite étranglée par une légère angoisse) : le mystère n'en est pas moins entier, plus opaque encore de résister à la démystification de l'humour (corrosif sous son air de légèreté - je ne vous fais pas le coup du *Kundera power*, mais le coeur y est). Même chose pour l'interrogatoire qu'il fait subir à Catherine, lors duquel il n'hésite pas la provoquer par des insinuations qui l'accusent lui - pour la pousser à bout, mais la voie/x est sans issue.]

 

 

* (si, si, il y avait une astérisque, dans le quatrième paragraphe) "[...] Le théâtre, dit-on, est un lieu codé où il est naturel de montrer des gens représentant des situations, reproduisant des scènes venues d’ailleurs, autre chose que leur propre vie. Le théâtre implique donc un «suspens de vie» nécessaire à faire voir l’acte de montrer.
Celui qui pratique l’acte de montrer s’appelle : l’acteur. Sa fonction implique celui qui pratique en retour l’acte de regarder, de spectare, celui-là s’appelle : le spectateur.


Cette relation existe sans problème tant que l’on ne remet pas en cause ce sur quoi elle repose : le suspens de vie.
Même si on admet que la vie peut très bien ne plus être suspendue par la représentation, c’est-à-dire si on refuse l’axiome le plus fondamental du théâtre pour lui substituer l’axiome contraire «L’acte de montrer est suspendu», nous opérons un retournement dont deux conséquences au
moins sont riches de promesses, l’une concerne l’acteur, l’autre le spectateur ou le public.

L’acteur ne «joue plus le Jeu» dans tous les sens du terme. Il ne reproduit plus des scènes venues d’ailleurs. Il ne dit rien en dehors de sa propre vie, et lorsqu’il ne s’agit pas de sa propre vie, il ne dit rien en dehors de l’intelligence qu’il peut avoir de lui-même si sa propre vie changeait. En effet, l’acteur n’est pas toujours un acteur mais une infinité d’autres personnes. L’acteur n’a pas toujours été un acteur et ne le sera pas toujours.
C’est donc à lui-même, en tant qu’il sait qu’il n’est pas toujours un acteur, que la mise en scène s’adresse et son seul but consiste à révéler ce simple fait : un ou plusieurs individus existent là avec la violence inouïe de leur intimité.


L’intimité des gens ne se contemple pas, sans au moins courir le risque de se voir soi-même surprendre dans une situation d’indiscrétion susceptible de gêner ou de créer des problèmes. Or, le théâtre, jusque dans ses formes les plus modernes, laisse toujours de côté la responsabilité de ceux qui viennent regarder. [...] A contrario le nouvel axiome : «L’acte de montrer est suspendu» implique la responsabilité de ceux qui voient.


[...] Le public a toujours été considéré comme étant au-dessus de tout soupçon.[...] Il n’est jamais renvoyé à ses propres insuffisances mais toujours aux insuffisances de la scène, c’est cela qui l’autorise à juger.


[...] Or s’il éprouve des difficultés à comprendre le pourquoi de sa présence, le spectateur doit désormais chercher à la justifier. Il n’est plus là pour regarder et entendre mais il doit entendre et regarder afin de comprendre pourquoi il est là. II doit se plonger au coeur du sujet, il s’anime du souci de comprendre. Il entre soudain dans un rapport actif avec un théâtre qui est passé de l’état de sommeil à l’état de veille."


Réflexions d’un metteur en scène sur un spectacle au-dessus de tout soupçon
André Engel, brochure programme du TNS, 1978

 

Curieux ces motifs qui se lient lors d'expériences très proches - l'irruption des retardataires dans la salle de cinéma, la mise en scène de Platée, et celle de la Petite Catherine, maintenant. J'ai trouvé ces propos dans un dossier sur le site du théâtre de l'Odéon, et passé un instant où je n'ai strictement rien compris à ce qui me semblait être de l'origami de cheveux (même plus pliés en quatre à ce niveau-là), je crois que j'ai commencé à comprendre, et que la partie sur le spectateur (pas celle sur l'acteur, en revanche) serait même ce que j'avais pressenti sans réussir à l'exprimer clairement (si tant est que ce soit clair ici - mais cela se devine mieux, sans doute).