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21 janvier 2012

Maboule Raoul dans la cabane d'Ali Baba

[Début janvier] Le théâtre de la Ville, qui n'a pas de catégories, seulement des bonnes places, les attribue dans l'ordre des réservations. J'ai pris mon abonnement une semaine ou deux après la date d'ouverture et j'ai obtenu pour Raoul un rang V (sachant que, contrairement à Pleyel, il n'y a pas de rang ZZ). Que James Thierrée soit fantastique, cela se sait -- ça ne se voit pas. Ce qui est bien dommage parce que son spectacle est indescriptible.

On ne peut pas être introduit dans son univers, il faut y faire effraction et foncer dans le tas, comme l'artiste, tête baissée, qui donne des coups de bélier dans le cabane située côté jardin. Deux pans constitués de tubes de métal finissent par tomber avec force et fracas, comme un écho à ses hurlements. Raoul est moins du côté du cool que de la rage : Raaaaaaoouul ! Notre vagabond-saltimbanque, petit-fils de Charlie Chaplin et fils spirituel de Vladimir et Estragon (le godillot, tout est dans le godillot qu'on retire) en a après Raoul ; et pour cause, ce n'est peut-être que lui-même. Devoir hurler son nom parce qu'on ne sait pas qui l'on est, il y a de quoi se taper la tête contre les murs (de sa cabane), vous avouerez. Il y a bien un deuxième larron, mentionné en distribution mais on le distingue si peu du premier qu'on n'est pas vraiment sûr de l'avoir vu : je le soupçonne d'être complice des tours de passe-passe de notre homme qui en profite pour se réinventer sans cesse. J'appelerai donc Raoul celui-là même qui en a après Raoul, il faut bien se mélanger les pinceaux pour faire connaissance avec l'artiste.

Une fois perché dans l'imaginaire de sa cabane, Raoul s'en donne à coeur joie et à rage tristesse. Loueurs de chambres de bonnes, vous n'imaginez pas tout ce qu'on peut faire dans 6 m2. Manier la tringle des rideaux comme un toréador pour prendre un intrus à ses filets, lire au coin du grésillement du phonographe, se servir de son pavillon comme d'un porte-voix, devenir Nagg en plongeant dans la poubelle, en ressortir bardé d'ustensiles de cuisines pour se défendre contre le premier martien maritime qui passe à la lisière, lui moudre du poivre sur le bec pour le nourrir comme un gros poisson et le faire éternuer, battre des mains à coté des oreilles pour répondre aux nageoires et établir la communication (dorénavant, vous me verrez sûrement faire ce signe à l'approche d'un quiproquo ; je ne suis pas encore folle, seulement loufoque et j'ai testé sur un Palpatine obnubilé par sa timeline Twitter, ça marche encore mieux que de pointer son museau de souris -- sûrement à cause de ses origines pingouins). Parfois, Raoul tente de mettre un orteil dehors mais il s'avère que la farine par terre, c'est de la glace. Même en bravant le froid, il est pris dans la bourrasque et dérive dans un moon walk désarticulé tel que Michael Jackson se retourne dans sa tombe pour mieux voir où commence le mouvement, s'il commence quelque part -- à côté, le poisson de Napoli est un fossile, c'est dire.

Ses pitreries ne me font pas rire. Ce n'est pas que ce n'est pas drôle, c'est que c'est poétique avant tout. Une poésie sans lyrisme (le lyrisme, avec son chant, ne supporte pas le bruit), fascinante comme une concaténation de logiques, triste et belle grâce à ce qui est détruit dans la collision. Par exemple, Raoul nous met en boîte à cigales, et c'est en ouvrant le couvercle de la poubelle qu'on leur ferme le clapet. Peu à peu, quand il devient clair qu'il ne s'en sortira pas, de sa cabane, on entre en hibernation avec lui. J'oublie la tristesse de ces pitreries de fou et je ris de même en le voyant faire un brin de lecture : il déplace le fauteuil, ajuste sa position, se frotte les yeux, lisse ses cheveux derrière ses oreilles, prend le livre, déplace le fauteuil, lisse ses cheveux, se gratte le nez, arrache une feuille pour s'en tamponner le visage et commence enfin à lire... quelques secondes avant que son corps ne le rattrape : il se met en travers du fauteuil, les genoux par-dessus l'accoudoir, la tête en bas et les pieds sur le dossier, pourquoi pas, assis de nouveau, affalé, redressé, les coudes sur les genoux et la tête dans les mains, jette le livre par terre pour lire à la bonne distance et ripe des coudes comme Cendrillon déguisée en Charlot. C'est tellement ça... le moment où l'on n'a pas plongé dans le livre et où une simple rainure sur la tranche peut déranger au point de nous forcer à nous interrompre. 

Mais Raoul n'attend rien, surtout pas Godot. Passés quelques moi(s), l'espoir refait rage. Il faut se réinventer, rappeler Raoul et le chasser par des cris, déraciner le décor planté et toucher de nouvelles terres. On se maintient la tête hors de l'eau : des bestioles submarines apparaissent, mante religieuse arachnéenne et éléphant bleu, tandis que la cabane, qui avait été ouverte en en faisant tomber deux pans, est détruite de même ; il n'en reste plus qu'un radeau qui flotte dans les airs, étoile d'un spectacle filant les métamorphoses. En apesenteur au bout d'un tape-cul géant que des hommes en noirs font tourner et monter, lampe de spéléologue au front, Raoul finit par s'envoler-se noyer dans tout l'espace amniotique de la scène. 

19 septembre 2011

Anna Sinyakina In Paris

Une présence fantomatique en chemise blanche sur la scène noire. C'est lui, murmure-t-on dans le brouhaha de l'attente. C'est lui qu'on croyait attendre mais en fait, c'est Baryshnikov qui nous attend, bras croisés, bras décroisés, pendant qu'on s'installe. Il n'y a pas de rideau pour s'ouvrir sur une vie à venir, seulement un plateau pour constater qu'on en est là, ici, de cette vie d'émigré qui n'est plus à vivre mais à raconter. Il écrit, nous dit-il, sur les deux guerre qu'il a traversées, ancien général de l'Armée blanche. On ne le verra pourtant pas écrire, car Baryshnikov n'écrit qu'avec son corps et c'est ici sa voix qu'il prête à Nikolaï. Il n'écrit pas : il sera donc traversé par les mots qui défilent du bas jusqu'au fond de la scène, éclairé par une hampe, laissé dans l'obscurité entre les lignes. Je déchiffre les lettres informes, je les lis lorsqu'elles sont projetées et, toujours désynchronisée à vouloir absorber le texte anglais, je prends de court ou du retard sur sa traduction parlée. J'ai peur de manquer des mots, escamotés par l'accent russe, et ne commence à comprendre que lorsque je les oublie. Je m'en remets à la voix, une voix qui a de la gueule. Tête d'affiche, Baryshnikov est notre ami : il sera donc notre narrateur.

Il attrape des photos pour donner corps aux petites annonces qu'il comprend trop bien et dont il souligne d'une répétition désabusée les folles attentes (« Russe sensible ») ou l'absence d'espoir (« qualités intellectuelles non requises »). Nikolaï – car c'est ainsi qu'il nous faut désormais l'appeler – est presque un Parisien à ceci près qu'il est émigré, seul et russe. Il ne connaît personne, sauf la solitude qui défile dans le silence et toutes les langues au fond de la scène – profusion de paroles tues. La solitude emplit l'espace mais elle n'a pas de corps ; la femme nue vidéo-projetée de dos sur un carton que tient Nikolaï n'a pas plus de consistance que les photographies précédemment exhibées, pas de peau pour opposer de la résistance à ses caresses et faire exister une main qui disparaît sous l'image rêvée. Pour étoffer son existence, il lui faut revêtir chapeau et manteau, qui lui redonnent de la carrure, quoique militaire en temps de paix. Mais cette armure ne tient pas et accrochée au mur d'un café où il vient d'entrer, tombe dans un tragi-comique de répétition. Le chœur, composé de garçons de café et de serveuses plus enclins à lui parler festin que destin, lui chantent toujours la même chanson, dont il attend d'être accompagné pour aller une fois encore raccrocher ses chaussons son chapeau et son manteau à la patère. Une dernière fois et il tape des pieds flamenco pour que cela cesse ; rien n'est bien fixé sur les souvenirs, il faut laisser les affaires glisser le long de ce mur, photo renversée comme les idoles du passé.

À présent, il est dans un café, seul une fois que le garçon a fini son mime et nettoyé la vitre imaginaire qui sépare la scène de la salle. Et c'est là que j'entre en scène. Vous ne le saviez pas et moi non plus, mais j'ai un petit rôle dans cette pièce, très simple : j'avance en couinant vers Micha-Nikolaï qui chausse ses lunettes en se demandant ce que je fiche ici. Mais voilà que je me fais voler la vedette : Anna Sinyakina plante le décor une table au-dessus de moi, m'attrape par la queue, me montre à ce monsieur et m'envoie valdinguer en cuisine ; je suis verte. N'empêche que grâce à moi, la rencontre peut avoir lieu, inattendue, en lieu et place de l'habituelle juxtaposition entre serveuse et client. Les deux exilés s'apprennent par le menu et la conversation, timide, pleine de potage aux cornichons salés et d'hésitations à retourner en cuisine, tombe dans la soupe au choux. Grâce au micro (qui gêne les puristes mais que j'oublie vite), les voix peuvent chuchoter, douces comme le dessert qui ne vient jamais. Tandis qu'il avale sa soupe et qu'elle se tient à ses côtés, une bulle en carton apparaît, portée par un homme en noir, et on peut y lire tout l'attrait que le vieil homme conçoit pour la jeune femme.

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Elle est belle, belle d'une beauté brisée, diffractée sur tous les débris de sa vie – sa manière à elle d'être rayonnante. Sa voix, cristalline comme une pampille de lustre, éclaire la pièce de sa mélancolie diffuse, servie par le contrepoint du garçon de café. 

De la BD, on tombe dans la peinture cubique lorsque Nikolaï retient la table(eau de Picasso), retenant par la même occasion Olga. Elle ne bouge plus sa main, comme pour préserver l'équilibre rattrapé de la table, mais c'est davantage pour ne pas détruire la proximité qui vient de se créer entre eux deux ; lorsqu'il lâche prise, tout bascule sauf le pichet en papier mâché, qui reste collé à la table tandis qu'elle la prend distraitement sous le bras.

Après quelques jours et gargouillis de conversation, rendez-vous est pris. Chacun se prépare devant le grand miroir du public qu'il s'imagine témoin de quelques mouvements de boxe ou de poses dramatiques. À la lenteur de Nikolaï se joint l'insolence de Baryshnikov qui ne doute pas, lui, d'être observé. Aux gestes maladroits de son personnage pour se refagoter, il préfère la provocation pudique et laisse tomber son pantalon plutôt que d'y rentrer sa chemise : impossible du coup de croire l'épier. Il s'impose jusqu'à l'agacement, interdit au spectateur de se raser car c'est à lui de le faire, lame à la main, comme s'il avait rendez-vous avec Roland Petit. Olga, cependant, se livre à une séance d'habillage et de déshabillage avec l'inventivité sans entrave de qui joue son répertoire de grimace au miroir de la salle de bain. Le tablier de serveuse devient tour à tour haut de robe, sac à main (les liens en anse) et pochette de soirée tandis que défile en fond de scène la partition chantée a capella par son double, qui serait sa confidente si l'on était dans une tragédie classique. Mais la tragédie n'est que celle d'un pauvre quotidien et les coupes qui survienne dans la Havanaise en soulignent tout le dérisoire : arrivée à « Mais si je t'aime, si je t'aime... », elle enchaîne directement sur le refrain « L'amour est enfant de Bohême, il n'a jamais, jamais connu de loi, si tu ne m'aimes pas, je t'aime » ; comment un être si fragile pourrait-il menacer de quelque façon que ce soit l'homme qu'elle s'apprête à aimer, pour qui les deux choses les plus difficiles à reconnaître sont « un bon melon et une femme de bien » ? Tous deux prennent le pari de s'aimer sans réelle crainte de perdre : que peuvent-ils espérer gagner si ce n'est de partager leur solitude comme on partage un gâteau ? Leur tendresse se nourrit de leurs illusions perdues, qu'ils promènent dans un Paris de carte postale. Une grande carte postale en forme d'auto, où les fenêtres créent un texte à trou : c'est le prix de l'affranchissement. Ce taxi de façade fait un petit tour de manège grâce à la scène mobile et manque d'écraser un chien frétillant comme la peluche à pile qu'il est : le drame de fait divers achève de tourner toute tragédie en dérision lorsque le chien urine sur la roue de son agresseur.

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Au cinéma, les traits du général se confondent avec Chaplin, et la scène de vaudeville, avec celle qui hante les mémoires. Les bouches se déforment sur l'écran comme sur des miroirs déformants et de ces béances grotesques se mettent à hurler les sirènes, celle de l'horreur et de la guerre ; Nikolaï pourfend la toile, son parapluie pour toute épée et repars avec sa dame de cœur pour Montparnasse. Il est encore question de melon et, chez vous ou chez moi ?, aucun ne veut accueillir leur union chez soi, chacun désirant investir la solitude de l'autre, qu'il espère moins déserte que la sienne.

Les années passent en quelques minutes et Olga s'envole comme une Willis, échappe à l'étreinte de Nikolaï qui entame sa dernière danse. D'une phrase, il est mort dans le métro et, Olga, toujours en suspension, qui chante la tête en bas, assiste à son exécution. Baryshnikov brave avec Bizet le spectre de sa virtuosité, et tombe de la hauteur, si imposante, avec laquelle il a mis à mort Basil. Le comédien triomphe. La voix se tait avant que les chœurs n'aient exulté. Et, petite souris incongrue, je viens une dernière fois lui serrer la main, désolée de mettre fin à la rencontre. 

 

Dmitry Krymov, le metteur en scène, tire son argument d'une nouvelle d'Ivan Bunin, dont je n'avais jamais entendu parler mais que je lirais bien. En attendant de faire un tour à la librairie, d'autres lectures sur le net : une "comptine russe suspendue dans le temps" (Danse en seine) ; bittersweet... a whimsical note... conjuring images of bravura ballet (Bella Figura) ; "La mise en scène est pleine de petites trouvailles. Le spectacle est plein d'humour et alterne à merveille gravité et légèreté." (Danse opéra) ; "L’émotion et la poésie côtoient l’absurde ou le trivial (...) Dans ces bras qui se tendent en vain pour tenter de saisir une silhouette fuyante, il y a toute la solitude du monde." (Fab') ; Amélie, plus dubitative. Et aussi The New York Times, Le Monde, surtout pour les anecdote sur la langue.

29 janvier 2011

Les Fiançailles au couvent comme un poisson dans l'eau

Prokofiev fait chanter en russe des personnages espagnols sur un livret anglais tiré de Sheridan, mais le mariage est un régal à consommer. Un père cherche à marier sa fille Louisa à un gros poisson un marchand de poisson, lequel sexy comme son produit finira marié à la nourrice pendant sa protégée aura filé épouser son Antonio et que son amie Clara aura fait de même avec le frère (le 2 en 1, c'est plus vendeur et ça fait plein de bouteilles pour les moines). Bref, une histoire d'elopement avec sa dose de vieux barbons, de jeunes amoureux, de travestissements et de quiproquos pour que tous retombent sur leurs pattes, enfin, sur leurs écailles, sonnantes et trébuchante comme des ducats.

Les péripéties sont attendues mais les chanteurs nous attendent au tournant, avec leurs yeux outrés ou pétillants, leurs moues dégoûtées ou mutines, et autres mimiques impayables qui leur vaudraient d'être nommés comédiens aussi bien que chanteurs. Même nos deux vieilles barriques ont un jeu de scène terrible, et ne reculent pas devant quelques pas de menuet fort bien menés. Ils n'ont pas cet air emprunté qui créer un fossé avec les danseurs, lesquels se distinguent surtout par leurs costumes, en particulier ceux avec des tissus fluo en langues, oreilles et crêtes pour un mélange de chats (qui miaulent à la fenêtre de poisson Louisa) et de dinosaures radioactif- seul point discutable du spectacle. J'ai tout bonnement adoré la variation solo du poisson géant, habillé en argent de tête de hareng en cape, comme sur les programmes de l'Opéra comique : aussi bon qu'une dorade royale.

Aucune arête dans la gorge des chanteurs mais des réparties saillantes pour quelques scènes désopilantes, au nombre desquelles le numéro de charme que la nourrice fait au vieux barbon qui la trouve laide puis pas si laide que ça quand elle prétend avoir toujours rêvé d'un mari avec une telle barbe, « elle manque seulement un peu de beauté ». Elle chante ensuite pour lui, et annonce qu'avec elle, la jeune fille qui baisse les yeux devant celui qui la courtise, moins d'un an plus tard ne rougit plus de rien et ne joue plus avec son châle mais avec la barbe de son époux.

La scène où le marchand de poisson séduit le père en lui apprenant à voir des ducats à la place des écailles est une autre de ces drôleries : l'homme se prend à caresser un poisson comme si c'était un chat, avant de l'embrasser sur la bouche puis de (se faire) serrer la pince à une écrevisse (faut croire que l'écrevisse est un ressort comique connu des dramaturges, parce que je me souviens d'un véritable fou rire lors du Timide au Palais). Puis c'est au tour du marchand de frétiller à la description que le père fait de sa fille (ah, la fossette !), incapable de dire autre chose que « la friponne ! », façon Orgon qui ne peut que plaindre « le pauvre homme ! » -Idéfix. Il n'a peut-être pas tort, en même temps, à en juger par les mines ennuyées ou amusées que Louisa fait lorsque son amie Clara lui raconte que son frère (à Louisa) lui a outrageusement manqué de respect parce qu'il l'a... embrassée.

On pourrait reprendre ainsi de nombreuses scènes, parce que c'est réjouissant de bout en bout, malgré près de trois heures de spectacle qui transforment Palpatine en petit vieux plein d'arthrose. Évidemment, tout est bien qui finit bien, et le père célèbre le mariage de ses deux enfants en jouant du xylophone tandis que les danseurs habillés en serveurs, sur la passerelle en hauteur, miment un jeu de percussions avec des cuillères ; le coup de grâce. Si vous avez la possibilité d'aller voir ce poisson de janvier...

21 janvier 2011

« Comme si je m'étais presque ennuyé »

 

[Rêve d'automne, de Jon Fosse, mis en scène par Chéreau au théâtre de la Ville]

Comme toutes les citations de ce billet, le titre est à prendre avec des guillemets, ou les guillemets avec des pincettes, car je cite de mémoire et j'imagine autant que je me souviens. Mais le personnage principal a prononcé quelque chose dans ce goût-là et cela résume assez bien ce Rêve d'automne dont je me suis réveillée en ne l'ayant pour ainsi dire jamais vécu. Je ne sais plus pourquoi le personnage disait cela, il disait d'autres choses et il serait ainsi vain de résumer l'histoire, s'il y en a vraiment une, l'histoire d'une vie, parmi des vies jetées dans le vide. Un couple d'amants qui se rencontrent ou se retrouvent dans un cimetière, un divorce qui s'est ensuivi et qu'on a appris à l'enterrement de la grand-mère de l'homme, dans ce même cimetière où la pièce et la vie se défont sous nos yeux... Des êtres errent autour, comme des peines sans âme, dont certains, lorsque c'est leur tour, viennent s'incarner en personnage, tandis que la grand-mère morte et le petit-fils mourant restent dans les limbes – en l'occurrence, les salles annexes du musée qui constitue le décor. Les légendes des tableaux sont lues par le couple comme les stèles des tombes et si l'assimilation du musée au cimetière est peu flatteuse pour le premier, elle peuple le second d'un furtif froissement des vies passées. Et c'est de la même manière que seront les instants perçants, furtifs.

La pièce a mis un temps fou à démarrer, jusqu'à ce que l'homme s'assoit par terre à côté d'un banc, enlève ses chaussures et place ses pieds nus sur des pages de papier journal et nous fasse la fin d'un Vladimir ou d'un Estragon. Mais on apprend que l'homme a un domicile, et même une famille, que peut-être il ne voudrait pas fixe, une maison, un travail, un enfant, une vie sociale en somme. Transition sans transition, et c'est ainsi que le personnage vieillit sans heurts au cours de la pièce, l'instant précédent devenant un temps jadis sans préavis, sans qu'on se soit rendu compte de rien.

« Il lui a été donné de vivre longtemps », dit le père à propos de la grand-mère. Et toujours sa femme dans les bras : « Il nous a été donné de vivre longtemps, à nous aussi ». C'est comme si vieux, ils étaient déjà morts ; plutôt que de ramener par leur conversation la grand-mère à eux, ils se projettent vers elle. C'est que « beaucoup de choses se sont passées, et rien ». Les moments se succèdent sans jamais rien créer dans la durée ; c'est vrai de la vie des personnages mais aussi de la pièce, si bien si mal que Palpatine était en colère en ressortant. Pour lui, il faudrait ponctuer : « beaucoup de choses se sont passées et : rien ».

Moi qui ai peut-être le travers de vouloir trouver à comprendre jusqu'à la justification, qui vois dans les pieds nus des défunts le dicton de grand-mère comme quoi la mort s'attrape par les pieds, qui ai bien voulu muser dans le cimetière d'une pièce tombée dans un coma irrémédiable après la première heure, lorsque le père s'est mis à (ne plus) agir comme le grand-père qu'il n'est pas devenu, je ne suis pas allée jusqu'à la conclusion et : rien, j'ai glané des riens :

J'ai vu les vivants dont la femme parlait, dans leur appartements, comme ces gens empilés dans des boîtes-aquarium qu'on voit ou imagine en passant en train devant des immeubles éclairés ; je les ai vus et je les ai vus disparaître, la vie ayant mené grand train. J'ai vu ce que voulait dire la grand-mère quand elle désignait cette femme comme la mort (de son mari), cette femme qui l'éloignait de sa femme et de son enfant (vie reproduite à défaut d'avoir été vécue), cette femme qui l'emmenait finir sa vie stérile avec elle, qui l'emmenait mourir sûrement et vivre un peu. J'ai entendu des phrases devenir curieuses, un « ça va bien ? » lancé à la fin d'une conversation comme si l'homme s'enquérait d'une possible hystérie plutôt que de la santé de la femme, des « oui » de conversations polies avec la « belle » famille devenir des cris d'étouffement et de désir de s'échapper, des images devenir des clichés, avec « aucun oiseau qui vole très haut dans le ciel », en avion (le ciel des idées, peut-être). Pas âme qui vive, le thème de la soirée était pourtant simple. Les corps, eux, ont vécu, parfois.

Il y aura eu, par exemple, la main que l'amante a laissée derrière elle comme pour un baisemain qu'on laisserait derrière soi ensuite, que l'homme a prise dans la sienne, à plat d'abord, pour sentir la pulpe des doigts et la chaire de la paume, avec les doigts croisés, ensuite, pour accrocher ses vieux os à ceux de l'autre et les entrechoquer, et dont il a refermé le poing enfin, pour concentrer sa force à elle ; poing contre paume.

Oui, j'ai beaucoup rêvassé, et pour être honnête, je pourrais dire de la pièce comme l'homme de la femme : « Parfois, mais pas souvent, j'ai pensé à toi ».