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04 mars 2016

Vautours, hipsters, explorateurs et joueurs guerriers

Épaules montées, cou rentré, mains pendantes comme des pattes ou des serres… l'attitude des danseurs fait un drôle d'effet. On est chez les freaks : le rouge à lèvres qui déborde des bouches fait surgir le fantôme de la femme-qui-rit de L'Apollonide, devenue phénomène de foire après qu'un client lui a entaillé le sourire, tandis que les moustaches asymétriques transforment les hommes en créatures mi-gymnastes mi-Monsieur loyal qu'on verrait bien moquées par Ponge ou d'autres à l'esprit plus torturé. La bizarrerie des mises est répliquée dans la chorégraphie, tableaux réimprimés en rouge, noir, marron - d'où le titre de la pièce, sûrement : Xylographie. Je n'irais pas jusqu'à dire, comme le programme que Tânia Carvalho invente un nouveau rapport au temps, mais les déploiements de danseurs, superposés-décalés comme les couches successives d'une estampe mal calée, gravent quelques images étonnantes en mémoire. Ces frises de freaks créent un malaise très esthétique, malgré/grâce à des costumes à franges franchement laids, parfaitement adaptés.

Précipité. Palpatine parle de pioupious. What ? Pioupious, cette bande de freaks tout sauf choupis ? Après quelques instants d'incompréhension la plus totale, l'évidence : ce sont des rapaces. Les costumes froufroutants. Les cous rentrés. Les mains pendantes et leur signification néfaste dans l'iconographie traditionnelle… des rapaces, mais c'est bien sûr. Des vautours, même. Vaguement morbides, c'était donc ça.

 

Sous le Sunshine électrique mais musicalement doux d'Emanuel Gat, des tenues dépareillées, chemises ouvertes sur T-shirt, chaussettes de couleur (comme par hasard, les chaussettes oranges sont portées par un beau gosse, #OrangePower, yo) et même *un bonnet* ; cette fois-ci, impossible de se tromper : après les vautours, les hipsters. C'est bon comme un brunch dominical : cela ne peut pas prétendre à de la gastronomie, c'est sûr, mais c'est assez varié et relevé pour laisser un souvenir agréable, sinon vivide. On sent la jupe à fleurs qui se fend sur la cuisse ; les doigts écartés autour de la taille en portée ; et les mains qui agrippent ce danseur qui se jette vers les coulisses, rattrapé, sans que l'on sache si c'est in extremis ou malgré lui, pour empêcher sa chute ou son échappée - le groupe entre sollicitude et sollicitation. Ni vraiment contrainte, ni vraiment soulagement. Des interactions, seulement, en chaussettes de couleurs et sur des bribes d'Haendel et de voix - j'adore les bribes de voix, j'ai toujours trouvé cela apaisant.

 

Black Box de Lucy Guérin. Une grosse boîte noire monte : du geste du serveur qui soulève la cloche en argent, elle découvre des pieds, un danseur, quelques danseurs, une foule de danseurs, on ne sait jamais ce que l'on aura, surprise, duo, trio… ; et descend, emprisonnant avec elle lumière et danseurs. La répétition nous assure qu'il y aura toujours quelque chose à voir, sans rassurer : on aurait envie de dire aux danseurs de se dépêcher, de regagner plus rapidement le carré lumineux qui ne cesse de diminuer - on sait d'instinct les ténèbres interdites. Mais comme un fait exprès, ils savent la chorégraphie bien rodée et ne se dépêchent pas, lambinent même parfois, indolents. Une main ose frôler les ténèbres juste avant la tombée de la lumière, on frémit. En short de toile, explorateurs, et col Claudine, colons, cela s'ennuie, cela s'amuse, cela piétine sans même en avoir l'air. Et puis, inévitablement, un danseur finit par franchir les limites et aller au-delà de la lumière. Il danse, et bizarrement, il ne se passe rien, la pièce ne s'arrête pas. La boîte noire descend. Elle  remonte à l'identique, et je le sais, j'en suis sûre, j'en étais sûre : elle est vide. Elle reste en l'air un temps, nous en suspends, et redescend tranquillement, comme si de rien n'était, je jurerais en sifflotant. Nonchalance de l'enrayement. Applaudissements.

 

En primaire et au collège, j'étais toujours partante pour déplacer tables et chaises dans les salles de classe  - mon côté déménageuse bretonne, sûrement (qui s'évanouit à la vue des livres). Cela m'amusait, cette parenthèse physique dans un lieu intellectuel où les corps passent leur temps assis. Du coup, forcément, la première fois que j'ai vu One flat thing reproduced, je me suis éclatée. Vous pensez, des danseurs qui crapahutent entre, sur, sous, devant, derrière les tables… une vraie leçon de prépositions de position, avec des tables à la place des cubes mal dessinées et des danseurs pour incarner les petites croix faites au stylo rouge. Sûre de m'amuser, je jubilais déjà lorsque les danseurs se sont avancés avec table et fracas - en lançant un cri de guerre. J'ai entendu le bruit métallique des tables. La violence des tables entrechoquées (une des danseuses, avec un pansement au front a dû en faire les frais en répétition). Les gestes se sont mis à mitrailler. Sans discontinuer. Pas d'accalmie dans cette "guérilla chorégraphique survoltée" (Jeanne Liger), tout au plus un moment d'intimité entre deux danseurs complices de s'être réfugiés sous une même table, pendant qu'au font, au front, ça continue de canarder.

Il y a toujours du jeu, évidemment, mais ce ne sont plus les taupes qu'on doit écraser, les fantômes que Pac-Man doit éviter, tous avatars de jeux vidéos et forains fort ludiques. On dirait un de ces jeux de rôles où il y a une taupe que l'on doit identifier avant qu'elle nous mette hors jeu ; sur le qui-vive, on observe les jeux de regards, on s'efforce de deviner, mais avec ces mouvements qui se calquent tantôt sur un danseur, tantôt sur un autre, le regard rebondit indéfiniment de l'un à l'autre : impossible de savoir qui est le meneur, d'où vient le danger. Tous s'en vont avant qu'il ait été possible de trancher.

À défaut de meneur, j'aurai repéré quelques danseurs et danseuses, et, ce qui est marrant, jamais les mêmes d'une pièce à l'autre, alors que les distributions se recoupent en partie : la fille avec la jupe (Kristina Bentz ?) dans Sunshine, Jacqueline Bâby (canadienne - cela expliquerait-il le prénom pas de sa génération ?) dans Black Box, Chiara Paperini (sourire à tout berzingue et fesses à ressort) et Roylan Ramos (immense et de ces épaules…) dans le Forsythe.

22 novembre 2014

Forsythe à table

« There is a problem with doing ‘a Forsythe work’ » soulignait le chorégraphe lui-même lors de la reprise de The Second Detail par le Boston Ballet. « Everyone starts to over-muscle and ‘modernize.’ » À la lecture de l'article, j'étais perplexe. En voyant danser le ballet de l'Opéra de Lyon, quelques semaines à peine après le Dresden Ballet, j'ai compris pourquoi il insistait sur la limpidité du mouvement : « No matter how fast you are moving, it should be pristine, like court dance. » Comme une danse de cour. Cette comparaison, étrange de la part d'un homme qui a poussé le classique dans ses retranchements, perd de son étrangeté lorsqu'on voit le ballet de l'Opéra de Lyon danser Workwithinwork et que, ce qui paraît en transparence, c'est McGregor. L'espace d'un instant, je revois Genus, avec les danseurs qui attendent sur le bord de devenir à leur tour l'un de ces couples décentrés, formés hâtivement au hasard des entrées et sorties en arrière-scène. Que McGregor se soit ou non inspiré de Forsythe m'importe peu : on voit comment Forsythe débouche sur McGregor, comment le style de Forsythe évolue et se perd dans celui de McGregor, comment le mouvement classique, poussé à des extrêmes de vélocité et d'extension, tend à devenir illisible. Le mouvement se brouille dans l'œil du spectateur : les danseurs vont trop vite – ou pas assez, donnant l'impression de courir derrière la musique. Exactement comme pour Infra / Chroma / Limen, je me mets à regretter que l'accalmie offerte un instant par un pas de deux ne donne pas à la pièce entière son tempo – un comble pour moi qui aime la vitesse et n'apprécie que moyennement les adages. Heureusement, un épaulement un peu plus étiré que les autres, une pointe plus vivement piquée, et la sensation revient, j'éprouve à nouveau ce que je vois. Soulagée mais inquiète : il s'en faudrait de peu que le plaisir ne nous anesthésie. Vite, vite, rappelez-vous de la danse de cour, avant qu'il ne faille disséquer l'anatomie de la sensation, morte d'hyperactivité.

À moins que la sensation ne meure de confort. Sarabande n'est pas désagréable mais je ne suis pas certaine qu'elle soit grand chose d'autre. Comme la plupart des pièces du nouveau directeur de la danse de l'Opéra de Paris, je le crains. L'entrée du premier danseur me rappelle celle de Benjamin Millepied en danseur brun dans Dances at a gathering, mais je ne retrouve pas l'émotion du couple Chopin-Robbins et ce, malgré Bach, malgré l'élan et la camaraderie virile de la chorégraphie de Millepied. Dieu sait pourtant que Bach rend émouvant à peu près n'importe quel geste pris dans son flot musical.

One flat thing, reproduced : voilà qui me satisfait pleinement d'être là où je suis. Au théâtre de la Ville pour assister à cette soirée. Et en haut de la salle. Après avoir, de cette place, vu dans Workwithinwork deux danseuses couchées entre deux laies de lino comme deux soupirs sur une portée musicale, les rangées de tables de One flat thing, reproduced m'apparaissent comme cette illusion d'optique où l'œil voit des intersections grises là où il n'y a que des carrés blancs sur un fond noir (ou inversement). Sauf que les points gris sont en réalité des danseurs hauts en couleurs. Entre les tables, sous les tables, sur les tables, ils apparaissent comme des taupes et l'on entre dans le jeu avec nos yeux comme marteau. Je crois n'avoir jamais vu pièce si récréative : les danseurs se déplacent dans les travées comme les fantômes de Pac-Man, se balancent entre les tables comme dans une salle de classe, mettent les pieds dessus, et le reste, parce que ce sont de parfaites maisons pour jouer à chat (perché), s'attrapent, se phagocytent, entrent en collision, rebondissent puis rembobinent la partie pour rejouer de plus belle. Le tout sur une bande-son qui tient du bâton de pluie Nature & Découvertes remixé avec la neige de la télévision hertzienne, post-synchronisé avec des toons rembobinés, quelque part dans une usine hantée. Bruyant mais ludique. Inutile de dire que je me suis bien amusée.

À retenir : les tables sont de bien meilleur augure que les chaises en danse.

16 décembre 2012

Je n'ai pas de titre mais je kiffe Forsythe

In the middle, somewhat elevated : une paire de cerises dorées, éclat métallique que je n'avais jamais vu sur les vidéos. Dessous : my piece of cake. Des pas précis, arrêtés nets, enchaînés à toute vitesse, brusquement relâchés sur un accès de nonchalance et aussitôt repris sous un angle improbable, hanche en avant ou attitude décalée. Avec leur justaucorps bleu canard et les collants noirs qui dessinent un slip plus foncé par-dessus, les danseuses s'attaquent à des équilibres qu'il ne s'agit pas de retenir mais de repousser, pour les désaxer et étirer toujours davantage le déséquilibre. Les suspensions et les arrêts brusques n'entravent jamais la vitesse de l'ensemble, lui donnent au contraire un relief saisissant. Les déhanchés n'en sont que plus sensuels, tout comme les torses ondulants, répercussions brèves et intenses des coups portés par les jambes. Dès que le mouvement menace de s'alanguir, il est contrecarré par un geste rapide qui entraîne le corps dans une nouvelle direction. Il n'y a pas plus sexy que cet oxymore dansé, aussi extrême dans sa force que dans sa suavité. A ce point, la virtuosité devient insolente : on vous défie de ne pas être séduit. Je ne résiste pas deux secondes : ce mélange d'autorité et d'indifférence me fait toujours de l'effet. Sans compter que les a-coups de la musique nous précipitent dans la bataille : on se baisse d'un épaulement pour éviter une jambe, on contracte les abdos pour retarder un déséquilibre et on donne un coup de tête pour arrêter un tour. Explosion, chuintement et claquement assourdissant, la puissance de suggestion du train n'a jamais été aussi violente que dans ces éclats sonores, triturés électroniquement au même rythme que les corps des danseurs.

Ces derniers s'éclatent. Côté garçons, je renie sans scrupule Audric Bezard pour Axel Ibot, qui déménage. Le style convient particulièrement bien à Laurène Lévy dont l'immense buste amplifie le mouvement et ses secousses à merveille. Il ne convient en revanche pas du tout aux danseuses que j'ai pu voir dans une seconde distribution : les petits modèles mettent à profit leur centre de gravité plus bas pour foncer comme des bolides et camper des équilibres inébranlables ; c'est techniquement irréprochable mais on perd tout ce qui fait la saveur de la chose, à savoir l'avant-goût du danger. Seule l'incertitude donne cette assurance désinvolte, si sexy, à ceux qui se risquent dans d'improbables déséquilibres. Terreur et pas de pitié pour le spectateur qui doit continuer de frémir après avoir sursauté au crash sonore de l'ouverture.

 

Le souvenir émerveillé que j'avais d'O Zlozony / o composite est resté un souvenir : Aurélie Dupont, alors stellaire, a comme perdu une partie de son aura et l'étoile, réduite à sa matière, est devenue dure comme la pierre. J'espère qu'elle ne nous couve pas une naine blanche... Entourée d'une part par Jérémie Bélingard, son compagnon à la ville, et Nicolas Leriche, son partenaire de scène, elle me donne l'impression de conclure un moment de sa vie de danseuse et d'interdire toute nostalgie au spectateur. L'émotion ne ressurgit que lorsque les deux hommes se retrouvent seuls en scène, allongés par terre, tournant lentement autour de leur axe – planètes foetales qui accomplissent paisiblement leur révolution, sous les chuchotements d'astres lointains comme le souvenir d'une berceuse.

Isabelle Ciaravola, comme en apesanteur, me fait retrouver en partie la sensation de sérénité et d'émerveillement que j'avais eue la première fois – même si Jérémie Bélingard, les pieds sur terre, ne semble toujours pas appartenir à la même galaxie que ses deux partenaires ; même si j'étais venue pour voir Muriel Zusperreguy, que j'imagine très bien dans ce rôle après sa Lune simple et sensuelle dans Caligula (si l'Opéra pouvait arrêter de changer les distributions à la dernière minute sans prévenir, ça serait sympa).

 

In the middle m'a enthousiasmé au possible ; Woundwork 1 m'a émue. Découverte préméditée dans un cas, totalement insoupçonné dans l'autre. La jupette rose, un brin étrange sur Isabelle Ciaravola (1re distribution) et Marie-Agnès Gillot (2nde distribution), dont les bustes sont un peu plus larges, mais parfaitement assortie par son asymétrie au chignon banane d'Eleonora Abbagnato est bien la seule chose qui ne soit pas totalement harmonieuse. Les deux couples, qui ne s'alignent qu'au tout début et à la toute fin, évoluent chacun à leur rythme, chacun avec leur grammaire, forgée dans l'intimité d'une relation que j'imagine nourrie par des années d'écoute et d'entente. C'est d'une grande beauté ; d'une grande tristesse, aussi. Comme si une telle maturité artistique ne pouvait être qu'éphémère. Je regrette soudain de penser qu'il seront la prochaine génération à devoir quitter la scène. Qu'on nomme Eleonora Abbagnato avant qu'elle ne s'éloigne à nouveau ! L'Opéra manque cruellement d'une blonde solaire dans ses constellations et elle est tellement belle en scène... Je n'ai pas réussi à détacher les yeux du couple qu'elle formait avec Nicolas Le Riche.

 

Deux visionnages n'ont pas été de trop pour apprécier tout le foisonnement de Pas./Parts : des pas en veux-tu en voilà et des morceaux qui enchaînent en laissant les danseurs finir au son d'une nouvelle musique les mouvements auxquels les avait entraînés la précédente – décalage qui rappelle le flottement d'une piste de danse lorsque le DJ passe d'une chanson à l'autre. Justaucorps bicolores en recto-verso, T-shirts fushia ou noirs à paillettes, la couleur se trouve aussi dans les éclairages, froids ou chauds selon que retentit une sirène de paquebot ou qu'est chuchoté, on a peine à y croire, un chachacha, bientôt confirmé par un rythme endiablé. Une grande fête pour terminer la soirée.