17 juin 2012
Manon, de la vieille histoire ?
Le ballet de Kenneth MacMillan est la preuve la plus évidente du retard que j'ai accumulé dans mes chroniquettes. Cela serait gênant si j'essayais de soutenir que la position phare du ballet est l'attitude (ah ! ces tours attitude en dehors sur jambe pliée des gueux qui débarquent dans un tourbillon de loques) ou si j'entreprenais une comparaison avec La Dame aux camélias pour essayer de voir ce qui rend les portés plus fluides encore. Mais ce qui m'a frappée, et qui me frappe toujours deux mois après, c'est le renversement de la perspective.
Dans L'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, l'abbé Prévost rapporte le récit du premier : le cadre des mémoires, qui donne une caution morale aux aventures du chevalier, laisse rapidement la place au roman, et Des Grieux prend en charge la narration à la première personne. Ma lecture remonte à quelques années, mais dans mon souvenir, Manon est une fille charmante et impossible, frivole et joyeuse, une fille légère, une girouette qui sans cesse se tourne vers de nouveaux amants, attirée comme une pie par la richesse, mais à qui on ne saurait en vouloir, car on ne la voit qu'à travers le regard amoureux de son amant, à qui elle lui fait du mal sans penser à mal. On compatit avec ce pauvre hère qui s'est entiché de celle qu'il ne fallait pas, et qui n'y peut mais -- la passion dans tout ce qu'elle a de plus passif, qui invite aux folies et en fait subir les conséquences à ceux qu'elle entraîne ; la passion tout aussi délètère et enivrante que l'alcool, comme est là pour nous rappeler en contrepoint le frère de Manon.
Le ballet raconte la même histoire, et pourtant il dit tout autre chose. Il n'y a pas sur scène de point de vue autre que celui du spectateur : l'empathie va à l'interprète qui la suscite. Et Josua Hoffalt ne fait pas le poids face à Aurélie Dupont. Il se recroqueville sous la souffrance et elle rayonne. Si vous ajoutez à cela Aurélien Houette en Monsieur G. M., dont la perruque et les vêtements d'époque révèlent une puissance de séduction totalement insoupçonnée - de ma part, du moins - il devient évident que vous sentez, ressentez, riez et souffrez avec Manon.
Le deuxième acte est un joyau : elle s'impose comme une reine au milieu du bordel. Toutes les filles vantent leurs charmes et vous ne voyez qu'elle, rayonnante de présence et de bijoux, parfaitement dans son élément, de luxe et de volupté. Tout comme Aurélie Dupont, qui retient l'attention en retenant ses gestes, Monsieur G. M. est outrageusement attirant : il ne danse pas, bouge à peine, et attire à lui tous les regards que Manon n'a pas déjà absorbés. L'incroyable présence des deux danseurs se traduit en tension sensuelle, sexuelle, même, sans que le moindre geste ait été déplacé.
Après une telle intensité, on a du mal, tout étourdi que l'on est, à comprendre l'amour que Manon porte à Des Grieux, un amour dont on ne sait d'où il sort et dont on sait très bien où il va les mener -- à leur perte. Elle n'est plus sereine, se laisse emporter dans un tourbillon de portés enflammés, n'est plus maîtresse de la situation, seulement celle de Des Grieux. Avec ses riches amants, Manon est une reine ; avec Des Grieux, elle est elle-même, n'est plus qu'elle-même, une tautologie agitée par la passion. Leur amour ne rime à rien et n'existe que par la souffrance qu'ils s'infligent l'un l'autre : indifférence blessante, jalousie possessive, indifférence libératrice, jalousie récupératrice... à tel point que l'on se demande si Manon n'est pas allée chercher là sa perte, devançant celle de sa jeunesse et de sa beauté qui seules lui assurent sa liberté de courtisane. Le bracelet que le geôlier lui passe aux poignets à la fin, alors qu'elle s'est exilée avec Des Grieux en Amérique, révèlerait alors la nature de celui, en tout point semblable, que lui avait offert Monsieur G. M. : des menottes en diamants pour une demoiselle dans une prison dorée.
C'est une vérité étincelante, et pourtant, sous prétexte qu'elle concorde trop bien avec l'idéal chrétien de l'abbé Prévost, on ne veut pas l'admettre. Aurélie Dupont est trop entière pour qu'on n'en veuille pas à Des Grieux d'avoir arraché Manon à son univers, de ne pas lui avoir laissé les illusions qui lui restaient (et les nôtres par la même occasion). Manon meurt d'être devenue elle-même à l'écart de tout ce qui la définissait ; comme une fleur qu'il aurait cueillie, elle se fâne peu après lui avoir appartenu.
De ce gâchis ressort le drame : non pas celui d'un homme qui s'est laissé entraîner par une jolie écervelée, dont la mort serait une juste punition divine, mais celui de deux libertés incompatibles. Manon et Des Grieux ne sont pas Roméo et Juliette ; ce qui entrave leur amour n'est pas d'abord la société, même s'il s'y inscrit. C'est un désaccord plus profond, qui touche à la façon dont chacun entend sa liberté : pour Manon, elle est absence de lien et abondance de biens, libre circulation d'un homme à l'autre pour surtout ne manquer de rien ; pour Des Grieux, elle est autonomie, libre choix de liens qu'il tient cependant à nouer. L'amour, pour lui, c'est enfin s'autoriser à s'attacher, à nouer une relation de toute la force de son affection ; pour elle, à ne rien se promettre, à ne pas se faire de cadeau (qui signifient l'attente d'une contrepartie chez ses amants réguliers).
Cela peut surprendre, lorsque la tradition a établi la figure de l'homme volage et de la femme éplorée. Ici, c'est Des Grieux qui se fige dans une grande quatrième fendue suppliante, et Manon qui semble à tout instant prête à s'envoler vers d'autres horizons aux draps froissés. C'est d'ailleurs ce renversement qui lui prête un parfum envoûtant de liberté : c'est parce qu'elle se comporte comme un homme dans un monde où la femme n'a aucun droit qu'elle semble si libre... libre d'évoluer en maison close ou de se perdre dans la rédemption que ce monde lui impose. Mais ce renversement met surtout en lumière cette chose toute bête, tragique et banale : l'incompatibilité entre deux personnes qui s'aiment. Que ce soit l'homme ou la femme volage, l'homme ou la femme fidèle, il semblerait qu'on choisisse toujours celui ou celle qui nous fera des histoires (d'amour), qui nous tiendra vivants en nous faisant doucement souffrir. Que l'un renonce à lui-même et c'est la fin -- Manon meurt ; qu'aucun ne renonce, et chacun souffre, et aime -- équilibre nécessairement précaire.
Tout cela se condense en une scène de plus en plus nette dans mon souvenir à mesure que le reste s'efface : une traversée où Manon agite le bracelet de Monsieur G. M. sous le nez du chevalier, qu'elle fait reculer, un piqué après l'autre, repoussant à chaque pas l'épaule de celui qui se renfrogne. Elle le bouscule et il bat en brèche, ébranlé par son air badin autant que par le bracelet. Faisant mine de plaisanter, elle ravale sa souffrance au rang de bouderie. Le désaccord profond est refoulé, l'entente un instant sauvergardée, encore fragilisée.
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22 mai 2012
Cesena, à l'aube de la voix
dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute...
Roland Barthes
Il fait nuit sur scène. Un homme s'avance, entièrement nu, et émet un long cri, repris et modulé – remonté – par ses flexions. Pas de doutes, nous sommes au théâtre de la Ville. Cela continue, on attend patiemment. Un tailleur de pierre se fait entendre en coulisse et soudain, it dawns on me. J'assiste à la pièce d'Anna Teresa de Keersmaeker qui avait été donnée à l'aube à Avignon et avait pourtant laissé les spectateurs plus ravis que fatigués. Le cri du premier homme, c'est le chant du coq. On peut désormais légitimement espérer que lumière se fasse sur les déplacements que l'on devine dans la pénombre. Un groupe d'hommes (parmi lesquels quelques femmes, on le découvrira par la suite) que l'on entend plus qu'on ne le discerne fait crisser du sable. Un grand cercle de sable balayé jusqu'à devenir un cercle solaire. Une éclipse solaire.
La danse est réduite au rythme de la marche. Le mouvement n'a pas de forme, un déplacement de pénombre, tout juste. Alors qu'on écarquille les yeux depuis une vingtaine de minutes, une voix s'élève, qui nous en dissuade. C'est un soulagement : on voit ce qu'on voit, sans forcer les yeux, en écoutant les voix qui ont rejoint la première et l'ont contrepoint. L'Ars subtilior renaît de l'écho lointain du cri de l'homme chant du coq, un son brut comme la pierre qui résonne bientôt comme la voûte d'une cathédrale. Un son qui ébrèche les corps, vibrant et vivant sur son passage. Des corps traversés par un cri qui emprunte la voix pour se faire musique, ce n'est pas un spectacle.
« Lumières ! » crie soudain la régie. Que je crois. Le cri excédé vient du public, qui se met à rire jaune. Quelques réglages s'imposeraient en effet pour que l'aube artificielle fasse effet jusqu'au fond de la salle. En attend un ajustement qui ne vient pas, ni de la régie ni des yeux, cela discutaille et l'on a du mal à se laisser fasciner par ce début du monde. L'origine, comme toujours, se refuse. Indiscernable à l'oeil nu, la scène bascule en noir et blanc lorsque l'on veut s'aider des jumelles, camaïeu de gris mouvementés. Je n'ose imaginer les vieux atteints de la cataracte. La danse tarde tant à se faire visuelle que la salle s'éclaircit en même temps que la scène.
La lumière se lève imperceptiblement, sur la confusion des danseurs et des chanteurs que l'on ne distingue pas les uns des autres. Même en pleine lumière, ces poussières d'individus restent un groupe, des grains de sable qui crissent lorsqu'ils se rencontrent. La chorégraphie diurne n'y ajoute finalement presque rien : elle rend visible les corps fatigués, épuisés, travaillés par la voix, décapés par son grain, dispersés et réunis comme le sable. Sablier. Fablier. Musique, mutisme, brutalité de la pierre, de la voix, homme fou à relier : il y a quelque chose de médiéval chez ce groupe en baskets, qui s'efface peu à peu à mesure que les formes prennent corps. Lumière est faite – de désillusion. On s'achemine lentement vers une fin qu'on ne distingue pas plus que les origines (l'aveuglement n'est pas l'apanage des ténèbres), à l'image de cette grande femme que j'ai prise pour une gamine séduisante et qui s'est mise à viellir avec le jour, concentrant toute la grisaille de la nuit dans ses cheveux.
11:21 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, musique, tdv
02 mai 2012
Alice's adventures in wonderland: well done!
Suivant le conseil de Pink Lady, qu'il y aurait sûrement des places de dernières minutes, ma mère et moi avons dégoté deux places, l'une à l'amphithéâtre, l'autre debout au premier balcon, pour assister de nouveau à un ballet de « Welldone », en franglais dans le texte. On n'aurait su mieux mal prononcer : la création de Wheeldone est vraiment une réussite. Ce chorégraphe éclectique, qui passe de l'abstraction la plus balanchinienne au ballet narratif le plus traditionnel qui soit, a eu l'intelligence et l'humilité de reconnaître son point faible pour s'entourer en conséquence. Résultat, sa collaboration avec un dramaturge fait d'Alice's adventures in wonderland un spectacle total, qui n'oublie ni ne se limite à la danse.
Photo de Johann Persson
Après avoir vu le décor projeté s'agrandir pour suggérer qu'Alice rapetisse, puis jouer de la perspective pour la faire paraître immense dans un cube savamment déformé, avant qu'elle ne se lance à la poursuite d'une miniature porte téléguidée, on ne sait plus à quoi s'attendre, et on attend, tranquillement émerveillé, de voir quelle invention on nous aura concocté. Les décors ne participent pas peu à la chose : moi aussi, je veux faire du trampoline sur un scone géant, m'assoir dans une tasse bien tassée (déjà fait à Eurodisney, c'est vrai) et faire des claquettes sur une table où chaque tasse devient une ampoule pour créer une rampe à cette scène improvisée. Après, il est vrai que je me dispenserais bien de me faire étrangler par une guirlande de saucisse, mais je prêterais volontiers patte forte à la chenille aux multiples pointes pailletées, véritable passage en revue.
On ne s'attendait pas à cette débauche d'imagination lorsque le rideau s'est ouvert sur une garden party very Onéguine-like, où parmi une assemblée joueuse et nombreuse, Lauren Cuthbertson fricote avec un jardinier tout ce qu'il y a de plus propre à vous faire rosir (Federico Bonelli). Il s'agit de notre héroïne, à l'évidence, même si sa sœur habillée en bleu-Alice et son serre-tête de Blanche-Neige portent d'abord à confusion. Mais c'est la première et la dernière chose qui m'a gênée, si l'on peut même parler de gêne. Dès qu'elle se lance à la suite du lapin en pleine métamorphose (la queue qui sort soudain du pantalon est un premier éclat de rire), on tombe en plein délire – enfin, sa marionnette, agitée par un tourbillon de lettres nous entraînant en plein cœur de l'histoire. Je dois dire que cela a titillé ma fibre typographique, comme, un peu plus tard, la page projetée au sol, terreau propice à une valse des fleurs.
Photo de Johann Persson
Au fil des rencontres que le rêve, avec sa puissance de distorsion, sait rendre plus intéressantes que l'original dont elles sont inspirées, Alice imite tour à tour le lapin qui se gratte le mollet avec son autre pied, le chapelier aux claquettes folles, ou la chenille aux ondulations orientales. Tandis que chaque personnage a un trait, un pas, qui le caractérise, Alice absorbe toutes les influences extérieures. En cela, c'est bien une enfant qui reproduit, non parfois sans maladresse, ce qu'elle voit pour ensuite en faire son miel. Sa personnalité se compose comme le chat du Cheshire, petit à petit, par intermittence, prompte à s'éclipser. La manipulation, qui d'une patte, qui de la tête ou de la queue, rend chacune de ses apparitions aussi spectaculaire qu'un dragon chinois.
Photo de Denis Sum
C'est ainsi, chemin faisant et mine de rien, qu'Alice laisse à la reine sa nature capricieuse. Elle l'a laissée à la porte de ce nouveau monde lorsque, sautant en retirés pour atteindre la poignée trop haut placée, elle a trépigné par ces mêmes retirés devenus piétinements rageurs par la seule force du changement d'accent, d'en l'air à en bas. La reine, elle, n'a pas grandi ; c'est plutôt ses enfantillages qu'elle a laissé croître jusqu'à la cruauté. Du coup, le troisième acte qui se déroule en son royaume est une véritable apothéose. L'extravagance règne sans partage : les fleurs changent de couleur toutes seules, au grand désespoir des jardiniers ; les conifères, qui viendront saluer d'une inclinaison de frondaison, se meuvent sur roulettes, de même que la reine encastrée dans une robe-coeur-carosse géante tractée par ses serviteurs ; la partie de croquet est jouée par de petits garçons hérissons (la dame à côté de moi, très droite, très fière, m'apprend que le hérisson, là, c'est son élève) et des danseuses flamands roses plongées en avant sur une jambe (exactement comme dans Polyphonia), le bras devenu cou et la main, bec ; quant aux cartes, le plateau des tutus se renverse en avant pour se faire carreau, pique, trèfle ou coeur, et les valets craignent la visite de la reine. Cela donne lieu, lorsque la reine ouvre sa robe et emprunte l'escalier qui y était caché, à un pas de quatre d'anthologie où chaque valet est à son tour le pouilleux désigné pour la porter : elle refuse l'appui de sa main au premier, développe un index trancheur en même temps que sa jambe avec le deuxième, et trop imposante pour le troisième, finit par terre comme la danseuse dans la parodie du grand pas d'Auber (on se situe dans la même veine).
Photo d'Alice Pennefather
Un flamand rose sur un mur qui picote du pain dur...
Photo de Bill Cooper
Laura Morera, comme l'avait prédit la guichetière, est extraordinaire. Tout à fait monstrueuse. Sa façon de pencher la tête en avant rappelle à tout instant sa marotte sanguinaire, mieux encore que d'incessants "Qu'on lui coupe la tête !", et crée un contraste détonant entre cette inclisaison sénile et ses arbitraires enfantillages. Cette gamine gâteuse poursuit en effet les têtes avec la même avidité que les petits gâteaux rouge pailleté que dégustrerait une vieille dame à l'heure du thé. Elle peut bien pleurer au procès sommaire qu'elle tient contre le prétendant d'Alice, tous les témoins entassés dans des box en cartes à jouer, elle n'en revient pas moins toujours à l'attaque, tête penchée : une véritable désaxée. Tout comme la hache tombée en trois temps entre le deuxième et troisième acte : 1, elle se détache du ciel ; 2, le regard rebondit sur la goutte de sang qui perle et s'avère être un coeur ; 3, sur la lame s'affiche un "Interval" qui coupe court à l'action, mais pas au rire.
Après une telle animation, on traine des pieds sur le chemin du retour, redoutant l'inertie de la garden party. Mais que nenni, c'est à l'époque d'aujourd'hui que nous revenons, Alice et son prétendant devenu boyfriend en baskets se bécottant comme des amoureux sur un banc public, bientôt remplacés par l'ex lapin très british, bras de chemises retroussés, sûrement un professeur de littérature qui ouvre devant nous le roman de Lewis Carrol. Dernier éclat de rire, intérieur cette fois, parce que l'image de From-the-bridge a surgi comme un pop-up. Loin de moi l'idée de dire que mon prof d'anglais de prépa ressemble à un lapin, mais par cette même évidence saugrenue qui donne des yeux de poisson à Goerne, l'ex-lapin est devenu un professeur très grand, très fin, aux manches retroussées. Jusqu'au bout, le nonsense aura été parfaitement restitué, bien plus puissant que l'extravagance du conte. De fait, je me suis vraiment amusée de ce comique anglais, présent jusque dans la musique pétillante de Joby Talbot, sans laquelle le spectacle ne serait pas ce qu'il est. Cette partition originale (dans tous les sens du terme) nous change des créations sur fond musical insipide (La Petite Danseuse de Degas, 0 / Alice's adventures in Wonderland, 1).
22:51 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : danse, ballet, londres
29 avril 2012
Triple bill at Covent Garden
Samedi 14 avril
Photos plus tard, lorsque mon PC aura réappris le clic droit.
Dans Polyphonia, Christopher Wheeldon traque l'harmonie sur la musique dissonante de Ligeti : les danseurs, seuls ou en couples, sont autant de voix qui se superposent, se répondent ou s'ignorent. À tout instant le chaos devient canon, bientôt synchronisé à l'unisson, aussitôt décalé en cascade. Les ensembles désassemblés laissent parfois la place à des pas de deux plus troublants, où les dissonances menacent de se muer en discordances.
Les mouvements sont au diapason de la musique : aussi inattendus que la note qui suit – ou pas. S'il y avait plus de déhanchés, on jurerait voir du Balanchine. Ce sont les mêmes lignes, brisées et remodelées, et les mêmes justaucorps, ceinturés à la taille, à ceci près qu'ils ont leur propre tempérament : violet comme les Sweet Violets de Liam Scarlett – au point que j'ai cru à une inversion des deux titres. Mais Christopher Wheeldon possède un vocabulaire qui lui est propre, avec des portés où la danseuse n'est pas déployée par son partenaire, comme c'est souvent le cas d'habitude, dans les pas de deux amoureux où la passion porte toujours plus haut, plus loin, plus fort, au risque de devenir sportive ; au contraire, la danseuse est repliée sur sa jambe de terre loin devant elle, et son partenaire maintient ses hanches-fermoir comme s'il était garant d'un secret. Et si l'on s'écarte de la ligne, ce n'est pas au niveau des hanches, comme chez Balanchine, mais des genoux, seuls à pouvoir alors briser l'immobilité.
Enfin, parmi toutes les notes éparpillée, n'oublions pas la note d'humour, lorsque les danseuses plongent en avant, mains par terre, jambe repliée en parallèle montée derrière elle, ou lorsque deux danseurs aux gestes suspendus attendent un improbable accord pour prendre la pose finale. Le ballet en devient moins grinçant qu'agaçant un spectateur qui reste un peu sur sa faim alors qu'il n'en a pas perdu une miette.
À voir, une interview du chorégraphe, entrecoupée d'extraits (à 1'26).
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Sweet violets n'a de commun avec Polyphonia que la couleur. Et un chorégraphe jeune. Très jeune, même, en ce qui concerne Liam Scarlett, qu'on dit prometteur parce qu'il est encore vert. J'avais déjà vu Asphodel Meadows, plein de beaux moments, mais plein jusqu'à la saturation, comme si le chorégraphe avait voulu en une pièce montrer toute l'étendue de sa créativité. Si la danse est plus aérée dans ce nouveau ballet, narratif, le foisonnement s'est retrouvé dans l'histoire, qui déborde d'échos n'occasionnant que confusion.
Au cœur de l'intrigue, une prostituée se fait assassiner. Peut-être par un inconnu, peut-être par Jack l'éventreur, peut-être par l'ami de Walter Sickert, un peintre fasciné par ce meurtre au point de le mettre en scène avec le danseur-assassin de la scène précédente, et de finir lui-même en meurtrier. A moins que la silhouette noire qui rôde soit bien Jack l'éventreur, et non la mort personnifiée. Toujours est-il qu'une deuxième prostituée se fait zigouiller. Ou bien un modèle du peintre. Ou une danseuse, tout bien pensé, vu que nos assassins potentiels vont puiser dans ce vivier de gambettes et de gorges bien fraîches – l'épisode n'est pas d'un intérêt exceptionnel, le public n'étant ni celui de la salle ni celui de la scène, mais la scénographie est extrêmement ingénieuse, avec sa guirlande lumineuse au sol pour symboliser la rampe (pour une fois le théâtre dans le théâtre n'échappe pas aux règles de la perspective). On n'a d'ailleurs pas lésiné, d'une manière générale, sur les costumes et les décors.
On arrive ainsi au paradoxe d'une danse très expressive (des corps, de leurs désirs, de leurs instincts) qui remonte des sensations jusqu'aux sentiments, mais ne parvient pas à raconter une histoire. En passant de l'abstrait au narratif, Liam Scarlett a épuré sa danse ; reste à se départir de l'anecdote... ou à embaucher un librettiste. Les scènes autour du lit pourraient ainsi s'émanciper, sorte de Rendez-vous inversé entre le jeune hommes et la mort.
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Carbone life est aussi ambivalent que son composant : diamant brut ou graphite appelant la gomme. Il y a des moments totalement jouissifs, où l'on ferait bien corps avec le ballet, à l'enthousiasme soldatesque, et il y a des moments où ce ne sont plus les spectateurs mais les danseurs qui s'abandonnent – au plus grand nawak. Je n'aurais pas vu grand inconvénient à fermer les yeux dans, voire sur, ces moments, si je ne devais déjà me boucher les oreilles à cause des chanteurs, enfin, des gueuleurs présents sur scène. Faut-il nécessairement faire mal aux tympans pour être rock'n'roll ? Une chose est sûre, ceux-là, je ne les inviterais pas dans mon Appartement. Ils m'ont gâché une pièce par ailleurs très travaillée au niveau de la scénographie et des lumières : des formes géométriques qui répondent aux costumes improbables des danseurs. Je reste perplexe : serai-je toujours déçue par Wayne McGregor parce qu'il est le chorégraphe d'un Genus où serait passé tout son génie ?
22:05 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : danse, ballet, londres