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10 mai 2014

Transcendanse

La biographie de Doris Humphrey par Claude Pujade-Renaud m'avait déjà fait découvrir l'existence des Shakers avant que Tero Saarinen s'en inspire pour Borrowed Light. Telle que la présente le roman, cette communauté protestante du XVIII-XIXsiècle résume toute l'ambivalence de la danse dans son rapport au pouvoir (religieux) : tantôt diabolique (les danseurs sont possédés, incontrôlables), tantôt divine (les danseurs entrent dans une transe mystique, d'une manière codifiée par la communauté), la danse est facteur d'instabilité aussi bien que d'ordonnancement.

Au XVIIIsiècle, à leurs débuts, les Shakers étaient pris de convulsion qui les secouaient malgré eux. Ils se roulaient par terre, claquaient des dents et même couraient à quatre pattes en aboyant, transformés en chiens de façons humiliante.

[…] les Shakers ont voulu posséder cette possession qu'ils considéraient comme un avilissement. Tout en acceptant de payer un tribut à la première phase, ils sont passés à une danse contrôlée et ils l'ont appelée la danse volontaire. La seconde permettait de se délivrer de la première. Ils ont construit des rythmes mesurés pour soutenir cette danse de la délivrance, ils l'ont structurée pour célébrer dans la joie Dieu et sa création, trois ou quatre fois par semaine.

Claude Pujade-Renaud, La Danse océane, p. 169-170

Ne reste dans la création de Tero Saarinen que la seconde phase : des illuminés, il a su capter la lumière. Rare sur le plateau, elle semble émaner des danseurs, quatre hommes et quatre femmes habillés de longues jupes noires et chaussés de gros croquenots qu'ils heurtent sur le sol. Les frappes, accompagnées de celles des mains sur les cuisses et le torse, secouent tout leur corps. Il y a des déséquilibres brusques, des sauts comme des hoquets conçus pour retomber, des girations éblouies1, des empoignades viriles avec une sorte de samouraï irlandais dont le torse nu ceinturé me fait penser à une barrique de whisky, des gestes répétés, frappés encore, repris dans l'ivresse de la fatigue. C'est dans cette fatigue que naît la beauté : la maladresse de danseurs qui donnent trop de force parce qu'ils n'en ont plus assez pour mesurer leurs gestes révèle une endurance et une joie à toute épreuve. Ils sont là, dansent ensemble, et ceux qui flanchent sont réintroduits dans le cercle par une danseuse un peu plus âgée que les trois autres, qu'on dirait la mère supérieure à cause de cela, quoique la tresse qui lui entoure la tête donne autant une impression de fraîcheur que de rigueur. Car il en faut, de la rigueur, pour aller au-delà de ses forces, au-delà de soi-même, à la rencontre du divin. Et divines sont les voix de la Boston Camerata qui les soutiennent a capella, claires, fortes, sur des textes simples et des sonorités limpides terriblement poignantes. Il y a bien de la peine qui émane de ces chants et de ces danses, oui, mais aussi une telle fraternité, une telle volonté de joie que c'en est presque sidérant de beauté.

Mit Palpatine (il y a presque deux mois, oui, je sais)

  

1 « des pulsations et des spasmes obscurs de l'inconscient extirper la maîtrise d'une giration éblouie »

28 avril 2014

Manque d'aspiration ?

Lorsque j'aperçois les cinq chaises disposées en demi-cercle à l'avant-scène, un vieux flash back d'Elena's aria me fait dire que c'est de mauvais augure. En réalité, sur l'échelle murine, Vortex temporum se situerait plus près de Partita 2, en moins sensuel (on a troqué Bach contre la pièce éponyme de Gérars Grisey) et plus construit (les rosaces dessinées à la craie sur le sol se retrouvent dans les mouvements de groupes, circulaires). Musiciens et danseurs se mêlent dans un élégant tourbillon, trop sporadique cependant pour vraiment m'entraîner – malgré les chouettes élans qui se répercutent en cascade et les bruits étranges des instruments, notamment le violoncelle qui hésite entre la sirène soupirante et le frisage de bolduc.

Anne Teresa De Keersmaeker se dit « fascinée par la façon dont cette musique compose le temps, comment elle passe d'un temps codé, régulier, pulsé, à une sorte de temporalité liquéfiée où la pulsation vacille et se dissout ». Je préfère quand la pulsation est dissoute par Dutilleux mais pourquoi pas, la dislocation met le mouvement en branle et ouvre tout un champ de possibilités. Seulement, ces possibilités, la chorégraphe va les chercher du côté de la construction mathématique de la pièce, « qu'on ne découvre qu'en lisant la partition », et, même si ça équilibre l'univers en contrebalançant les chorégraphies plaquées sur la musique, ça ne me met pas du tout l'enthousiasme en asymptote.

J'aime voir les danseurs épars se mettre à tourbillonner comme des feuilles mortes jusqu'à se trouver rassemblés et suis un peu déçue que la bourrasque retombe à chaque fois si vite. On entend nettement le souffle des danseurs (surtout lorsque leurs baskets crissent dans le silence1) mais je n'entends pas la respiration d'ensemble (sauf à la toute fin, où les cordes font un bruit d'expiration sous scaphandre et que la main du chef bat la mesure comme un cœur, se contractant en un poing fermé pour mieux se dilater doigts ouverts). On est moins inspiré qu'aspiré dans Vortex temporum.

(Je commence à avoir un peu peur qu'Anne Teresa De Keersmaeker fasse partie de ces chorégraphes que j'ai découvert à travers la seule de leur pièce qui pouvait m'émouvoir, et que je continue à aller voir en espérant retrouver le même émerveillement.)

 

1 Comme j'étais en quête de baskets avant le spectacle, je me suis peut-être un peu trop focalisée dessus – alors que ce n'était rien en comparaison des chaussettes roses et surtout du pull d'un des danseurs, avec le dos... en dentelle #PointGender.

19 avril 2014

Tabac rouge

Il y a un bon mois, James Thierrée faisait un tabac rouge au théâtre de la Ville. Un bon mois que je me refrène de faire ce jeu de mot pourri je ne sais pas par quel bout le prendre. C'est très dur à chroniquetter, les spectacles en il y a. Soit on énumère toutes les images étonnantes dont on se souvient (et l'on est toujours frustré d'en oublier), soit on avance de grands thèmes si larges qu'ils recouvrent forcément ce qu'est le spectacle – et ce qu'il n'est pas : la maladie, la tendresse, la décrépitude, la révolte et finalement la mort sont bien trop vagues pour les gestes si précis de James Thierrée et de ses acolytes – si précis mais si peu circonstanciés qu'ils ne miment jamais une action univoque. Dans le monde de James Thierrée, il n'y a pas d'histoire ni d'abstraction, il y a des images décalées, oniriques, des bestioles étranges, des poutres métalliques qui ne résistent ni ne cèdent jamais là où on les attend, là où on les secoue, une couturière avec un abat-jour à franges en guise de chapeau chinois, une gymnaste araignée collante comme un morpion de compagnie, un lieutenant et une armée de jeunes filles intransigeantes et zélées, une machine à écrire et une à recoudre les lettre déchirées, des relations de cause à effet totalement désordonnées, un beau visage déterminé que je verrais bien faire la révolution en Amérique du Sud et un vieil homme qui commande à tout le monde sauf à son corps et qui finira enseveli par les sables mouvants du lino (pour avoir trop fumé de tabac et craché, rouge sang, ses poumons ?). Il y a, il y a, il y a, il y avait tant de saynètes drôles et furieuses qu'on ne les retrouvera pas toutes à moins de revoir ce spectacle à la couleur « à la fois noire et rutilante, où la nuit abat le jour (le mot « abat-jour » a d’ailleurs donné, par anagramme, le titreTabac rouge)1 ».

Mit @JoPrincesse (Palpatine s'est fait une séance de rattrapage en peu après)
À lire, une interview de l'artiste.

 

 

1 « Au bord de l'ivresse », Lorène de Bonnay. Bien vu, aussi, vers la fin : « On assiste à une sorte de transe du clan autour de la machine miroitante, devenue un astre tournant truffé de miroirs brisés :on célèbre avec une joie dionysiaque le totem bientôt abattu ; et le roi finit englouti. »

13 avril 2014

Cendrillon en stilettos

Les contes sont de saisons : après Into the woods au Châtelet, direction Chaillot pour la Cendrillon de Thierry Malandain. Maintenant que mon expérience balletomane s'est un peu étoffée, je suis forcée de constater, à regret, que son vocabulaire chorégraphique est n'est pas très riche mais son style joyeusement bourrin et son sens de la mise en scène continuent à m'attirer1 – et me rappellent ce que disait Karen Kain dans son autobiographie à propos de Roland Petit : que c'était un chorégraphe moyen mais un magicien de la scène. La pluie de stilettos en guise de décor fournit ainsi un ciel étoilé de circonstance ; les béquilles de la belle-mère sont une amusante trouvaille pour la rendre à la fois grabataire et menaçante (et puis, c'est encore mieux que la barre pour faire de super temps de flèche) ; les mannequins en longues robes noires qui me rappellent Alaïa participent à un bal des fantômes comme je n'en ai pas vus depuis mes années J'aime lire ; et les voiles des danses arabes remplacés par des longs fils qui font ressembler les danseuses à Maestro ainsi que les danses moins espagnoles qu'almadovaresques m'ont bien fait rire.

 

 photo Cendrillon_Olivier_Houeix_zpsa90023cf.jpg

Prendre son pied en promenade attitude, une jolie trouvaille chorégraphique (j'ai aussi souri aux doigts qui s'agitent lorsque les amants tendent l'un vers l'autre).

 

Thierry Malandain, de son propre aveu, n'a pas cherché « midi à quatorze heures » et le « plaisir certain » avec lequel il a monté ce spectacle est visiblement partagé par les interprètes, qui le transmettent à leur tour au public. Il y a cette fille qui a toujours l'air de se retenir de rire de joie, ce petit maître de ballet bondissant, des danseuses avec de la poitrine et de l'aplomb, une Cendrillon japonaise d'une grande fraîcheur, un danseur un peu séducteur, une fée tout en longueur, qu'on dirait maigre si elle n'était si musclée et que l'on verrait bien courir avec un dossard sur le dos (même si sa robe légèrement pailletée lui va comme un gant), des danseurs trapus travestis pour incarner les deux sœurs et un grand maigrichon aux moues de grande folle pour leur servir de mère... Le style un peu acrobatique et très musculaire du chorégraphe attire et développe des cuisses impressionnantes des physiques étonnants, dont le dénominateur commun n'est plus la minceur mais la musculature. Cette diversité a un petit côté venez comme vous êtes qui rend crédible la volonté du chorégraphe de s'adresser à tous avec une Cendrillon qui ne sera peut-être pas inoubliable2 mais qui a le mérite d'être et d'être sans prétention.

À lire, l'interview du chorégraphe par Danses avec la plume

1 Les ballets de Malandain se rapprochent de ce qu'une version un peu (beaucoup) plus douée de moi aurait pu faire, ce qui explique peut-être aussi l'irréductible sympathie qu'ils m'inspirent.

2 Laquelle l'est, en même temps ? Celle Noureev (où l'on ne procède pas non plus à l'essayage de la pantoufle, d'ailleurs) ? De Michael Corder ? Pour Thierry Malandain, c'est celle de Maguy Marin, qu'il me faudra donc voir.