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13 octobre 2012

Les tocs et les Trocks : le style travesti

Les parodies travesties des ballets Trockadéro attirent aussi bien les balletomanes, qui connaissent le répertoire sur le bout des doigts et voient son détournement d'un œil complice, qu'un public plus large, quoique à forte composante homosexuelle, humour gay oblige. Mum ne cesse d'ailleurs de s'en esbaudir, trouvant les hommes gays beaucoup mieux conservés que ceux auxquels elle peut prétendre (hé, hé, pourquoi je sors avec un mec qui se fait draguer par d'autres mecs, à ton avis ?). La diversité du public n'est pourtant pas si étonnante que cela, si l'on considère celle des ressorts comiques employés dans le spectacle. Petit tour de piste.

 

À la pointe du burlesque

Forcément un homme en tutu et sur pointes, ça fait son petit effet. Ou son grand effet lorsqu'il s'agit pour les cygnes d'aller traumatiser à tour de rôle Rothbart (le méchant du Lac des cygnes) et que l'un deux, particulièrement baraqué, gonfle les biceps, tire sur ses bretelles et fait ainsi apparaître un torse poilu au-dessus du bustier, le tout en grand plié seconde façon All Blacks. Lorsque l'oeil s'est habitué à la perruque et au maquillage outré (au point que deux ou trois petits modèles aux épaules pas trop larges et aux mollets bien dessinés passent aisément pour de véritables ballerines), ce sont les physiques atypiques – même pour des danseurs, au masculin – qui rejouent cet effet comique. Dans Go for barocco, on se dit que l'Hercule à jupette du dernier ballet devrait peut-être faire un régime, quoique l'on hésite entre le régime amaigrissant pour gagner en agilité (et ne pas être obligé de sortir de scène lorsque la chorégraphie devient un peu plus complexe) ou le régime grossissant pour se reconvertir en demi-dieu japonais.

 

Le méta-comique de théâtre

Au début du spectacle, une voix off avec un accent à couper au couteau nous demande d'éteindre nos téléphones portables et annonce le remplacement d'un des cygnes, envolé pour le Grand Théâtre International de... Belleville (il y a des majuscules, on les entend).

Un peu plus tard, le prince du Lac des cygnes fait son entrée dans le silence, se place et voyant qu'on ne lance pas la musique fait un pas. Puis un deuxième. Encore un. Et traverse toute la scène dans le silence bientôt rompu par les rires du public devant la pose altière qu'il conserve en dépit des aléas techniques. Après cette variation-diagonale la plus courte de l'histoire du ballet, il suffit à madame, plus pragmatique, de faire un petit signe au technicien pour commencer sa variation : musique, maestro !

Le personnage du technicien-à-la-masse fait à nouveau des siennes dans La Mort du cygne : le projecteur, attendant en vain l'apparition du soliste dans le cercle de lumière, balaye lentement la scène de côté jardin à côté cour, puis la fouille à toute vitesse dans le désordre à la recherche du fugitif – qui, évidemment, apparaîtra finalement du côté opposé.

Ce méta-comique de théâtre en rajoute une couche mais rend aussi hommage aux techniciens de l'ombre (et de la lumière, donc), qui sont indispensables à un spectacle sans accroc. Dieu sait ce que cela donne lorsque l'on s'est mal compris avec la régie et que la musique part trop tôt ou que les lumières sont baissées trop tard...

 

La danse classique parodiée

Les règles et les conventions qui régissent la danse classique en font un objet de parodie tout trouvé, dans la mesure où le comique naît de la raideur d'un mouvement ou d'une idée qui se poursuit mécaniquement sans s'adapter à son environnement. Cela commence dès le sourire Colgate, qui fige le visage indépendamment des difficultés rencontrées par le danseur (c'est une des différences entre le sport et la danse) mais aussi des émotions vécues par le personnage (ce qui nous éloigne immédiatement du personnage et nous renvoie au danseur).

La source la plus efficace de comique reste cependant la pantomime, cet ensemble de gestes censés se substituer à la parole pour faire avancer l'action mais auxquels on ne comprend souvent pas grand-chose car ils relèvent davantage de la convention et des symboles, qu'il faut connaître, que du mime, lequel, silencieux et non muet, imite les mouvements de la réalité. Plutôt que gesticuler, les Trocks préfèrent revenir au sens premier de la pantomime avec des mouvements, disons, modernes. Finie la noblesse du prince qui s'exprime avec des fioritures : on tape du pied pour de bon quand on est furax, on met la main aux fesses de la future princesse quand on veut justement lui signifier qu'on la veut en princesse et on fait semblant d'hésiter à cette proposition indécente le doigt sur la bouche en cul de poule cygne poule et la tête penchée. La réalité se réintroduit parfois dans sa représentation : le cygne se met alors à nager le crawl (et le « petit chien » pour tourner, en agitant les mains comme des pagaies – pied-de-nez en passant à la stigmatisation de l'homosexuel efféminé) et à perdre ses plumes façon pour finir poulet plumé dans La Mort du cygne (il tient aussi du pigeon pour son mouvement de tête et de la poule qui picore).

Quant aux pas en eux-mêmes, on trouve bien quelques bras hyper-tendus et des pieds flex, mais on n'y a finalement pas trop touché. Il faut bien qu'il reste quelque chose de l'objet parodié et, de même qu'en littérature, les pastiches jouent plus rarement sur les mots en eux-mêmes que sur leur arrangement en repérant les tics des auteurs, les Trocks ne parodient pas tant la danse classique en tant que vocabulaire que les enchaînements traditionnels du ballet ou ceux de chorégraphes au style très identifiable.

 

L'art et le maniérisme des styles

Le « gros » comique voisine ainsi avec une analyse très fine des ressorts stylistiques, réservée à un public un peu plus initié. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le cygne sous toutes ses formes (en lac ou à l'agonie) est privilégié par les Trocks : le ballet de Tchaïkovsky est sûrement le plus connu de tous et permet ainsi à chacun de goûter un peu au plaisir des balletomanes. Ceux-ci (celles-ci ?) reconnaîtront la patte, palmée ou non, de chaque chorégraphie : les bras perpétuellement en mouvement du Lac des cygnes et les ports de tête dans le morceau de bravoure des quatre petits mais aussi les formations alambiquées de Balanchine (rendues par des déplacements en chenille et à petites foulées, les bras repliés comme pour un jogging). Après le Agon tout frais de cette rentrée, j'ai explosé de rire au début de Go for barrocco, lorsque les danseurs en jupette noire (so typical) s'appliquent à planter par terre le talon d'un pied bien flex, comme pour une bourrée paysanne. J'étais un peu la seule sur ce coup-là, je dois avouer, mais j'ai joint mon ignorance à celle du public non balletomane dans la dernière pièce de la soirée.

 

De bric et de Trocks

De ce ballet de nymphes, satyres et demi-dieux, je ne connais ni le nom d'origine ni le nom parodié. Je ne sais pas si je dois voir dans cette pièce mystère la preuve de ce que l'on ne rit vraiment que de ce que l'on connaît bien ou les limites de la troupe. Mon baromètre tend à ne pas exclure cette dernière hypothèse : Mum, qui a pourtant ri à Go for barocco alors qu'elle ne connaît pas spécialement le Balanchine à justaucorps noir et collants blancs, a eu la même impression mitigée que moi quant à cette dernière pièce. Rien n'y prête vraiment à rire sinon le caractère très désuet de la fable mythologique (en fin de spectacle, l'effet du travestissement est en partie émoussé) : le ballet est moqué plus que parodié, si bien que l'on ne sait plus trop si le détournement en est comique ou risible. La caricature manque de relief pour que le ballet soit vraiment singé et les singeries de rigueur pour en faire une charge polémique sur le thème : les hommes peuvent-ils sans rire se prendre pour des ballerines ?

On sent parfois au cours du spectacle la volonté de se délester de l'attirail comique pour danser, tout simplement (au point que le second prince, au coup-de-pied et aux sauts impressionnants, semble avoir atterri dans la compagnie par défaut, à cause de sa petite taille, plutôt que par goût). Si jamais c'est bien ce qui est visé dans la dernière pièce, qui avance sous couvert du comique sans pour autant faire rire, le parti-pris n'est pas assez franc. Il faudrait pour cela élargir le répertoire et homogénéiser le niveau de la compagnie : il y a des danseurs très, très, très bon (on ne rit des bourdes que si l'on est sûr que le reste n'en est pas, et il faut pour cela que tout soit impeccable) et d'autres presque maladroits, à la limite de l'amateurisme (qui ne figurent pas sur les DVD). Mais une troupe non parodique d'hommes-ballerines, voilà qui serait beaucoup plus dérangeant – et moins profitable à la diffusion de la danse auprès d'une audience qui n'est pas son public habituel. Car les Trocks, c'est aussi cela : de la danse intelligente et populaire, qui rassemble aussi bien les universitaires des queer studies que le tandem père-fils des matchs de baseball.

À lire : l'article savoureux des Balletonautes, qui n'oublie pas de se délecter du lieu (ma première fois aux Folies bergères, d'ailleurs). 
À voir : Go for barocco, les quatre petits cygnes, La Mort du cygne

05 octobre 2012

Soirée Balanchine

Jusqu'à présent, mon parti-pris d'improvisation fonctionne plutôt bien : après les invitations et le Pass, je récupère la place d'Elendae pour la soirée Balanchine. Perchée sur mon siège de bar installé en fond de loge, je vois beaucoup mieux que je ne l'aurais cru.


Sérénade

Le souvenir de ce ballet laissé par le NYCB lors de sa venue à Paris rend pleinement justice aux intentions du chorégraphe, qui s'est inspiré du ballet romantique (à l'origine, les costumes étaient bleu pâle) mais aussi de danses guerrières. Or, il ne reste plus grand chose de celles-ci dans les Willis éthérées de l'Opéra de Paris. Les formations savantes et inventives se plient et se déplient docilement, sans que l'on soupçonne la fougue qui doit ressusciter les mortes amoureuses. Seule Mathilde Froustey possède la dynamique nécessaire pour tirer le ballet de l'ennui vers lequel le tire une interprétation à la Émeraudes. Il ne s'agit pas de grand chose : un port de bras déployé plus lentement, avec un léger retard sur le corps de ballet, tandis que les jambes ont déjà amorcé un autre pas, donne l'impression que le mouvement s'enroule sur lui-même ; un saut attaqué un demi-temps plus tôt paraît incomparablement plus incisif, au point que je me demande si le final de The Concert ne serait pas au moins autant une parodie de Sérénade que de Giselle. À cette musicalité évidente s'ajoute une compréhension fine de la dualité de ce ballet ; j'en vois la preuve dans ce temps de flèche conquérant, immédiatement suivi d'un cambré qui en dissipe l'agressivité – une agressivité évanescente, voilà tout.

Quant à Eleonora Abbagnato, c'est davantage le souvenir de sa présence solaire que son pas de deux qui me donne du plaisir à la retrouver – même si cela s'arrange lorsque les cheveux lâchés infléchissent le ballet vers davantage d'abandon. L'onirisme de Sérénade vient bien de ce que ce sont des Willis en chair et en os.

 

Mathilde Froustey par @IkAubert

 

Agon

T-shirt blanc et collants noirs pour les hommes aux pieds de Mickey Mouse ; justaucorps noir et collants blancs pour les femmes à la taille très marquée. Attitudes décalées et pieds flex, ces derniers s'agitent comme des notes de musique sur une partition – des croches, de toute évidence. Le flegme de Karl Paquette fait merveille dans les suites de pas très rythmées, tandis que Myriam Ould-Braham replendit plus sûrement que si elle avait une rivière de rubis sur la poitrine, grâce à l'écrin d'équilibres manipulés par ses partenaires. À l'assurance de la technique s'est ajoutée celle de l'étoile. Quant aux deux autres membres de la constellation, il faudra que j'apprenne à les apprécier, même si Mathieu Ganio m'agace de moins en moins et que Ludmila Pagliero a fait preuve d'une technique impressionnante qu'on ne peut lui enlever.

 

Myriam Ould-Braham par @IkAubert 


Le Fils prodigue

Le désamour général pour ce ballet, comparé à Phèdre, m'avait rendue méfiante, mais il n'a de commun avec la pièce de Lifar que l'inspiration mythologique des costumes – en aucun cas l'esthétique de la pose qui la rapprochait du théâtre. Le Fils prodigue me fait davantage penser au genre naïf du Petit Cheval bossu : compères avec jarres et trompette, père-patriarche à grande barbe, jeunes sœurs à voiles et fils en jupette, tous mi-russes mi-helléniques. Une fois le fils aventureux ayant sauté par-dessus la clôture, celle-ci est retournée et se transforme en table de taverne. Une chenille de bonshommes aux crânes chauves et aux pas martelés en grande seconde pliée l'alpague avec ses deux compères et l'attire dans les filets (des jambes) de la courtisane.

Avec sa coiffe entre mitre et couronne égyptienne, son nombril-croissant de lune, ses jambes-toiles d'araignées et sa cape rouge mi-royale mi-infamante qui couvre tantôt ses épaules tantôt son impudeur, enroulée comme un drap autour de ses cuisses, la courtisane est à la fois divine et prostituée. C'est éclatant lorsqu'Agnès Letestu se campe une jambe écartée, la pointe fichée dans le sol, et fait jaillir de sa coiffe une main aux doigts écartés – sensuelle et hiératique. Elle séduit évidemment le jeune homme qu'elle a tôt fait de dépouiller avec la complicité des bonshommes -bestioles qui traversent la scène dos à dos, comme si les androgynes de Platon avaient hérité des deux visages de Janus.

Détroussé et misérable, le jeune homme souffre le martyre, adossé à la clôture-table érigée comme la colonne de Saint Sébastien. Jusque-là bondissant, Emmanuel Thibault rampe et traine le calvaire de son personnage jusqu'au bercail, où il se hisse jusqu'au pardon de son père avec la maigre force qui lui reste dans les bras. Image finale : le fils prodigue dans les bras de son père, enveloppé d'un revers de cape de sa bienveillance miséricordieuse.  

 

Emmanuel Thibault et Agnès Letestu par @IkAubert
[Agnès Letestu ne sait pas sourire,
mais les rôles impérieux lui conviennent fort bien.] 


Avec de nombreuses miss balletomanes, dont j'attends le compte-rendu, et Aymeric.

11 juillet 2012

J'étais là...

La souris se fait abeille pour butiner quelques souvenirs avant qu'ils ne soient fânés.

L'exposition Berenice Abbott au Jeu de Paume


 

En revenant de l'exposition, je soupçonnais très fortement que la photographie encadrée offerte par Melendili et les autres l'année dernière fût de Berenice Abbott : la grande avenue new-yorkaise où les voitures et le soleil semblent couler entre les buildings a tout des perspectives monumentales de cette Atget de la grosse pomme. Changing New-York a beau avoir été commandé par l'administration américaine dans une visée documentaire, le projet fait émerger des lignes graphiques puissantes ; ce sont les bâtiments plus encore que les habitants qui animent la ville - vide et vivante à la fois. On découvre aussi des photographies scientifiques qui confinent à l'art abstrait.

 

Celle-ci me fait penser au jeu du soltaire, lorsqu'on a terminé la partie et que les paquets de cartes rebondissent en cascade.

Mais dans l'ensemble, on reste un peu sur sa faim : les perspectives monumentales auraient mérité des tirages plus grands ; on reste en plan. J'ai presque été davantage fascinée par la sagesse qui émane du documentaire biographique diffusé à des spectateurs entassés et contorsionnés : loin d'être angoissée par le temps qu'elle pourrait chercher à rattrapper par la mémoire de la photographie, la vieille dame photographe sourit de son oeuvre ; elle semble avoir trouvé comment, elle sait vivre.

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Roméo et Juliette de Sasha Waltz

Interdiction de dire quoi que ce soit de cette séance de travail sur internet. Comme si l'on ne savait pas faire la différence entre une répétition et une représentation rodée, entre des petites failles qui nous rendent les artistes plus humains, et l'éventuelle faillite d'un spectacle. Comme si cela ne leur faisait pas de la pub que l'on en parle. Pour la peine, je n'ai rien dit du spectacle ; maintenant que le ballet/opéra a disparu de l'affiche depuis belle lurette, je veux bien m'en souvenir.

Depuis le premier balcon, sans jumelles, je ne reconnais pas Roméo : vu ses lignes et son ballon, cela ne peut guère être, par déduction, que Mathieu Ganio, mais il ne m'agace pas un seul instant, donc cela ne peut pas être lui. Et pour cause : il s'agit d'Hervé Moreau. Je n'aurais pas pu le reconnaître pour la simple et bonne raison que c'est la première fois que je le vois danser. Soudain, je comprends mieux pourquoi on en a tellement parlé. Classe, vraiment. Et Aurélie Dupont, forcément.


Hop, que ça saute.
Photo de Laurent Philippe, à retrouver dans le diaporama de l'Opéra.

Devant l'abstraction de ce ballet en noir et blanc, j'oublie Roméo, j'oublie Juliette. Jusqu'à la scène du bal : le tableau des mini-tutus dorés qui se lèvent au rythme des petits coups de cul mutins s'est inscrit dans ma mémoire comme un coup de triangle au milieu d'une symphonie. Le repas aussi : alors que tous les convives sont alignés et se baffrent de mets qu'ils sont seuls à voir, Juliette transgresse les conventions (théâtrales comme sociales) et s'avance dans l'espace de la table pour faire face à Roméo. Etonnant comme l'abolition de ce meuble imaginaire est plus onirique que le rêve même.

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Photo de Bernard Uhlig

Puis l'histoire s'efface à nouveau. Un coulée d'encre sur la panneau quasi vertical de la scène en reprend l'écriture. C'est l'encre de la lettre, du sang et de larmes qui en découleront. Les assauts répétés de Roméo avec l'obstination du ressac contre les rochers sont extrêmement poignants, et plus encore ses chutes infinies, bonheur qui lui glisse des mains, espoir qui crisse et dégringole, dans le silence du vide à venir.

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Photo de Laurent Philippe

Enfin, cette image du couple dans un cercueil lumineux (des galets pour un lit de rivière comme lit de mort), qui éclipse dans la mémoire les derniers choeurs des familles. C'est une image que ma mémoire a incorporé après-coup, car un petit souci technique a ressuscité notre Juliette, qui s'est allongée à côté de la fosse : où Shakespeare rejoint les stoïciens, et la faillibilité, l'humour ; il faut s'entraîner à bien mourir.



Photo de Bernard Uhlig

28 juin 2012

A la barre !

Pourquoi utiliser une barre en répétition et pas sur scène ?
Selon toute évidence, l'auteur de cette question, Pascal B., vient d'assister au gala d'Ouliana Lopatkina à Versailles, où il a vu ça : Anna Pavlova et Cecchetti de John Neumeier. 

Une barre, à quoi cela sert-il donc ? Historiquement, c'était un appui pour les danseurs malades ou en rééducation. Mais on s'est aperçu que c'était un excellent moyen de construire son corps : en ne travaillant qu'un côté à la fois, on peut se concentrer davantage sur ce que l'on fait, et ne pas avoir pour unique préoccupation de garder l'équilibre permet de sentir ses muscles et de les renforcer. Pour être efficace, la barre doit constituer un appui, pas une béquille ; les doigts, y être posés et non agrippés. En théorie, la barre, même celle qui n'est pas fixée au mur (son environnement naturel), ne doit pas bouger lorsqu'on s'y appuie. En pratique, on veillera à placer sur une barre mobile autant de filles d'un côté que de l'autre, histoire d'équilibrer les déséquilibres (sauf quand c'est moi, auquel cas il faut deux gamines de 14 ans pour faire le poids, merci de vous abstenir de tout commentaire). Je ne vous raconte pas la panique intérieure en audition, lorsque la barre où je me trouvais avec une brochette de candidates s'est cassée la figure parce qu'elle n'avait pas bien été fixée sur son support.

Peu à peu, donc, la barre s'est généralisée pour l'échauffement au point d'en constituer la synecdoque : si je prends la barre, ce n'est pas que je me mets à diriger le cours devenu navire, mais que je vais faire les exercices à la barre. Ils commencent invariablement par les pliés et engagent peu à peu l'ensemble du corps, avant de le solliciter franchement, pour finir par l'étirer et l'assouplir. Parce que l'échauffement ne consiste pas à sentir les gouttes de sueur dégouliner dans le dos (ça, c'est un corollaire), mais à faire en sorte que toutes les fibres musculaires travaillent de manière synchronisée. On peut crever de chaud et avoir les muscles froids : c'est comme ça que je me suis fait une élongation. La barre était presque finie et alors que je m'étirais, j'ai soudain senti que j'avais gagné beaucoup de longueur, beaucoup trop. Mais on n'est pas sensé être échauffé à la fin de la barre ? m'objecteront ceux qui suivent. Si. Seulement, moins le corps est entraîné, plus il met de temps s'échauffer. Idem lorsque vous êtes fatigué ou qu'il fait froid dehors. Avoir chaud n'est pas le signe infailliable qu'on est échauffé (même si on est rarement échauffé sans avoir chaud), et c'est pour cela qu'on aura tendance à parler de muscles froids ou chauds - ceci constituant ma réponse à la question d'Aymeric C'est quoi cette histoire de muscles froids/chauds ?

Comme la barre est assimilée à l'échauffement, il ne faudra pas être supris d'entendre l'expression de barre au sol : il s'agit de reproduire les exercices que l'on fait habituellement debout... allongé. Affranchis de l'impératif d'équilibre, on peut convenablement placer son corps, mieux le sentir et comprendre ce vers quoi il faudra tendre lorsqu'on reprendra l'exercice à la verticale. C'est notamment comme cela qu'on peut faire la part entre souplesse et musculature : une danseuse qui ne monte pas les jambes n'est pas forcément raide ; elle peut simplement n'être pas assez musclée - auquel cas cela ira tout de suite beaucoup mieux avec la pesanteur qui travaille en son sens.

L'usage de mot barre devient presque ironique dans la techique de Wilfride Piollet. Cette danseuse  classique a découvert que son corps était mieux échauffé par un cours de Cunningham que par certaines barres classiques et a élaboré à partir de cette découverte tout une série d'exercices d'échauffement à faire au milieu (sous-entendu, milieu de la salle - le milieu est un raccourci qui désigne généralement les exercices et enchainements que l'on fait après la barre). Pour avoir en stage pris des cours avec l'un de ses disciples, je peux vous dire que c'est aussi efficace que perturbant. La symbolique attachée à la barre est telle qu'au CNSM, lorsque les élèves sortaient du cours de Wilfride Piollet, le professeur suivant leur re-donnait une barre traditionnelle, alors même qu'ils étaient parfaitement échauffés et prêts à travailler leurs variations.

Mais revenons-en à la barre en tant qu'objet : dans la mesure où elle est assimilée à un échauffement, un entraînement donc, on devine déjà pourquoi on ne l'utilise pas sur scène. La barre assimile la danse à des exercices de gymnastique. Or, pour être reconnue comme art et non comme sport, la danse a toujours gommé l'effort de sorte que le specateur remarque non pas la performance de l'athlète, mais l'interprétation de l'artiste au service d'une oeuvre (bon, à la base, c'était juste la comestibilité de la danseuse, certes).

Pourquoi utiliser une barre en répétition et pas sur scène ? Pourquoi les grands musiciens ne font-ils pas leur gamme en concert ? Dis comme cela, on comprend sûrement mieux, et un tweet aurait suffi. Seulement voilà, il y a parfois des barres sur scène, et pas seulement parce qu'en tournée, la scène est souvent le seul espace disponible pour faire le cours (je dois vous dire à quel point j'aime m'échauffer sur scène, sous la chaleur des projecteurs, face au vide de la salle qui se peuplera plus tard - en attendant, le théâtre n'appartient qu'à nous). 

Observons donc quelques exemples de barres intégrées à des ballets. Si les balletomanes qui traînent en ont d'autres, qu'elles n'hésitent pas à nous les faire partager !

Commençons par le pas de deux qui a inauguré ce billet : Anna Pavlova et Cecchetti de John Neumeier.

 

 

On remarquera que, de manière symbolique, le premier mouvement que la danseuse fait à la barre est un plié. Très vite, cela n'a plus rien d'un échauffement. La dimension du spectacle se distingue notamment par les épaulements : au lieu de danser perpendiculairement à la salle comme y invite la disposition de la barre, la danseuse est toujours un peu en diagonale. Le profil strict est en effet peu flatteur : même si les pros risquent moins de révéler des secondes (position de la jambe sur le côté) approximatives que des amateurs, les lignes du corps paraissent rétrécies - or, les moignons de jambes ne sont hyper esthétiques.

La barre n'a d'intérêt que si l'on s'en sert pour ensuite s'en passer ; ainsi, notre danseuse s'en éloigne peu à peu, l'appui du partenaire se subtituant à celui de la barre.

Finalement, la barre est surtout là pour signifier que la danseuse interprète ici son propre rôle. Sinon, comment montrer que l'on est Pavlova, lorsque Pavolva en tutu est un cygne, une Wilis ou autre personnage ?

Cette dimension référentielle de la barre se retrouve presque à chaque fois que l'objet est inséré dans un ballet. Manière de dire : la danseuse que vous voyez est bien une danseuse. Presque un truc méta (pour les littéraires parmi vous).

La Petite Danseuse de Degas en constitue l'exemple parfait (la qualité de l'extrait l'est moins), avec son premier acte situé dans un studio de danse (à moins que ce ne soit censé être le foyer ?). A côté de ce que je nommerais la légende rose de la danse, avec des danseuses mignonnes à croquer qui rêvent toutes de devenir étoile, il y a la légende noire, avec des danseuses qui connaissent la douleur et sont prêtes à tout pour devenir calife à la place du calife. C'est cette seconde que Béjart a exploitée avec beaucoup d'humour dans Le Concours. Je n'ai pas réussi à trouver un extrait vidéo où les danseurs soient à la barre, mais ceci vous donnera une idée de ce ballet policier à l'intérieur de l'opéra. Dans celui-ci, on aperçoit les barres tout autour de la scène, comme délimitant un ring de boxe :

 

 

Pour qui a envie de poursuivre la réflexion sur l'articulation de ces deux légendes, roses et noires, je vous invite à lire le billet que j'avais écris là-dessus.

C'est également par des barres que Jérôme Robbins indique avoir transposé le faune de Nijinski dans une salle de danse. Dans ce premier extrait, la barre qui s'interpose entre la caméra et les danseurs est là pour faire du 4e mur invisible un miroir (auquel elle est souvent accrochée), introduisant au passage le thème du narcissisme. Pour goûter à l'érotisme d'Afternoon of a Faun, je vous suggère quand même un autre extrait.

Enfin, un extrait d'Etudes, d'Harald Lander. Si ce ballet est d'abord un hommage au monde chorégraphique, qui progresse depuis les exercices à la barre jusqu'aux variations des étoiles en passant par le corps de ballet, et où la barre est donc un élément de référence, c'est peut-être celui qui en a le mieux exploité l'aspect esthétique.

 

16:46 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : danse, ballet, barre