31 décembre 2013
L'informatique n'est pas magique
Un geek à Hogwarts
On peut mesurer sa progression en informatique à la part de xkcd que l'on comprend ou bien, pour les non-scientifiques dans mon cas, à la part de magie qui subsiste dans le fonctionnement de l'ordinateur. Par exemple, le passage d'un langage lisible par l'être humain en bits utilisables par la machine est pour moi de la magie. Je sais que le tour de prestidigitation a pour nom compilation mais je n'en connais pas le truc. Du coup, la création d'un langage me semble un acte démiurgique, qui me rappelle l'abîme de perplexité dans lequel m'avait plongé cet adage de mon ex-beau-père : « Si tu ne trouves le livre que tu cherches, écris-le. » Aujourd'hui, cela me paraît évident mais ma réaction, à douze ans, était de me demander comment diable je pourrais écrire un livre si ce que je ne savais pas était justement dedans. Treize ans plus tard, j'ai de nouveau douze ans en informatique : comment diable peut-on faire reconnaître à la machine un langage qu'elle ne connaît pas si c'est par celui-ci qu'on lui transmet des directives ? On dirait un mauvais remake de Rousseau sur l'origine de la langue. Exeunt la poule et l'œuf, place à la magie.
S'initier à l'informatique, c'est faire refluer la magie. Le cours réseau s'est ainsi chargé de me faire comprendre que les câbles, la fibre et le WiFi ne sont que matériaux, ondes et électricité. Finis les 0 et les 1 vert fluo qui circulent dans les câbles comme dans une guirlande de Noël clignotante : voilà les hertz, ohms, microns et calculs de masques de réseau (ça a l'air un peu chiant comme ça mais je vous rassure : ça l'est). Exit la magie, place à la physique. Sur le coup, on a un peu l'impression de se faire avoir au change mais ce n'est pas toujours le cas : les cours d'algorithmie et de programmation, notamment, m'ont appris ce qui se cachait dans un programme et c'est là que ça devient excitant. Exit la magie, place aux formules magiques. Pour être honnête avec vous, les formules magiques ne sont que logique et linguistique. Cela dit, l'apprentissage du geek ressemble beaucoup à celui de l'apprenti sorcier : très peu d'Hermione et beaucoup de résultats inattendus. Mais avec beaucoup d'entraînement, cela paraîtra vraiment magique aux moldus. Prêts pour une introduction aux sortilèges algorithmiques ? Promis, je serai moins ennuyeuse que professeur Flitwick et vous allez être surpris du peu de notions croisées.
Image extraite de Matrix
L'algorithmie : une affaire de boîtes à chaussures et d'aiguillages de train
Les suppléments sont là pour approfondir mais peuvent être allègrement sautés si vous commencez à en avoir assez.
Les boîtes à chaussures
Les boîtes à chaussures vont nous permettre de ranger tout un tas de choses dedans : ce sont des variables, qui permettent de stocker des valeurs. Ces valeurs sont de différents types, selon que les boîtes contiennent des baskets, des escarpins, des mocassins, des tongs... c'est-à-dire, des chiffres, des chaînes de caractères ou des booléens qui, comme les interrupteurs n'ont que deux valeurs : allumé/éteint, vrai/faux, oui/non.
Le supplément André. On ne peut pas mettre n'importe quelle paire de chaussure dans une boîte à chaussure : des chaussures de sports ne peuvent pas aller dans une boîte de chaussures à talons et vice-versa (bah, oui, les chaussures de sports puent). En revanche, des chaussures à talons peuvent aller dans la boîte d'autres chaussures à talons ; il faut juste faire attention à ce que la boîte soit assez grande de manière à ce que les talons ne soient pas ratiboisés. Les chaussures à talons sont des données numériques : on peut faire entrer un chiffre entier (des petits talons) dans une variable qui accepte les chiffres à virgule (des talons aiguilles) mais pas l'inverse, sous peine de faire perdre sa virgule au chiffre (talons ratiboisés).
Le supplément Louboutin. Les chaussures que nous manions sont particulièrement fragiles : toute paire de chaussure posée par terre est désintégrée. Pour échanger les boîtes de deux paires de chaussures, il en faudra donc une troisième, vide.
Les armoires
Les armoires vont nous permettre de ranger toutes les boîtes à chaussure que nous avons utilisées : ce sont des tableaux, dans lesquels ranger des variables.
Le supplément Ikéa. Si vous avez des centaines de paires de chaussures, les trier ne sera pas du luxe – par prix, date d'achat, pointure, couleur... en ordre croissant en décroissant. Il existe plusieurs techniques pour cela, dont une qui porte le nom très poétique de « tri à bulles ». Dans tous les cas, il vous faudra un critère de tri et un test en fonction duquel ranger les chaussures. Par exemple, pour un tri selon la saison à laquelle elles se portent : si ce sont des chaussures d'hiver, elles vont en haut de l'armoire, sinon, ce sont des chaussures d'été, elles vont en bas. C'est là que nous allons devoir brutalement changer de métaphore : on ne peut pas faire des kilomètres à pied avec des talons aiguilles ; nous allons donc prendre le train (après tout, les wagons ne sont toujours que de grosses boîtes à chaussures).
Les aiguillages
Les aiguillages permettent en un point donné d'orienter les trains selon leur destination prévue : ce sont des tests, où une certaine action est effectuée si la condition est remplie.
Le supplément SNCF. Si un TGV en provenance de Lille arrivant à Paris a pour direction Bordeaux, on l'envoie vers le sud-ouest ; s'il a pour direction Avignon, on l'envoie au sud-est. Plus court : s'il a pour direction Bordeaux, on l'envoie vers le sud-ouest, sinon vers le sud-est. Imaginons que l'on ne sait pas d'où vient le TGV (la SNCF permet un tel débordement d'imagination) ; nous avons alors un embranchement de plus et le test ressemblera à : si le TGV a pour direction Bordeaux, on l'envoie au sud-ouest ; s'il a pour direction Lille, on l'envoie au nord, sinon on l'envoie au sud-ouest. De deux choses l'une : soit le TGV vers Strasbourg est en grève, soit il fonctionne et tous les trains vers Strasbourg vont se retrouver vers Avignon, auquel cas, il faut encore rajouter une condition : si le TGV a pour direction Bordeaux, on l'envoie au sud-ouest ; s'il a pour direction Lille, on l'envoie au nord ; s'il a pour direction Strasbourg, on l'envoie à l'est, sinon on l'envoie au sud-ouest. Vous avez vu les principales formes de test :
– si (condition) alors (conséquence)
– si (condition) alors (conséquence), sinon (autre conséquence)
– si (condition 1) alors (conséquence 1), si (condition 2) alors (conséquence 2), si (condition n) alors (conséquence n)
– si (condition 1) alors (conséquence 1), si (condition 2) alors (conséquence 2), si (condition n) alors (conséquence n), sinon (conséquence par défaut)
Le supplément omnibus. Pour être précis, il faudrait en réalité que les conditions soient multiples. Non pas « si le TGV est à destination de Strasbourg » mais « si le TGV est à destination de Reims ou de Reitz ou de Strasbourg ». Je vous épargne toutes les directions desservies à partir de Lyon.
Les boucles d'or
Les boucles d'or, c'est boucle d'or qui revient à chaque fois qu'on lit Boucle d'or et les trois ours. Parce qu'il est dans la nature des contes d'être répétés mais qu'un adulte vire beaucoup plus vite fou que l'enfant à qui il le lit chaque soir, on a imaginé d'enregistrer le conte et de laisser la cassette ou le mp3 à l'enfant pour qu'il se le repasse ad vitam aeternam s'il le veut. Comme la boucle infinie n'est pas très pratique dans la mesure où l'on attend d'autres choses du gamin, genre aller à l'école ou prendre un bain, le parent fixe une limite : tu pourras écouter Boucle d'or et les trois ours trois fois d'affilée maximum ou tu pourras l'écouter jusqu'à ce qu'il soit l'heure du bain. Les boucles d'or sont tout simplement les boucles par lesquelles on automatise le traitement de tâches répétitives, en fixant une condition d'arrêt.
Le supplément fins alternatives. Imaginons maintenant que Boucle d'or et les trois ours soit transformé en livre dont vous êtes le héros (merci de faire comme si vous ne m'aviez jamais vue avec une casquette d'éditrice) : certains choix vous font traverser toute l'histoire quand d'autres vous en éjectent rapidement (l'ours tue boucle d'or d'un revers de pâte, boucle d'or n'a pas sommeil et se contente de manger à tous les râteliers avant de se tirer...). Vous avez une magnifique boucle qui exécute une action (continuer l'histoire) tant que l'on n'a pas rencontré la fin (c'est-à-dire tant que l'on nous donne un numéro de section auquel se rendre). Tant que et jusqu'à : voilà vos deux types de boucles.
Voilà, c'est tout.
Je vous la refais : c'est tout. Genre, c'est fini, vous avez tous les éléments en main. Quand le prof d'algo nous a sorti ça, j'ai cru que ça rentrait dans sa moyenne d'une blague toutes les dix minutes. Sauf que non, on a vraiment tous les éléments en main : boîtes à chaussures, armoires, aiguillages de train et boucles d'or. Le cocktail Molotov qui résulte de la combinaison de tous ces éléments est un programme informatique. Si vous n'arrivez pas à envoyer des armoires de boîte à chaussures à Bordeaux tant qu'il y a un gamin qui écoute boucle d'or dans le train, le cocktail explosera et, lorsque la fumée se dissipera, vous verrez surgir un bug. On n'imagine pas la menace sanitaire que représentent les métaphores mal filées.
Sculpture en lego de Nathan Lawaya
Notre-Dame de Paris en lego
Imaginer coder Twitter, Photoshop ou Candy Crush avec si peu d'outils algorithmiques, c'est un peu comme si on vous demandait de construire la cathédrale Notre-Dame de Paris avec une boîte de lego, quand un pauvre cabanon de jardin vous donne déjà des sueurs froides. Pour vous donner du cœur à l'ouvrage, on vous apprend que, lorsque vous aurez trouvé quelle forme donner à une pierre pour la façade, vous n'aurez pas à recommencer, mais seulement à filer le mode d'emploi au tailleur de pierres, qui vous les fournira au moment d'élever le mur. C'est le principe d'une fonction, un petit bout de code (pas toujours petit, d'ailleurs), qu'on peut réutiliser à volonté. Certaines fonctions sont présentes de base dans le langage (des fonctions mathématiques qu'on trouverait dans une calculatrice, par exemple) et on en crée d'autres selon ses besoins.
Mais les besoins sont immenses pour une cathédrale : l'architecte, qui ne peut pas être à fois vitrier, charpentier, maçon et sculpteur, va donc chercher le savoir-faire là où il se trouve – dans des bibliothèques, qui sont des recueils de fonctions dans lesquels on peut piocher. S'il a beaucoup de chance, l'architecte trouve une bibliothèque-sculpteur qui va lui fournir une fonction-gargouille prête à l'emploi. Mais, la plupart du temps, il ne trouvera qu'un nez de singe et des cornes de bœuf avec lesquels il devra composer lui-même sa gargouille. Rien ne dit que en plus que les cornes seront à la bonne taille, que les pattes seront assez solides pour supporter la tête ou que le nez sera dans la bonne matière : on trouve parfois la bibliothèque dont on rêve... dans un autre langage que celui de notre programme. Si l'on a de la chance dans son malheur, le matériau initial supporte qu'on lui ajoute un revêtement, faisant ainsi dialoguer les deux langages ; sinon... pas de chance. Ces bibliothèque sont un peu comme du prêt-à-porter taille unique : ça peut aller du premier coup mais, dans la plupart du temps, il faudra des retouches, beaucoup de retouches, encore des retouches. Et donc, du temps, beaucoup de temps, encore du temps. Et de même, des développeurs qu'il faudra bien manager, sous peine de s'apercevoir trop tard que le sublime vitrail composé à la perfection est trop grand par rapport à l'espace qu'on lui a réservé dans la façade.
Imaginez un peu l'organisation qu'il faut. Au bout de cinq minutes, tous les plans et modes d'emplois rassemblés auprès des différents corps de métier sont éparpillés, les informations sur la clé de voute perdues sous des dessins de gargouille. Pour éviter ça, on rassemble les modes d'emplois et outils spécifiques à un élément dans un même endroit, une même classe. Avec la classe « pierre de façade », on pourra utiliser autant de pierre qu'on en a besoin (pourvu qu'on n'ait pas oublié de les commander au tailleur de pierre) ; avec la classe « gargouille », on obtiendra autant de bêtes cornues qu'on voudra, même si un sculpteur s'occupe du museau et un autre des pattes. Simple, non ? Sauf que, deux minutes, plus tard, c'est à nouveau le bazar : classe « pierre de façade », classe « gargouille », classe « vitrail rond », classe « vitrail vertical », classe « pierre de colonne », classe « sculpture de saint », classe « pierre de voûte »... On créé donc des classes mères, qui contiennent des classes filles : la classe mère « pierre » chapeautera les classes filles « pierre de façade », « pierre de colonne », « pierre de voûte », tandis que les classes filles « vitrail rond », « vitrail vertical » hériteront de la classe mère « vitrail ». Et vous pouvez jouer longtemps aux poupées russes, comme ça, avec des filles qui deviennent à leur tour mère, sur des générations.
Alors, ça vous botte, les lego ? On peut faire de grandes choses en lego. Ou pousser des hurlements en posant les pieds sur des pièces éparpillées par terre, perdre l'équilibre sous l'effet de la douleur et s'étaler sur la gargouille en construction (vous aurez reconnu les bugs, métamorphosé en pièces de lego). C'est pour ça qu'on commencera par le cabanon de jardin. Ok, c'est moins glamour, mais franchement, a-t-on jamais autant rêvé que dans une cabane dans le jardin de ses grands-parents ? C'est ça, la magie de l'informatique : commencer petit et avancer sur des épaules de géants.
19:48 Publié dans D'autres chats à fouetter, Souris de laboratoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : informatique, code, programmation
27 décembre 2013
Le problème, c'est que vous êtes de bons élèves
Confessions d'une bonne élève
L'entre-soi de la prépa
Le problème, c'est que vous êtes de bons élèves. Quand mister From-the-bridge nous a sorti ça, on a cru qu'il avait fumé ses feuilles de thé au lieu de les infuser. Il a dû le voir à nos têtes et a aussitôt ajouté que nous n'étions pas habitués à rencontrer des difficultés et encore moins à ce que les résoudre nous prenne du temps. Qu'à partir de maintenant, il nous faudrait peut-être des mois voire des années pour venir à bout de ce qui nous résistait parce que nous commencions à voir que la difficulté était dans les choses même, que ce n'était pas une simple connaissance à apprendre comme nous l'avions fait jusque là. Forcément, on n'a pas voulu l'entendre. Une hypokhâgne est une classe de premiers de la classe : l'idée qu'il va falloir non pas travailler (ça, on était au courant) mais travailler sans en constater rapidement les résultats nous offusque. Deux ans plus tard, alors que je comprenais enfin qu'il était inutile de s'acharner sur des exercices de grammaire et qu'il valait mieux faire du petit latin, que les examinateurs de l'épreuve d'anglais attendaient un commentaire thématique et non linéaire, que la dissertation en histoire tenait davantage de la dissertation de philosophie que de la narration organisée et, plus largement, que ce serait toujours un patchwork cousu de fil blanc, je me suis dit que From-the-bridge devait avoir un peu raison.
Fuck la fac
Quand j'ai découvert la faculté et que la recherche n'a plus été une abréviation pour désigner l'œuvre de Proust, j'ai commencé à comprendre qu'il avait salement raison. J'ai détesté chercher pour chercher quand tout ce que j'aimais, c'était chercher pour trouver (et souvent trouver quelque chose qui m'incite à en chercher d'autres encore) ; j'ai détesté étudier davantage les outils d'analyse de la littérature que ce que la littérature me permettait de comprendre (à l'aide de ces outils). Je n'en ai fait qu'à ma tête pour le mémoire de M2, qui a fini par ressembler davantage à un essai qu'un mémoire : je n'en serais jamais allée au bout sans les libertés qu'on m'a reproché d'avoir prises (mais, comme mon jury ne pouvait pas ne pas reconnaître la pertinence du travail fourni, il m'a donné une note décente et a passé la soutenance à tout critiquer pour compenser).
Jamais je n'avais eu la sensation de devoir me couler dans un moule, parce que jusque là, le moule avait été créé d'après ce que j'étais : une bonne élève. Soudain, je rencontrais un moule qui n'avait pas ma forme. M'y couler m'a donné des efforts et je l'ai fait de très mauvaise grâce ; cela ne me convenait pas.
Il m'a fallu arriver en master pour comprendre les gamins qui galéraient au collège et même en primaire. Je les avais toujours tenus un peu en mépris : ils ne devaient pas assez travailler, voilà tout. Ne pas se sentir à sa place, c'était une excuse pour mettre le bazar. Avec ma mémoire de compét' que je n'ai eu qu'à entretenir (j'ai appris mes cours par cœur jusqu'en quatrième – ce qui s'est révélé payant pour le vocabulaire d'anglais, catastrophique à long terme pour l'histoire), je ne comprenais pas qu'on puisse avoir du mal. Je voyais bien que les uns avaient une mémoire plutôt visuelle, les autres auditive ou mnémotechnique et qu'il y avait donc des manières différentes de retenir mais je ne pensais pas qu'il y avait différentes manières d'apprendre et que l'enseignement fondé sur la mémoire pouvait ne pas convenir du tout à certains.
Le binaire comme remède au manichéisme
L'année dernière, changeant de discipline, j'ai changé de méthode d'apprentissage. Jusque là, apprendre, c'était retenir et (ré)agencer ses connaissances, peu importe que cela soit pour produire une dissertation, un mémoire ou faire de la correction de copie – Le Guide typographique de l'Imprimerie nationale a remplacé la grammaire latine, voilà tout : même format, même couleur de couverture, même tendance à s'ouvrir directement à la page requise, à force d'avoir été consulté. En informatique, on passe aussi par un temps d'apprentissage ; vous pouvez même éteindre votre ordinateur le temps d'assimiler les principes d'algorithmie. Mais ensuite, il n'y a pas le choix : il faut faire, même sans savoir faire. Faire des fautes, plein de fautes, de segmentation faults pour comprendre ce qui fait planter, parce qu'en informatique, la normalité n'est pas le fonctionnement mais le bug – qu'il faut savoir traquer et zigouiller à coups de moins en moins pifométriques. Plus ça rate, plus ça a de chance de réussir, comme on dit chez les Shadoks. Sauf que lorsqu'on est un bon élève, la normalité, c'est que ça marche. Se faire sans arrêt envoyer sur les roses par le compilateur est désarçonnant. On découvre vite, dans ces cas-là, que le cours n'est d'aucune aide : il donne les briques mais pas le plan de la maison – ce n'est pas pour rien que les architectes sont très recherchés en informatique. Ce n'est pas parce qu'on a la théorie (les pattern designs) que ça tient debout. Il faut pour cela de l'intuition et beaucoup d'expérience. Comme pour les dissertations, en somme. Arrivée en dernière année de prépa, j'avais oublié tous les tâtonnements qu'il avait fallu pour maîtriser l'exercice de la dissertation et ne plus me concentrer que sur le sujet du jour. Cela avait été tellement progressif que j'en étais venue à croire innée l'articulation de la pensée. Apprendre à programmer m'a remis les idées en place : ce que je pensais naturel est en réalité une habitude ancrée par des années de pratique. Et là, en recommençant à zéro, je me suis aperçue à quel point il est difficile d'acquérir une nouvelle habitude.
Cela faisait longtemps que je n'avais pas appris : j'avais évidemment acquis de nouvelles connaissances les années précédentes, je m'étais même essayé à un nouveau style de danse en m'initiant au flamenco, mais cela rentrait dans le cadre de schémas pré-existants – une pensée académique, un corps entraîné par la danse classique –, je n'avais pas appris au sens de créé de nouveaux schémas. S'initier à l'informatique a signifié reprendre les tâtonnements, construire à l'aveuglette. J'ai vite compris que l'apprenant idéal de l'informatique n'est pas le bon élève mais le bidouilleur, qui cherche, teste, fait et défait autant de fois qu'il le faut. Je m'y suis mis, lentement : non seulement ce n'était pas ma façon de faire mais je n'avais même pas assez d'expérience pour juger de ce que je trouvais. Comment arbitrer entre plusieurs réponses trouvées sur les forums quand on ne sait pas au juste ce que l'on cherche ? Comment élaborer un nouveau schéma mental quand on n'en a même pas l'ébauche ? On fait, tout et n'importe quoi, surtout n'importe quoi au début. Un peu comme les fouettés en danse : mon professeur en décompose le fonctionnement autant de fois qu'on le lui demande mais refuse de nous corriger tant qu'on n'en passe pas au moins huit, car c'est inutile, on n'a pas encore la mécanique. Quand on réussit enfin à faire, qu'on a un corps ou un programme qui tourne, là on peut commencer à travailler et a rendre le truc un peu moins crasseux. Apprendre à apprendre, tout un programme.
Si jamais su (plutôt que retenu)...
J'ai eu beau acquérir de nouveaux réflexes, on ne tourne pas le dos à tout une scolarité de bonne élève en cinq minutes. Le bon élève a un amour irraisonné des bonnes notes et ne résiste jamais à la possibilité d'un 18 ou d'une mention TB, même si le temps pris pour ingurgiter un cours qui sera oublié deux mois plus tard empiète sur la pratique de compétences qui resteront à vie ou presque. Entre le savoir récompensé immédiatement et le savoir-faire peaufiné sur le long terme, les notes me poussent à choisir la première option. C'est sûrement lié à un trait de caractère (aimer entrer en compétition – même si je ne le suis jamais autant qu'avec moi-même –, attirer l'attention...) mais le fait est que j'y résiste encore moins facilement qu'à un carré de chocolat aux amandes. Au final, je suis sortie major de la promo mais si je devais embaucher quelqu'un en tant que développeur junior, ce n'est pas moi que je choisirais en premier.
En y réfléchissant avec un peu de recul, je m'aperçois que je me suis souvent crispée sur l'aspect mémorisation : combien d'heures ai-je passées devant mes cours, retravaillés au crayon à papier pour encadrer les mots-clé et souligner les phrases les plus essentielles ? J'ai ânonné des raisonnements en énumérant les arguments logiques mais, la litanie de la récitation me faisant perdre le fil de la pensée, il finissait toujours par manquer un maillon et je reprenais depuis le début. Je me suis récité des extraits de critiques littéraires comme si c'était du Prévert, j'ai appris à dire rouflaquettes en anglais au hasard des listes de vocabulaire, et j'ai avalé à peu près autant de dates que de tasses de thé. Tout ce temps passé à lire et relire et re-relire les mêmes cours, les mêmes phrases, alors que j'aurais pu passer tout ce temps à lire des ouvrages qui maniaient ces idées, sous des éclairages différents et qui, croisés, m'auraient donné ces mêmes connaissances, la souplesse en plus ! Je n'ai pas voulu admettre que pour retenir un peu, il faut brasser beaucoup. Je voulais une mémoire mieux que ça, une mémoire qui mémoriserait tout, absolument tout ce que je lui soumettrais, la totalité du cours, dans ses moindres détails. Je voulais la perfection et suis devenue une « perfectionniste négative » (les mots de mon professeur de français d'hypokhâgne me sont restés parce qu'ils étaient assez justes, de même que le surnom que Melendili et compagnie m'avaient donné). Aujourd'hui, psychokhâgneuse est derrière moi mais il a fallu du temps pour m'en défaire et elle est toujours prête à ressurgir, comme j'ai pu le constater l'année dernière : prise en flagrant délit de bonne élève.
Bon élève un jour, bon élève toujours ?
Pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça ? Le problème, c'est que vous êtes de bons élèves. J'ai cru comprendre puis j'ai commencé à comprendre à partir du jour où j'ai compris que je n'avais pas compris – seulement entrevu intellectuellement. Comme beaucoup vérités, il faut l'éprouver pour qu'elle prenne tout son sens, dépassant même parfois celui qui avait été intentionné. Le problème, c'est que vous êtes de bons élèves. Sacrée petite phrase, sous la provocation du paradoxe. C'est quoi, au juste, le problème du bon élève ? Le problème, c'est qu'il ne remet pas en cause le système d'apprentissage qui l'a conduit à être parmi les meilleurs (pour cela, il faut avoir échoué, ne serait-ce qu'un peu) et considère les autres comme intrinsèquement moins bons. Énoncé plus généralement : le bon élève ne remet pas en question une méthode qui a un jour réussi et ne comprend pas pourquoi cela peut ne pas réussir (à d'autres ou à lui-même plus tard). La mauvaise nouvelle, c'est que les gens qui gouvernent le pays, qui occupent des postes à responsabilité et qui éduquent les générations futures sont de bons élèves – pas tous, pas forcément avec les défauts communs du bon élève (on peut être normalien sans correspondre à l'archétype du bon élève, j'en connais au moins un) mais nombre d'entre eux. Le doute se met à poindre : les bons élèves n'alimenteraient-ils pas malgré eux la fabrique des mauvais élèves ?
Quand j'ai passé le concours général, le proviseur du lycée qui recevait les candidats a fait un mini-discours comme quoi nous serions « l'élite de la nation ». Dre et moi avons étouffé un fou rire naissant devant tant de sérieux et de prétention, aussitôt fusillées du regard : il est bien mal barré, le pays, si nous sommes l'élite de la nation ! Aujourd'hui, quand je repense au gus qui soulignait des trucs à la règle sur son brouillon (je vous la refais : souligner à la règle dans un brouillon), je me dis que, même si on ne fait pas partie de l'élite, le pays est effectivement mal barré. Les bons élèves sont-ils incontestablement une bonne chose ?
16:29 | Lien permanent | Commentaires (5)
23 décembre 2013
Am stram gram tangram
Le bric-à-brac des immeubles new-yorkais comme métaphore de la vie de Xavier. Personne ne veut croire que New-York ressemble à ça quand il leur montre le décor via webcam.
J'ai ri. Vraiment. Le troisième opus de Cédric Klapisch est aussi bon que les précédents, voire meilleur encore. Peut-être est-ce parce qu'entre temps, je suis devenue une Twitter-addict, habituée à vivre ma vie avec une voix off qui la commente en permanence. Il s'agit moins de rendre public que de mettre en scène : un #epicfail passe mieux quand on le partage comme élément comique. Il faut bien avouer que Xavier aurait de quoi invoquer une #VDM. Et les philosophes qui sortent de nulle part quand il cherche à y voir plus clair ont tout du tweet-citation par un compte avec portrait d'époque en avatar.
De gauche à droite : le pote lesbien qui veut être enceinte, la papa paumé, l'ex anglaise partie vivre à New York, l'ex-ex qui revient d'actualité après s'être sérieusement décoincée
Peut-être aussi est-ce parce que Casse-tête chinois, en plus de tracer le portrait d'une génération, trace celui d'une société où les frontières géographiques ne sont plus les seules à devenir perméables : celles de la famille et de la parentalité sont constamment redéfinies à coups de divorces et recompositions (classique, maintenant) ainsi que (plus récent, j'ai l'impression) d'enfants pour les couples homosexuels et de parents qui n'ont jamais vraiment grandi et continuent à vouloir faire la bringue sans tenir compte de leur rejeton, trimballé en poussette à tout va. Et Xavier de se remettre à courir comme un dératé, exactement comme dans L'Auberge espagnole, pour sauver une amie adultère de la catastrophe. « On a presque quarante ans, merde, quoi, on a presque quarante ans ! » Xavier, papa warrior qui a traversé l'Atlantique pour retrouver ses enfants, embarqués par leur mère (luttant ainsi contre la reproduction du modèle familial qui voudrait qu'il rompe les ponts, comme son père), aspire à une situation stable mais sa vie ressemble à un tangram : alors que toutes les pièces sont là, les assembler pour reproduire l'image à laquelle il songe est un véritable casse-tête chinois.
Ce à quoi l'on tend vs ce à quoi ça ressemble
12:00 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, film, casse-tête chinois
Les enfants perdus
À la file indienne, indienne, indienne, tous à la file indienne... Ce n'est pas parce que vous avez aimé le Disney ni même le roman de James Barrie, où chacun en prend pour son grade, que vous apprécierez le Peter Pan du Berliner Ensemble mis en scène par Robert Wilson.
L'arrivée, déjà, n'est pas de bon augure : Wilson a récidivé avec sa putain de rampe lumineuse en néon. Dans la fosse créée par le retrait des rangées où Palpatine et moi nous trouvions pour The Old Woman, un des musiciens arbore des lunettes de soleil ; même s'il a grave le groove, je ne suis pas entièrement certaine que cela soit uniquement pour une question de style.
En moins de deux minutes, on est reparti sur l'humour clownesque, qui ne m'a jamais fait rire. Les servantes Nana aboient, le temps passe. Lentement. Je dois avoir perdu mon « âme d'enfant », comme on dit. « Quand on est un enfant et que l'on sait encore à peine parler, on comprend parfaitement le langage des poules et des canards, des chiens et des chats. Ils parlent tout aussi clairement que père et mère. » Sur cette bonne parole d'Andersen, on présente donc un spectacle en allemand et anglais, surtitré en français (tu ne sais pas encore lire ? Draußen !) et en anglais (pas encore en 5e, pas d'anglais LV1 ? Go to hell.). Les lost boys ne sont donc pas seulement sur scène : dans la salle, les parents s'improvisent interprètes – la magie des paillettes ne fait pas tout. La poudre de fée de Clochette, en revanche... Je n'ai pas manifestement pas été arrosée mais ça avait l'air d'être de la bonne.
N'ayant aucun moyen de planer, je me suis retrouvée le cul entre deux chaises, entre le pays imaginaire du personnage et l'humour bien réel de l'auteur. Pareillement écartelées, les voix des comédiens ne cessent de dérailler vers le rire faussement enjoué. Cette mue de l'adulte qui fait l'enfant qui fait l'adulte ne laisse que peu d'instants de répits : on entend alors, trop brièvement, le timbre clair de Sabin Tambrea, aussi pur que ses traits. Ces derniers m'ont donné quelques idées pour faire grandir ce garçon qui sursaute dès qu'on l'effleure – idées qu'entretient manifestement aussi le capitaine crochet et qu'il dévoile dans une scène où, se demandant quoi faire de son ennemi, son unique ami, il s'avise de ce qu'il en ferait bien un homme. Ajoutez à cela le passage où Peter Pan annonce préférer l'aventure de la mort (une autre forme d'éternité) à celle de la vie, qui le forcerait à grandir, et celui où le capitaine crochet s'inquiète de ce que le réveil avalé par le crocodile s'arrête et sonne l'heure de sa mort : voilà pour l'interprétation ! Le reste n'est que littérature en chanson.
Et la jungle fait : boum, boum, boum ;
Et le crocodile fait : tic, tic, toc ;
Et la jungle fait : boum, boum, boum ;
Et le crocodile fait : tic, tic, toc ;Et la souris fait : pff, pfff, pffff.
Ni les visuels de Wilson, ni les magnifiques costumes (regrets éternels de Palpatine d'avoir laissé passer une veste semblable au perfecto so gay and so sexy de Peter Pan), ni les cheveux orange des garçons perdus ne parviennent à faire oublier que le spectacle n'est ni drôle ni intelligent. Je vais finir par croire que Pelléas et Mélisande était un gros coup de bol, et compte sur Einstein on the Beach pour m'en détromper.
Heureusement que Noël est là avec ses guirlandes lumineuses pour m'assurer que je peux encore m'émerveiller d'un rien.
00:24 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, tdv, bob wilson, peter pan