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28 octobre 2013

Concert cosmique

Sibelius. Je m'attends aux forêts finnoises à travers lesquelles cavalcadent les hordes héroïco-poétiques de Kullervo quand, d'un coup de simili-castagnettes, l'Espagne frappe à la porte de mon imagination. Zoom out soudain, je me retrouve à planer, indécise, au-dessus d'une carte d'Europe où les pointillés rouge du voyage musical se perdent sous les nuages des perturbations atmosphériques. L'anticyclone Karelia apporte une bonne humeur aussi inattendue qu'entraînante : les soubresauts de Paavo Järvi me rappellent soudain les contractions musculaires des danseurs de popping – comme quoi, hip hop ou classique...

Les balais de L'Apprenti sorcier, les squelettes de Corpse Bride, les pachydermes Fantasia, les éclopés d'Otto Dix... le Concerto pour la main gauche de Ravel les rassemble dans un moyen-métrage distribué par la 20th Century Fox. Après quelques dégringolades jazzy à la Gershwin, les miroitements debussiens sont assombris par le spectre du Boléro. La noirceur ressort et bientôt toutes les créatures se déchaînent dans un sabbat délirant, formant une grande ronde dont on ne perçoit que les ombres fantastiques – une danse puissante et macabre, menée d'une seule main de maître par Jean-Frédéric Neuburger.

Le thème principal de la troisième symphonie de Saint-Saëns nous emporte à la conquête de l'espace. Les cordes se frayent un chemin entre les étoiles et les astéroïdes, et tout l'orchestre dévore les années lumières, ouvrant sur un horizon sans cesse renouvelé. On n'est pas pour autant dans Star Wars, la vitesse nous emporte beaucoup moins que cet ailleurs infini où le désir de découverte n'arrive jamais à satiété et ne trouve de repos que dans quelques moments de contemplation, lorsque se profilent des rivages plus cléments. C'est ainsi notre planète qui apparaît dans le hublot comme une falaise du nouveau monde, auréolée d'une sérénité qu'on ne peut imaginer trouver qu'en apesanteur. Le triangle fait scintiller cette image d'une pluie de paillettes comme celle des adieux de Letestu. Puis l'exploration reprend jusqu'au final où le vaisseau est pris dans la tempête. L'orgue transforme alors la nef en église et les vagues jaillissent jusqu'aux vitraux, jusqu'à tout engloutir.

21 octobre 2013

Concert en larsen majeur

Il jouerait une chanson douce que j'aurais quand même pris une place. C'est ainsi que Palpatine me vend – enfin, me donne – sa place pour le concert de Kissin. Je remercie, empoche le billet, note la date sur mon agenda. Le dimanche en question, je me fais un peu violence pour sortir du canapé, faire une croix sur la perspective d'un five o'clock teapuis, une heure plus tard, grimper jusqu'au second balcon (le verbe est choisi à dessein : Pleyel veille à entretenir votre souffle). J'ai rarement été aussi haut et, en montant les escaliers pour rejoindre ma place, j'éprouve un instant de vertige – qui n'est pas, rappelons-le, la peur de tomber mais celle de se jeter dans le vide. Votre souris s'agrippe à la rambarde pour ne pas oublier qu'elle n'est pas une chauve-souris, range son fourbi, consulte le programme et, d'assez mauvaise grâce, se joint aux applaudissements déjà fournis alors que le pianiste n'a pas encore joué une note. Schubert sans Goerne ni truite, cela ne me dit a priori pas plus que ça. Mais bon, une chanson douce, quoi.

Au moment où je commence à entendre autre chose qu'une star-qui-joue-du-piano-en-concert, un violent effet larsen me fait tourner la tête en grimaçant. Et c'est le début de la fin. À chaque fois que je parviens à récupérer une attention flottante, un sifflement vient m'en sortir. Autour de moi, personne ne semble rien remarquer. Je me souviens alors de cette histoire d'âge et de fréquences : certaines ne seraient plus audibles passée la vingtaine. Mes vingt-cinq ans sont manifestement encore trop peu. Évidemment, vu la moyenne d'âge, il n'y a pas grand-monde susceptible de tilter. Mais même parmi les plus jeunes, je ne décèle pas de réaction apparente et j'en viens à croire que mon cerveau créé l'écho d'un effet larsen esseulé, un peu comme on croit entendre un moustique lorsqu'on n'a pas réussi à l'écrabouiller du premier coup. Du coup, je ne descends pas à l'entracte. La sonnerie de fin d'entracte retentit déjà lorsque Philippe de l'escalier confirme via Twitter qu'il l'entend aussi. Je n'ai plus qu'à me rasseoir et à espérer que le problème ait été réglé. Malheureusement, cela recommence rapidement et je passe la sonate de Scriabine à essayer d'en faire abstraction. Cette petite gymnastique mentale est aussi épuisante qu'inefficace ; mes tympans endoloris relèvent à présent le moindre son strident ou dissonant. Arrivée aux études, l'énervement mélangé à la fatigue et l'impuissance produit ce qu'il produit presque toujours chez moi : je me mets à pleurer. Et cet abruti de nez se met de la parti, rajoutant la difficulté tactique de devoir attendre la transition entre deux études pour se moucher. Bref, c'est un fiasco.

Jusqu'à ce que j'entende un accord que je connais bien, pour avoir fait des dizaines et des dizaines de fois un assemblé dessus. La douzième étude était la musique de la variation d'examen du conservatoire l'année de ma médaille d'argent. J'avais tout de suite adoré ses accords dramatiques plein de grands battements. Je me souviens encore des longues pattes d'Aurore Cordellier sur la vidéo et des bribes chorégraphiques me reviennent même tandis que Kissin joue cette étude comme je ne l'ai jamais entendue. Et je l'ai entendue pourtant ! Tellement entendue qu'à la fin de l'année, elle tapait sur les nerfs de la prof. Certes, notre pianiste accompagnateur la torturait un peu parfois, pour attendre la fin d'un manège un peu lent ou ralentir une diagonale qui, sur la scène en pente de Montansier, nous aurait envoyé droit dans le piano. Mais on la connaissait par cœur, cette musique qui innervait le mouvement, on connaissait son rythme, son tempérament. Seulement, là, jouée par Kissin, je la retrouve sans être certaine de la reconnaître : plus fougueuse, plus dramatique – je serais bien incapable de la dompter par la chorégraphie, même si j'en réapprenais les pas. Voilà que pleure encore, de frustration à présent : ce pianiste est un génie, j'étais là et j'ai tout loupé.

Après cette étude, la dernière, il n'y a parmi les bis que celui de Chopin que j'ai pu écouter de même, parce que je le connaissais déjà : lorsqu'il sait ce qu'il attend, mon cerveau a beaucoup moins de mal à filtrer ce qui y est étranger – au lieu que, pour synthétiser une mélodie nouvelle, il lui faut accepter d'analyser tout ce qui lui parvient, sans distinction. Alors j'applaudis, oui, je comprends le pourquoi des quatre bouquets qui lui sont remis, sans distinction par des hommes ou des femmes qui s'avancent jusqu'au bord de la scène, mais je n'arrive pas totalement à partager la joie des autres spectateurs. La frustration est trop grande. Tout ça à cause d'un appareil auditif, apparemment – c'est la conclusion à laquelle le community manager de Pleyel est parvenu. Et là, j'ai beau soupirer quand Palpatine râle contre les vieux qui mettent trois plombes à descendre en occupant toute la largeur de l'escalier, je me prends à rêver d'une politique jeune qui réserverait des concerts qui leur soient interdits, un peu comme les wagons ID zen sont interdits aux enfants. Pour une gamine, une fois, dont les pieds tapaient contre son rehausseur, combien de « chuchotements » de sourdingues a-t-on entendu ? Les pires étant souvent les plus riches, qui se croient tout permis. Quand je pense de surcroît aux gens qui viennent quand même au concert alors qu'ils sont malades, j'en viens à douter que la musique apaise les mœurs. Je crois beaucoup plus dans le pouvoir réconfortant du gâteau aux noisettes qui a suivi.

La vie d'Adèle est tout à fait fascinante

Ce film n'est pas crédible : les lycéennes y sont davantage maquillées à l'eye-liner qu'au crayon ; les cours de littérature sont menés comme des leçons de vie sans figure de style par un prof à la voix rocailleuse de baroudeur ; une grande adolescente fait des spaghettis bolognaise avec des tomates achetées au marché.

Ce film est affreusement crédible : le mec mignon et gentil à qui plaît Adèle n'a lu qu'un livre dans sa vie et confond madame de Merteuil et la présidente de Tourvel ; le mec mignon et gentil à qui plaît Adèle ressemble étrangement à mon premier crush ; sa bande de copines veulent savoir si elle a couché avec et Adèle n'arrête pas de tirer sur ce qui n'attend que la validation de Kétamine pour être appelé un bun de pétasse ; Adèle fait une fixette sur Emma, qui est en histoire de l'art et a les cheveux bleus ; Emma s'y connaît en philo : y'a Sartre et sa philosophie de l'engagement, qui plaît toujours aux lycéens, toujours partants pour participer à une manifestation (plus tard, ils sauveront le monde tous les dimanches mais en attendant, c'est plus fun de louper les cours) ; une camarade d'Emma, qui trouver Klimt « fleuri » prépare une thèse sur la morbidité chez Egon Schiele. C'est fou ce qu'on est arrogant quand on a dix-sept ans – et pousse. Je ne dis pas forcément que c'est passé à vingt-cinq ans, hein, seulement qu'on est déjà en mesure de se rendre compte que c'était bien pire avant. Marivaux, Laclos, Sartre, Klimt... le réalisateur ne nous en épargne pas un, tous assénés avec le plus grand discernement – celui de l'ignorance pédante et enthousiaste de la découverte.

D'une manière générale, La Vie d'Adèle ne fait pas dans la dentelle. Et vas-y que je te serve des huîtres. L'huître, le sexe féminin, l'homosexualité lesbienne : vous y êtes ou vous voulez qu'on vous resserve ? Abdellatif Kechiche filme comme pensent les ados : en gros. Gros plans. Les visages grossis des centaines de fois par la projection donnent au film un aspect un peu surréaliste, qui seul l'empêche de sombrer dans la romance mièvre. De fait, tout le film repose sur le jeu des actrices (n'allez donc surtout pas voir ce film si vous ne pouvez pas voir peinture Léa Seydoux ni, à plus forte raison, Adèle Exarchopoulos). Gros plans sur le visage d'Emma, gros plan sur le visage d'Adèle, gros plan sur les larmes d'Adèle, gros plan sur la morve d'Adèle, gros plan sur la bouche d'Adèle (qu'elle soit en train de sourire ou de manger), gros plans, gros plans, gros plans, jusqu'à l'écoeurement – surtout quand la salle comble ne vous a pas laissé d'autre choix que le deuxième rang. On se demande comment Adèle peut encore avoir du désir pour Emma quand on est en tant que spectateur à ce point gavé de morceaux de chair, de joue, de bave, de cuisses, de fesses, de seins. Le désir est un regret, le constat d'une absence : il faudrait, pour lui laisser une place, mettre un peu de distance entre la caméra et les corps car on ne voit plus rien dans ce monceau de morceaux, et les scènes de sexe, quoique peu nombreuses, en paraissent un brin interminables.

On voudrait nous faire croire à la passion mais la fringale des sens n'est pas franchement suivie par celle de l'esprit, entre Emma, trop sûre de ses connaissances pour vouloir apprendre quoi que ce soit, et Adèle qui ne se consacre plus qu'à Emma, laquelle lui donne des cours de philosophie à la Pangloss. À force de tout voir en gros plans, ils agissent comme des oeillères et il devient difficile d'élargir son horizon. L'obsession tranquille d'Adèle pour Emma ne laisse que peu de place à leurs univers respectifs. On a d'un côté celui d'Adèle, où les cheveux bleus, comme l'homosexualité, passeraient mieux avec une boîte de Quality Street et où l'on s'inquiète d'avoir une situation stable – pour faire des spaghettis bolognaise –, et de l'autre celui d'Emma, où la passion pour la créativité engendre le mépris de ceux qui manquent d'ambition (artistique) et où la liberté des mœurs est une dénonciation du puritanisme – gaussons-nous et avalons donc quelques huîtres pour fêter ça. On dirait un exposé sur la réception de l'homosexualité selon le milieu social et familial. Au final, le tableau est un peu terne : les deux univers qu'il peint ne sont assez opposés – ni pour aller à la confrontation ni pour susciter une préférence. La relative sagesse d'Adèle, qui choisit de construire son bonheur avec ce qu'elle a (Emma et les enfants dont elle devient l'institutrice), est rapidement mise à mal par son manque d'estime de soi, qui l'empêche de passer à autre chose le moment venu. On a beau savoir que l'on peut être aussi pathétique (et merde, encore une boîte de mouchoirs de flinguée), on n'a pas franchement envie qu'on nous le rappelle on commence à trouver le temps long : la maturité tarde à venir dans la vie de cette fille dont le film couvre pourtant sept ou huit années. Alors on vous dira mieux que moi la soif, l'avidité de savoir, de sexe et de vie de la bouche perpétuellement ouverte d'Adèle. Il n'empêche, l'air empoté d'Adèle finit par ne plus me faire penser qu'à une chose : 

Adèle, mouche-toi et ferme la bouche, tu vas gober les mouches.
 

 Adèle, bouche ouverte


Pendant ce temps, Palpatine joue à l'apprenti sociologue.

20 octobre 2013

Initiation au Bunraku

Quand l'animation japonaise est une affaire de marionnettes

Un spectacle de marionnettes japonaises. J'ai coché la case du formulaire d'abonnement dans un moment d'égarement amoureux. Puis Philippe Noisette a prévenu sur Twitter que, passé le 10e rang, on ne voyait rien sans jumelles. Cela ne m'a pas franchement rassurée, même si j'ai ensuite découvert que Palpatine et moi avions fort heureusement hérité d'un rang C. Le rideau qui s'ouvre sur un musicien assis en tailleur sur un piédestal ne me dit rien qui vaille non plus : l'espèce de cithare dont il joue avec une spatule à raclette m'a toujours semblé dans les films un élément de folklore dont il ne fallait pas abuser. Quand je comprends que cela accompagnera toute la pièce, je me prends à regretter Mozart et les marionnettes de Salzbourg – ma seule autre expérience de marionnettes, je crois, en dehors des Guignol de mon enfance. Manipulées à vue par une armée de marionnettistes habillés de noir des pieds à la tête façon Ku Klux Klan ninja, les marionnettes japonaises n'exercent pas d'emblée la fascination de leurs consoeurs occidentales à fils. Il faut du temps pour oublier le trio qui s'active autour de chaque personnage – ainsi que le quatrième larron qui arrive à toute vitesse, courant accroupi, lorsqu'on doit retirer un chapeau (rangé dans sa petite pochette à chapeau).

Peu à peu, pourtant, ce que l'on n'arrivera certes pas à percevoir comme musique est néanmoins perçu comme ponctuation au récitatif et le regard se laisse happer par les petits visages aussi inexpressifs que lumineux, inclinés comme seuls les Asiatiques savent le faire1 (chez un Occidental, qui a une notion de l'humilité beaucoup plus limitée, ce serait pour bouder ou minauder) – et par les mains, plus finement articulées que le reste du corps, qui me rappellent l'opéra chinois vu en face, au Châtelet, par leur manière de désigner et de s'effacer devant le monde environnant. C'est donc la gestuelle qui me fait entrer dans ce curieux univers, bien plus que l'histoire, qui semble n'avoir été écrite que pour susciter les tremblements des marionnettes en pleurs, spasmes et soupirs. Peut-être est-ce aussi ce dont on se sont le plus proche lorsqu'en héritier du Cid et de Roméo et Juliette, on a du mal à concevoir l'amour comme ce qui donne la force de sauver son honneur par le suicide (lequel permet à l'amour véritable de se réaliser2) – et non pas comme ce qui est mis en balance avec l'honneur ou conduit à se suicider en son nom quand l'être aimé vient à disparaître. (En revanche, quel que soit le côté de la planète que l'on habite, on met toujours au théâtre beaucoup de temps à mourir.)

Au final, parmi quelques longueurs et beaucoup d'étrangetés, surgissent des moments d'intense poésie, comme lors de l'introduction, où l'héroïne vole au poing d'un marionnettiste au milieu de papillons – de papier, agités depuis les coulisses, et colorés, projetés sur l'écran juste derrière –, et de la conclusion, où les amoureux voient leur âme s'éloigner sous la forme de deux lucioles enflammées, avant de se tuer l'un l'autre devant un paysage hivernal d'arbres esseulés. J'aurais adoré un usage généralisé de la vidéo, moins traditionnelle mais plus poétique – à la manière, un peu d'un Akram Khan. J'espère que les connaisseurs ne s'étrangleront pas trop s'ils venaient à lire cela (une balletomane japonaise y assistait pour la cinquième fois !).

 

À lire, l'introduction de l'article de Wikipédia pour en savoir un peu plus sur la technique et l'organisation du bunraku, et surtout l'entretien avec Hiroshu Sugimoto, publié dans le programme et reproduit dans le dossier pédagogique du spectacle, pour approcher la philosophie de cet art.

 

1 Parlant de la musique, où l'on est « intentionnellement, dans une sorte d'imperfection », Hiroshu Sugimoto ajoute « qu'on évite, dans les arts visuels du Japon, tout effet de symétrie, toute définition d’un centre, d’un axe ordonnant par un milieu arithmétique ». L'inclinaison de la tête entrerait-t-elle dans cet esthétique de la dissymétrie ? 

2 « […] dans le contexte chrétien, où le suicide est considéré comme une offense à Dieu – peut-être même l'offense suprême – une telle volonté de mourir, affirmée comme elle l'est ici, aurait sans doute été impensable. On ne peut y disposer à sa guise de la vie que Dieu vous a confiée. Alors qu'au Japon, détruire sa vie dans le but d'être accueilli par la divinité et d'entrer dans un état de Pureté est parfaitement concevable. » « La pièce est tendue vers un temps absent, celui d'après la mort, qu'elle donne à imaginer. Elle a convaincu la jeunesse de l'époque que ce temps était celui d'une expérience de la beauté qui ne pouvait avoir lieu dans le monde des vivants. » Cela entraîna la prolifération des suicides d'amour, contre lesquels les autorités durent prendre des mesures !