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21 janvier 2011

« Comme si je m'étais presque ennuyé »

 

[Rêve d'automne, de Jon Fosse, mis en scène par Chéreau au théâtre de la Ville]

Comme toutes les citations de ce billet, le titre est à prendre avec des guillemets, ou les guillemets avec des pincettes, car je cite de mémoire et j'imagine autant que je me souviens. Mais le personnage principal a prononcé quelque chose dans ce goût-là et cela résume assez bien ce Rêve d'automne dont je me suis réveillée en ne l'ayant pour ainsi dire jamais vécu. Je ne sais plus pourquoi le personnage disait cela, il disait d'autres choses et il serait ainsi vain de résumer l'histoire, s'il y en a vraiment une, l'histoire d'une vie, parmi des vies jetées dans le vide. Un couple d'amants qui se rencontrent ou se retrouvent dans un cimetière, un divorce qui s'est ensuivi et qu'on a appris à l'enterrement de la grand-mère de l'homme, dans ce même cimetière où la pièce et la vie se défont sous nos yeux... Des êtres errent autour, comme des peines sans âme, dont certains, lorsque c'est leur tour, viennent s'incarner en personnage, tandis que la grand-mère morte et le petit-fils mourant restent dans les limbes – en l'occurrence, les salles annexes du musée qui constitue le décor. Les légendes des tableaux sont lues par le couple comme les stèles des tombes et si l'assimilation du musée au cimetière est peu flatteuse pour le premier, elle peuple le second d'un furtif froissement des vies passées. Et c'est de la même manière que seront les instants perçants, furtifs.

La pièce a mis un temps fou à démarrer, jusqu'à ce que l'homme s'assoit par terre à côté d'un banc, enlève ses chaussures et place ses pieds nus sur des pages de papier journal et nous fasse la fin d'un Vladimir ou d'un Estragon. Mais on apprend que l'homme a un domicile, et même une famille, que peut-être il ne voudrait pas fixe, une maison, un travail, un enfant, une vie sociale en somme. Transition sans transition, et c'est ainsi que le personnage vieillit sans heurts au cours de la pièce, l'instant précédent devenant un temps jadis sans préavis, sans qu'on se soit rendu compte de rien.

« Il lui a été donné de vivre longtemps », dit le père à propos de la grand-mère. Et toujours sa femme dans les bras : « Il nous a été donné de vivre longtemps, à nous aussi ». C'est comme si vieux, ils étaient déjà morts ; plutôt que de ramener par leur conversation la grand-mère à eux, ils se projettent vers elle. C'est que « beaucoup de choses se sont passées, et rien ». Les moments se succèdent sans jamais rien créer dans la durée ; c'est vrai de la vie des personnages mais aussi de la pièce, si bien si mal que Palpatine était en colère en ressortant. Pour lui, il faudrait ponctuer : « beaucoup de choses se sont passées et : rien ».

Moi qui ai peut-être le travers de vouloir trouver à comprendre jusqu'à la justification, qui vois dans les pieds nus des défunts le dicton de grand-mère comme quoi la mort s'attrape par les pieds, qui ai bien voulu muser dans le cimetière d'une pièce tombée dans un coma irrémédiable après la première heure, lorsque le père s'est mis à (ne plus) agir comme le grand-père qu'il n'est pas devenu, je ne suis pas allée jusqu'à la conclusion et : rien, j'ai glané des riens :

J'ai vu les vivants dont la femme parlait, dans leur appartements, comme ces gens empilés dans des boîtes-aquarium qu'on voit ou imagine en passant en train devant des immeubles éclairés ; je les ai vus et je les ai vus disparaître, la vie ayant mené grand train. J'ai vu ce que voulait dire la grand-mère quand elle désignait cette femme comme la mort (de son mari), cette femme qui l'éloignait de sa femme et de son enfant (vie reproduite à défaut d'avoir été vécue), cette femme qui l'emmenait finir sa vie stérile avec elle, qui l'emmenait mourir sûrement et vivre un peu. J'ai entendu des phrases devenir curieuses, un « ça va bien ? » lancé à la fin d'une conversation comme si l'homme s'enquérait d'une possible hystérie plutôt que de la santé de la femme, des « oui » de conversations polies avec la « belle » famille devenir des cris d'étouffement et de désir de s'échapper, des images devenir des clichés, avec « aucun oiseau qui vole très haut dans le ciel », en avion (le ciel des idées, peut-être). Pas âme qui vive, le thème de la soirée était pourtant simple. Les corps, eux, ont vécu, parfois.

Il y aura eu, par exemple, la main que l'amante a laissée derrière elle comme pour un baisemain qu'on laisserait derrière soi ensuite, que l'homme a prise dans la sienne, à plat d'abord, pour sentir la pulpe des doigts et la chaire de la paume, avec les doigts croisés, ensuite, pour accrocher ses vieux os à ceux de l'autre et les entrechoquer, et dont il a refermé le poing enfin, pour concentrer sa force à elle ; poing contre paume.

Oui, j'ai beaucoup rêvassé, et pour être honnête, je pourrais dire de la pièce comme l'homme de la femme : « Parfois, mais pas souvent, j'ai pensé à toi ».

 

18 janvier 2011

Another Year, un autre verre

 

Les banlieusards londoniens de ce film boivent beaucoup ; mais alors que le thé fait pisser, il semblerait que le vin fasse pleurer. In vino veritas, les personnages sont forcés de se rendre à l'évidence : ils sont saoulés par leur vie.

De la cinquantenaire paumée qui s'habille comme une ado bohème (ma grand-mère avait une amie comme ça, rachitique, déprimante, habillée chez Lulu Castagnette) et fantasme sur le fils d'un couple d'amis, au gras et gros buveur de bière qui s'est laissé aller et colle (forcément, il sue comme un bœuf) la précédente qu'il dégoûte, Tom et Gerri n'ont pas trop de leur force toonesque (recommencer après s'être pris une enclume sur la tête) et de leur tranquille bonheur (« il faut cultiver son jardin », même si c'est un lopin de terre à l'autre bout de la ville) pour repêcher leurs amis et ne pas couler avec eux.

Petit à petit, on découvre que leur sérénité de psychologue radieuse avec ses bajoues tombantes et de géologue aux yeux doux et brillants tient aussi à un nécessaire détachement ; sans leur tourner le dos, ils cessent de soutenir des amis qui n'essaient même plus de se soutenir eux-mêmes et se complaisent en parasites. « Mary, you have to understand one thing : it's my family ». Si la maison est toujours ouverte, c'est aussi pour pouvoir (s') en sortir. A bon entendeur, salut. Justement, la dernière scène fixe Mary tandis que les conversations s'estompent autour d'elle : ce n'est pas qu'on ne lui parle plus, c'est qu'elle n'a pas su entendre. Et là, il y a fort à parier qu'elle se sent de trop.

Une autre année s'est accumulée au passé pour Tom et Gerri ; et avec elle, quelques kilos et indélicatesses de trop. Dans ces temps qui précèdent la mort et la côtoient, on ne veut plus s'encombrer et le spectateur qui l'a compris en une ou deux saisons (le découpage « naturel » est à la mode) craint que l'automne et l'hiver ne soient un peu long ; il est trop tard pour ceux qui n'ont pas appris à vivre, trop tard pour accepter de vieillir. Bons vivants et good-cookers, Tom et Gerri empêchent le spectateur de déprimer avec les dépressifs et incarnent une vieillesse que ne hante pas le dépérissement – radieuse avec des bajoues, je vous disais de Gerri, plus hamster que souris.

Bien qu'ils n'aient pas de but ou peut-être précisément parce qu'ils n'en ont plus, ils n'errent pas ; n'avancent pas non plus mais (raison d'une certaine pesanteur, certes jamais lourde) résistent à la régression, dans leur forteresse du bonheur domestique/é. Même si leur vie est un peu en sous-régime intellectuel à mon goût, il ne faut pas chercher la décrépitude chez eux ; à la limite, ce serait plutôt l'immaturité chez les jeunes, d'ailleurs peu nombreux et pas si jeunes (aucun enfant n'est à déplorer). Le renversement qui rend les jeunes minoritaires a quelque chose de réconfortant dans notre société de jeunisme (passée la surprise du décalage : dans le Sud hors vacances scolaires, à ne voir que des têtes grises, on se croirait à la matinée des Guermantes).

Long, mais bon (...)

15 janvier 2011

Goûter un concert(o)

 

Maki.

La faute à Billy Budd : le concerto pour violon en ré majeur de Benjamin Britten m'est apparu sous un jour aquatique. Rassurez-vous, cela n'a rien assourdi, ni les percussions ni les archets, bien au contraire, et les chuintements ténus du violon de Janine Jansen, visiblement dans son élément (avec sa robe d'écume noire), se sont bien propagés ; j'étais dedans !

 

Sabayon.

L'Italie de Berlioz ou d'Harold, je ne sais, m'a parue quelque peu académique. C'est pendant que l'altiste soliste, planté bien droit, convoquait montagnes, ruines ensoleillées et autres paysages, que j'ai pensé à une métaphore culinaire pour exprimer ce que j'appelle d'ordinaire de la musique au partitif. Vous reprendrez bien de la musique ? C'est très lié et sans grande saveur : de la crème anglaise. Je trouvais que cela allait parfaitement pour une Italie importée d’Écosse jusqu'à ce que le deuxième mouvement vienne me tirer de mes considérations. La « Marche des pèlerins chantant la prière du soir » a cette beauté bouleversante du liturgique observé de loin, uniquement sous un jour esthétique. La nuit et la lueur jaune-orangée des vitraux d'une église. Une lanterne d'Aloysius Bertrand, peut-être. Un secret dont on aurait perdu le sens et qu'il faudrait répéter pour ne pas l'enfouir et permettre à quelqu'un, un jour, de le découvrir.

Mais comme toute beauté éphémère, la procession s'est éloignée de portée d'oreille, la parenthèse s'est fermée, la chuchotement a été recouvert et c'est pendant les deux derniers mouvements que j'ai décerné le maki, délice algué, à Benjamin Britten et transformé la  crème anglaise en sabayon, pour que le deuxième mouvement s'y découvre comme quelque fruit savoureux au milieu d'une crème pas mauvaise mais sans litote.

En bis, la suite pour violoncelle n°1 de Bach - pour violoncelle mais à l'alto. Je me demandais si j'allais l'entendre un jour en concert. Je me demande à présent si je l'entendrai un jour en concert jouée lentement, avec des moments très étirés presque en chute libre avant d'être rattrapés in extremis par le crescendo, histoire de nous donner le vertige. C'est comme avec les feux d'artifice, il faut apercevoir la retombée pour apprécier la fusée suivante - sinon c'est courir droit à la jouissance en oubliant le plaisir.

 

Farfalle tonde.

Ravel sert à Daphnis et Chloé un plat de farfalle tonde, c'est une évidence au-delà des mots (j'avais la forme de la pâte et pas le nom). Des formes riches et rondes qui miroitent avec force, c'est une mer déchaînée de tableau impressionniste ou un plat de farfalle tonde. Un moment fort, au figuré comme au propre.

René Gruau and the line of beauty

Titre parfait pour une exposition sur la collaboration du dessinateur avec Christian Dior. Alors que les illustrations cédaient la place à la photographie, le couturier et parfumeur a continué à confier ses publicités à René Gruau. C'est qu'il s'agit moins d'un illustrateur (sauf pour ses esquisses de « femme moderne » qui ont vieilli à côté de son éternel féminin) que d'un dessinateur qui a un trait épuré pour toute ligne de conduite. Simples et sûres comme des tracés de calligraphie, ses lignes souples donnent forme à des femmes d'une élégance folle. So chic !

[Diorissimo]

Un temps où l'on savait vivre, il suffit de voir les magnifiques cartes de vœux (faudrait que je me dépêche, la fin du mois va vite arriver) gaufrées avec incrustation de tissu pour s'en persuader. Du luxe mais aussi de l'humour, comme pour cette publicité où le traditionnel verre d'alcool a été remplacé par le flacon de parfum :

 

Parmi l'hommage rendu au dessinateur par des artistes récents, ma contribution favorite a été celle de Jasper Goodall :

Belle scénographie sur fond de tulle, en plus.

[  À la Somerset house, sur les quais de la Tamise]